Kesstate Epembia est né en 1996 dans le quartier Dragon, à Libreville, la capitale du Gabon. Celui qui se dit « balaise comme Yékini » (« Goom »), en référence à un ancien champion de lutte sénégalaise, est effectivement un grand gaillard baraqué dont la voix rappée, directement reconnaissable à son timbre haut perché, lui vaut parfois d’être comparé à Casey. Jogging, basket, montre imposante, médaillon serti de diamant avec la photo de son jeune fiston dedans, du haut de ses 25 ans, le Gabonais nous surprend. Tout dans sa posture (sourire franc et bienveillant, maturité de la cogite, humilité du propos) dénote avec son image de trashtalker (qui parle mal, NDLR) et ses textes à l’égotrip ravageur.
Bonne nouvelle, le meilleur rappeur de France est noir
« Plié en 5 »
Mauvaise nouvelle, le meilleur rappeur de France, c’est moi
L’un des rappeurs francophones les plus excitants du circuit a passé son enfance et son adolescence à Bellevue 2. Un quartier situé, comme Dragon, dans le 3ème arrondissement de la capitale gabonaise. « Elevé au Cérélac » (une poudre bon marché que l’on mélange à du lait ou de l’eau pour créer une bouillie pour enfants, NDRL), Kesstate estime qu’il a été « un gentil garçon dans un quartier difficile. Une zone délaissée par les pouvoirs publics où l’on peut rester trois à quatre semaines sans eau potable. Comme j’étais le dernier d’une famille de six enfants (d’où son nom de scène « Benjamin » NDRL), je n’avais pas le droit à l’erreur. A chaque fois que je faisais une bêtise, je me faisais recadrer avec mes grands frères. On me rappelait que, pour des gens comme nous qui venions d’un quartier où il y a beaucoup de pauvreté et de délinquance, l’école était ce qu’il y avait de plus important. »
Ma mère m’a appris à lire, mon père appris à compter
« Le pips »
Mes frères m’ont appris à m’battre, et appris à chanter (yeah)
J’suis préparé j’peux pas m’planter (non)
Ta course n’est pas gagnée d’avance, négro enchanté
J’suis pas une victime, j’suis rebelle depuis mes sixteen
Une affaire de famille
Si ses grands frères le « corrigent », ils vont l’influencer aussi, beaucoup. Et, surtout, lui donner envie de rapper. Car tous les trois ont, avant lui, appris à kicker : Say Cainri (aujourd’hui basé à Marseille), Boogie (à Libreville) et Cam, l’ainé, connu comme l’un des pionniers du rap gabonais. Avant de rejoindre le Collectif Systématique en 1999, puis d’entreprendre une carrière solo, Cam a débuté avec Wannickx, l’année même où Kesstate est né. Avant cela, Cam a vécu en France et en est revenu avec des valises pleines de cassettes, de CD et de magazines de rap français : « La Cliqua, Time Bomb, Secteur Â, Mafia K’1 Fry, etc. c’est par l’âge d’or du rap français que j’ai découvert le hip-hop. »
Résultat : à 10 ans, en 2006 donc, Kesstate est fan du français Sinik et on le reconnaît déjà comme le meilleur rappeur de son collège : « J’ai commencé comme ça. J’allais chercher les clashs. J’ai mûri mais j’ai gardé ce côté clasheur, provocateur. Je crois que ça fait parti de mon identité. Quand, parle exemple je cite Alpha (Wann), Nekfeu, Sneazzy (sur le titre « Plié en 5 », NDRL), c’est des mecs que je respecte. Mais comme on fait la même musique je considère ça comme de la compétition. J’ai envie d’être meilleur que ces mecs là et je pense que j’ai les armes pour, mais je ne nie absolument pas leur talent. »
Une manière de rappeler que l’égotrip n’est pas qu’un moteur de l’exaltation de soi mais bel et bien l’ADN du rap des années 90 et plus largement de la culture hip-hop. Une manière aussi de s’inscrire dans une sorte de filiation rapologique. Car dans ses textes, le benjamin de la fratrie enchaine les références au rap français : de Kennedy à Giorgio (« Lingots Part 2 ») en passant par Booba : “Booba a sorti le dernier album, ça y’est maintenant j’peux prendre le trône” (« Notorious »). Cette propension à aller tutoyer les numéros 1 ne se limite d’ailleurs pas à la scène française : « Eppsito » se place également dans la peau d’autres rappeurs, américains et New-Yorkais (Biggie, Nas, Jay-Z), dont il revendique directement les influences. Véritable amoureux du hip-hop, celui qui aura 26 ans cette année estime qu’il y a « une confrontation positive » entre son âge et ses influences : « Je suis de la génération de Lil Wayne et Young Thug (dont je suis un grand fan) et en même temps, grâce à mes frères, j’ai grandi dans un univers où on écoute du rap old school. Je pense que cela s’entend dans mon son.»
Après avoir fait des freestyles radio à Libreville et clashé des MCs sous le blase de Kesstate, notre benjamin sort, en 2013, l’album O.E.T.L.B (On est tous les bests) en duo avec Syanur. L’année d’après, comme ses frangins avant lui, il part en Afrique du Sud pour « appréhender une autre façon de fonctionner et pour apprendre l’anglais. En tant qu’auditeur de rap US, comprendre ce qu’un Nas ou un Jay-Z disait était vital pour moi. »
La fulgurante ascension d’un fan de « old school »
En 2015, à 19 ans, Benjamin Epps arrive à Montpellier, une ville universitaire du sud de la France où il commence une licence de sociologie : « à cette période, le hip-hop ça se passe principalement dans ma chambre où j’écoute et j’écris. Je commence à fréquenter les bars hip-hop et à faire des scènes ouvertes mais ça ne fonctionne pas. Et puis, un jour, je rencontre un mec dans un bar qui aime bien ce que je fais : Azeur. Il a un studio chez lui, on fait du son ensemble. Ensuite, je m’installe en Lorraine, à Bar-le-duc. Et, inspiré par Azeur, je m’équipe et commence à apprendre à tout faire tout seul : enregistrer, produire et mixer ma musique. C’est la première étape vers Benjamin Epps. » Car, à ce stade, « le dernier des Pygmées » (« Nation ») se cherche encore. Il rappe sous le nom de MC Crook, Jazzy et c’est sous le blaze de Benjamin Franklin qu’il sort la mixtape Noir (2017) puis le projet Paris n’est pas si loin (2018).
En décembre 2020, Le Futur décline en six morceaux la version définitive de « Epps » : aisance technique, prods boom bap dépouillées (et non pas trap ou UK drill dans l’air du temps), confiance certaine en ses capacités et sens de la formule qui fait mouche :
C’est dingue tous les frangins ont la haine d’eux même
« Tard le soir »
Alors ils veulent la moula et les Benjamins
Mes gars ont bossés toute la journée, ils ont pas vu la fin
Veulent imiter Scarface, genre ils ont pas vu la fin
Quelques mois plus tard, en avril 2021, notre faux rookie livre un deuxième EP, Fantôme avec chauffeur. Entièrement produit par Le Chroniqueur Sale (vidéaste dont la chaîne YouTube compte près plus de 90 000 abonnés, mais surtout beatmaker de talent), ce 7 titres doit son nom au film de Gérard Oury, sorti l’année de sa naissance : « Ne me demande pas pourquoi, mais quand j’étais petit, le film passait tout le temps à la télé. Je le voyais tout le temps et je l’avais toujours dans un coin de ma tête. Quand j’ai vu l’univers du Chroniqueur Sale, « fantôme avec chauffeur », ça m’a parlé de suite pour un duo avec un mec qui a une tête de mort. D’ailleurs, on a hésité à sampler des passages du film. Mais le processus est hyper long, faut demander des autorisations et on était pressé de sortir le projet. Des transitions avec les voix de Jugnot ou Noiret, ça aurait été cool. »
Dans la foulée, Benjamin Epps enchaine les collaborations avec Dinos, Sam’s, Selah Sue, Vladimir Cauchemar et même Santigold sur un titre de Busy P en hommage à feu DJ Mehdi. Une reconnaissance qui lui offre une exposition hors norme. Ainsi, en janvier 2022, au moment de sortir son troisième EP (presque entièrement produit par le duo de beatmakers marseillais Just Music Beats), Benjamin Epps a déjà à son actif une participation au concert Hip-Hop Symphonique et une prestation remarquée chez Colors.
En référence à la punchline prononcée par Kylian Mbappé en 2018 lorsqu’il jouait encore à l’AS Monaco, Benjamin Epps choisi d’intituler ce dernier projet Vous n’êtes pas content ? Triplé ! : « Ca sonnait bien. Et puis il y a dans cette phrase de l’assurance doublée d’un peu d’arrogance. Ça me résume bien je trouve », confie celui qui a rêvé d’être footballeur avant d’être rappeur « parce que tous les week-ends, tu as la garantie qu’il y aura du monde au stade. Les gens vont te voir, tu n’as pas besoin de promo ! »
Comme l’attaquant star du PSG, l’enfant de Libreville a connu un succès fulgurant. Les trois projets dévoilés en à peine plus d’un an ont tous été validés à la fois par la critique, le public et certains de ses pairs comme, tout récemment, Booba : « c’est toujours cool quand tu as la reconnaissance de gens qui ont fait le boulot avant toi. C’est une valeur ajoutée. Moi je suis pas né ici, j’ai absorbé toute la culture française à travers Canalsat, à travers la télé quoi ! Donc l’histoire est belle, incroyable même ! Alors, oui, je célèbre, je suis content », résume posément le MC.
Pour ne rien gâter, sur son dernier projet Benjamin Epps se paye le luxe d’une introduction sur-mesure signée Jadakiss. Le rappeur américain du groupe The Lox, le présente explicitement comme le « best rapper of France » (« Drillmatic »). « Arrivé comme un ouragan » (« Lingots Part.2 »), Benjamin Epps a semble t-il déjà réussi à imposer sa signature. Car n’en déplaise aux jaloux saboteurs : au-delà de la technique, de l’égotrip et des punchlines assassines, Benjamin Epps montre qu’il est franchement doué lorsqu’il dépasse ses propres références et qu’il livre sans filtre- mais d’une plume fine et aiguisée- ce qu’il a dans le ventre.
Dieu bénisse les enfants, ils sont le futur
« Dieu bénisse les enfants »
J’ai passé 20 ans, j’ai fait le plus dur
J’suis inquiet pour mes neveux et nièces, c’est violent à l’extérieur
Ils sont noirs, pour le monde entier, ils sont inférieurs
C’est la merde, personne n’est gentil
Les dessins animés nous ont menti
Pédophiles et prêtres pas repentis
Combien de gamins anéantis ?
J’vais élever des lions, pas des ients-cli
Donc on fait les sous pour éviter les coups
C’est pour ça qu’ma mère nous tirait les joues
Gamins et échec, c’est un lapsus
Pour élever nos enfants, pas b’soin d’un Bac plus
Reste, comme annoncé, à « prendre la couronne » (« Goom ») et à monter durablement mais sans concessions sur le trône. A ce jour, l’entreprise semble bien engagée. D’autant que là où d’autres auraient rapidement capitalisé sur le buzz pour livrer un premier long format, Benjamin Epps continue d’observer le rap game et d’attendre le meilleur moment « frapper ».
« J’ai pas envie de sortir des projets tous les trois mois parce qu’il faut sortir de la musique. Je sors le projet quand je le sens et j’ai envie de prendre le temps de travailler le format album car il faut être au clair pour un tel projet. Les gens ne savent pas qui je suis. L’idée serait de partir sur quelque chose de plus élaboré, avec un thème, un fil conducteur où je pourrais davantage me livrer. Donc, oui, l’album on y pense. Pour 2023. »
On sera là monsieur Epps.
Benjamin part bientôt en Triplé tour et fera un concert unique à Paris le 15 octobre 2022 à l’Élysée Montmartre.
À écouter en podcast pour une SessionLab RFI.
Retrouvez Benjamin Epps dans notre playlist Pan African Rap sur Spotify et Deezer.