Leur avion peut faire marche arrière, parce qu’il a un rétroviseur. Avant leur participation au Femua, Yodé et Siro (mais surtout Siro) sont revenus sur leur parcours, jalonné de chansons qui firent date. Histoire de poussins chocs devenus des coqs.
Le duo de choc – Dally Djédjé Gervais (aka Yodé) et Aba Decavailles Sylvain (aka Siro) fêtera bientôt 30 ans de carrière. Un sacré bout d’histoire pour des zougloumen qui ont sauté avec bonheur dans le train de ce mouvement musical, cette « danse philosophique » que leurs aînés – Didier Bilé et les Parents du Campus en tête – avaient lancé au début des années 90, quand l’université était en pleine ébullition. Il faut dire que leur rencontre doit autant au hasard qu’au destin (chacun tranchera comme il veut), puisqu’ils se sont rencontrés pendant les vacances, quelque part à Koumassi, attirés par le son des percussions des groupes de woyo (percus, bouteilles et voix…l’ancêtre du zouglou) qui ambiançaient le quartier. Les vacances finies, ils se découvrent voisins et se mettent à l’école des aînés comme Julien Goualo, ou les Surchocs… et comme ils sont encore collégiens et qu’on les appelle « poussins », alors ils se baptisent « les Poussins chocs ». L’un, Yodé, est appelé « petit » car sa voix ressemble fort à un autre Yodé, qui chante dans le groupe les Côcos. L’« enfant » Siro est taillé dans le même bois, celui des élèves et étudiants qui chantent leur condition dans un pays en crise, et qui grossiront les rangs de la FESCI (la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire). Leur histoire, et celle de leurs chansons, traverse celle de la Côte d’Ivoire, avec ses hauts et ses bas, ses jours de bonheur comme ses heures sombres. Elections, rébellion, politiciens qui une fois au pouvoir distribuent les prébendes à leurs affidés, séjours à Paris qui est dur comme caillou, le duo – qui était invité à échanger avec les élèves de Sciences Po Paris, est revenu pour PAM sur son parcours, à la veille de son concert au Festival des Musiques Urbaines d’Anoumabo le 13 mai.
ASEC-ASHANTI KOTOKO (1996)
La chanson Asec-Ashanti Kotoko revient sur les affrontements violents entre Ivoiriens et Ghanéens autour du match opposant l’Asec d’Abidjan et l’équipe d’Ashanti Kotoko. Au match retour, à Accra, les supporters ghanéens avaient lourdement molesté et battu les supporters de l’Asec d’Abidjan. En représailles, des Abidjanais s’en sont pris aux commerces et aux biens des ghanéens vivant en Côte d’Ivoire.
Siro : Le match Asec Kotoko c’était en 1993, et nous on a fait la chanson 3 ans après. C’était pour réconcilier les deux peuples : il fallait utiliser l’art et mettre un peu d’ironie dedans comme on aime le faire dans les chansons. Avant, chez les Ivoiriens, on aimait trop les femmes ghanéennes. D’ailleurs, l’Ivoirien qui fait palabre avec sa femme il va voir la femme ghanéenne. Il fallait mettre ça en comédie sans fâcher les gens.
On essayait de dégonfler les tensions et orienter les gens : on peut être amis sans avoir les mêmes opinions. Cela ne doit pas faire de nous des ennemis… Avec cet album, nous sommes devenus les meilleurs vendeurs de Côte d’Ivoire, cette année-là devant Alpha Blondy, et plus tard c’est Magic System seulement qui nous a battus avec Premier gaou.
Victoire (2000)
La chanson revient sur la compétition et même le gnaga (la bagarre) entre Satan et Jésus pour le contrôle des maquis et des cinémas d’Abidjan. Le tout en combat singulier dans les rues de la cité.
Paris (est dur comme caillou), 2000
Siro : Il y a eu cette chanson, et deux ans plus tard on a fait « Premier jour à Paris » sur l’album Antilaleka pour répondre à Asalfo, qui dans la chanson « Un gaou à Paris » faisait référence à « Yodé ».
Yodé : Avec tout ce que mes supporters m’ont dit, on a fait cette chanson pour le taquiner.
Siro : Sur l’album Antilaleka, il y a aussi « Tu sais qui je suis ». L’esprit de la chanson : à l’époque notre manageur était le fils d’un pionnier du PDCI et là il fallait dire quelque chose sur l’ivoirité (concept de la préférence nationale théorisé par des intellectuels dans l’entourage du président Henri Konan Bédié, et exploité par la suite à des fins politiques, ndlr) et nous avons fait « tu sais qui je suis » pour dire qu’on venait tous de quelque part parce que notre indépendance n’est arrivée qu’en 1960, et quand on regarde le peuplement de la Côte d’Ivoire, chacun est venu de quelque part : les Akans du Ghana, les Malinkés du Nord, d’autre sont venus de l’ouest, etc… donc nous avons des frontières tellement récentes que dire à quelqu’un qu’il n’est pas ivoirien n’avait pas de sens, il y a des Kouamé (prénom akan, ndlr) en Côte d’Ivoire comme au Ghana. Notre producteur ne voulait pas sortir la chanson…et on l’a faite sortir quand même. Ca a été dur, car nos albums étaient interdits, mais…
Yodé (poursuit) : mais en Côte d’Ivoire, quand ça commence à être interdit, c’est là où ça commence à marcher (rires…)
Président (2005)
Siro : Après l’élection de Gbagbo (2000, ndlr), on a chanté la bonne arrivée au président. Ça disait : Tu es arrivé, avant tu étais spectateur dans les tribunes, aujourd’hui tu es sur le terrain. Tu disais : les défenseurs ne sont pas puissants, le milieu tourne mal, les attaquants sont nuls, mais aujourd’hui tu es là. On espère que ta femme n’ira pas faire le marché à Paris comme celle d’avant, car nous on a tout ce qu’il faut à Abidjan. On a donc donné ces conseils. Il y a eu un peu de tension entre l’entourage de Gbagbo et nous. C’était pas méchant, mais il y avait des carreaux dedans car même si on utilise des formules pour ne pas trop blesser, il y a de l’ironie quand même. Et quand y a eu la rébellion (septembre 2002, ndlr), nous qui chantions toujours pour le peuple on ne pouvait pas prendre partie pour la rébellion parce que les arguments qu’on nous avançait pour la justifier n’étaient pas valables pour nous. Mon père restait en France parce qu’il ne pouvait pas rentrer, il était opposant, mais il n’a jamais pris les armes pour rentrer. Pour nous, la rébellion n’était pas salutaire…
Vous avez alors enregistré des chansons « patriotiques » qui prenaient parti contre la rébellion. Entre 2002 et 2004, il y a de nombreuses cassettes de ce genre qui sont sorties…
Siro : C’est nous qui avons commencé ça : on a appelé des artistes comme Pat Sacko…. Et on s’est mélangé. Un peu plus tard, en 2007, on a sorti « si tu es voleur, on va t’appeler voleur »
Siro : C’était chaud sur le pays, le Président venait de l’opposition, mais le peuple grognait parce qu’on trouvait que les hommes avec lesquels il travaillait se faisaient trop de thune, leur compte en banque avait trop grossi. Il fallait interpeller le Président en disant « nous, c’est toi que nous avons voté, et tu as fait le choix de travailler avec certaines personnes, donc tu dois etre comptable de tes choix. Si tu as choisi voleur, nous on va t’appeler voleur ».
On entend souvent : c’est pas la faute du président, mais de ses conseillers…
Siro : Voila ! Or c’est lui qui a choisi ses conseillers. Donc chacun doit être responsable.
Le Président c’était Gbagbo, et les voleurs c’est tous ceux qui étaient autour de lui.
C’est un peu la même chose qu’on reproche à Ado (Alassane Dramane Ouattara, président depuis 2011, toujours en poste), il est resté longtemps avec ses compagnons de lutte, et il cherche à les récompenser. Et c’est ça qui a envoyé la fissure.
En 2007, on a aussi sorti l’album Sign’zo sur lequel il y avait « Quel est mon pays ? » qui parlait des métis, tous ceux qui ne sont pas « de père et de mère » ivoiriens pour reprendre l’expression de l’époque. Donc un métis n’a pas le droit d’être président quelque part ? Or notre société se métisse, de par les couleurs, les ethnies, parce que nous sommes dans une société ou un Ivoirien peut-être amené à aller travailler au Ghana, au Burkina. Il peut croiser sa femme là-bas, il va faire des enfants … donc ça va faire de ses enfants des étrangers ? étrangers au Burkina , et étrangers en Côte d’Ivoire ? ou bien c’est des enfants frontière ? C’est ce qui nous a inspiré la chanson « quel est mon pays ? ».
Entre 2007 et 2020, on vous avait perdu de vue…
En 2010, après la campagne électorale on était en tournée aux Etats Unis. Quand il y a eu le feu, on est resté calé sur Paris. On avait même fait un 13 titres, et il y a eu des soucis avec l’arrangeur et le producteur. Donc ça n’est jamais sorti. Quand il y a eu la caravane de la paix en 2014, on est rentré. On avait tout laissé depuis, on avait tout perdu. C’est A’salfo (le leader de Magic System) et « Ams » (Amadou Coulibaly, ministre de la communication aujourd’hui) qui sont venus nous voir pour dire « aujourd’hui nous lançons la campagne de la réconciliation, on a besoin d’un symbole fort ». Il fallait qu’on vienne, on a donc fait la caravane. Puis on est revenus ici où l’on avait créé des attaches, et puis après 6 mois on est repartis au pays, pour recommencer à zéro. Quand tu rentres, il faut prendre le temps de t’asseoir, d’observer, ne pas dire ce que les gens pensent mais dire ce que toi, tu vois. Il nous a fallu 5 ans pour ça, et trouver l’argent pour produire l’album, créer notre structure…. et on a fini par sortir l’album (Héritage, ndlr) en 2020.
C’est à ce moment-là que vous êtes condamnés à un an de prison avec sursis, pour avoir interpellé lors d’un concert, le procureur de la République, en mettant en doute son impartialité…
Nous ça nous a rien dit. Le lendemain on a fait appel. Ça va rester comme ça.
On a « appelé » mais personne n’a répondu. Le président n’était pas au pays. On avait indexé le Procureur de la République, Adou Richard, parce qu’on avait vu des choses qui ne se passaient pas bien et on les a dites. Ca l’a énervé, alors ils nous ont traduits en justice et nous avons répété à la justice ce que nous avions dit. On a eu la condamnation, on a fait appel, et jusqu’à présent on est là comme ça.
Pensez -vous avoir été entendus ?
Oui je pense qu’on a été entendus car depuis la sortie de « Président on dit quoi » aujourd’hui quand tu regardes, les choses commencent à changer en Côte d’Ivoire, au niveau des directeurs nommés etc.. . Souvent les gens prennent les choses au premier degré mais ça permet aussi au Président d’entendre : tu as fait cinq ans tu peux récompenser tes amis de lutte, mais après les cinq ans on ne récompense plus, maintenant on passe au travail. Dix ans de récompense, c’est trop, on ne peut pas vivre dans un pays de récompense.
Ils ne s’attendaient pas à ça, on a sorti l’album. Avant sa sortie, personne ne l’avait écouté, même nos manageurs. C’était Yodé, moi, l’arrangeur et le technicien, personne d’autre ne rentrait en studio. Donc on a fait une conférence de presse, et le cd sortait le lendemain. Pour qu’on n’ait pas trop de problèmes, on a donné le CD au ministre de la défense, Ambak (feu Ahmed Bakayoko, ndlr) mais quand on le lui a donné on savait bien qu’il n’aurait pas le temps de l’écouter avant le lendemain (rires).
Vous êtes de passage à Paris, c’est devenu un peu chez vous, même si c’est « dur comme caillou » ?
Là ça faisait deux ans qu’on n’était pas sortis de Côte d’Ivoire : on est venus pour un concert, on avait deux trois trucs à faire, des bilans de santé aussi, croiser des copains, trouver des collaborations, trouver des contacts pour notre fondation car on s’est lancé dans le reboisement, pour aider notre pays à sortir de la déforestation et pour aider le climat mondial à se porter mieux.