RAPZA : le jeu sur le mot rap et le terme rabza (arabe en verlan) dit bien la double culture musicale des deux animateurs de ce podcast aussi original qu’instructif. D’une part, Hajer Ben Boubaker qui affirme être constituée à « 50% de rap et 50% de musiques arabes ». Toujours fidèle à son 18e arrondissement natal, elle se définit comme « une enfant de la Scred » (en référence au groupe de hip-hop parisien Scred Connexion). Productrice chez France Culture, elle est aussi chercheuse, spécialiste des musiques arabes qu’elle analyse à travers le prisme sociohistorique. En 2018, elle se lance dans l’aventure Vintage Arab, une émission construite sur des playlists qui racontent toute une époque : celle des luttes menées dans différents pays arabophones. Quant au second, Bachir, il est DJ et mixe pour le média ABCDR du son. Passionné de rap, ce créateur des « The Only Mixtapes » est également animateur radio. Dans leur podcast Toukadime, qui signifie « présenter » en arabe et qui fête son dixième anniversaire cette année, DJ Bachir et DJ Krimau font vivre leur collection de disques vinyle, tout droit venus d’Afrique du Nord. Voilà pour leurs états de service. Ensemble et pendant trois épisodes et demi, Hajer et Bachir, véritables mélomanes, évoquent la longue histoire des samples de musiques arabes dans les morceaux de rap, en France comme aux États-Unis. Interview.
Est-ce que vous pouvez tout d’abord présenter votre rapport au rap et aux musiques arabes ? Comment vous est venue l’idée de préparer la série « RAPZA » ?
Hajer : Pour ma part, c’est deux vieilles histoires d’amour. Les musiques arabes, c’est d’abord un héritage familial, que j’ai développé par la suite, alors que le rap correspond à une découverte personnelle. Contrairement à Bachir, j’ai tendance à n’écouter que du rap français. Pour les musiques arabes, ça peut aller de l’Afrique du Nord au Proche-Orient dans une diversité de genres musicaux. Bachir, que je connais depuis que Vintage Arab existe, m’avait envoyé un message pour me dire : « C’est bien ton podcast, tu connaîtrais pas le sample sur cette chanson ? » (Rires). C’était « Le prédateur isolé » de La Rumeur, un groupe que j’adore. Par la suite, on avait fait un podcast sur Farid El Atrache, qu’on aime beaucoup. Finalement, je lui ai proposé de faire une émission sur les samples de musiques arabes dans le rap, pendant le premier confinement.
Bachir : Je ne vais pas paraphraser Hajer, la musique arabe, c’est la musique dans laquelle tu baignes. Adolescent, je m’approprie Farid El Atrache. Limite, je veux être plus calé que mon père. Le rap, c’est ma colonne vertébrale. Ensuite, on a créé Toukadime… Dans RAPZA, on voulait présenter les musiques arabes et le rap de façon sérieuse, avec la technicité de Hajer. L’idée étant de dépasser les représentations qui existent autour de ces musiques, sinon, on est deux couscoussières ambulantes !
Hajer : (Rires) Il y avait des articles qui évoquaient les samples dans le rap français et qui étaient plutôt centrés sur le 113. D’ailleurs, c’est Bachir qui a découvert le sample de Rim-K (rappeur membre du 113, NDLR) ! Bach’ a balancé Rim-K ! Personne n’avait capté qu’il avait repris « Harguetni Eddamaa » d’Ahmed Wahby dans « Tonton du bled ».
Bachir : Je suis revenu du Maroc avec plein de disques que je ne connaissais pas, que j’écoutais en faisant mon repassage et en entendant la boucle, je me suis dit : « Je connais, c’est quoi déjà ? » Et sur le disque, Rim-K était qualifié de « coproducteur ». Par la suite, on a pu confirmer ça lors d’une interview pour l’ABCDR du son : il avait expliqué avoir apporté les disques de son père à DJ Mehdi, qui s’est chargé de faire un tri avant de choisir la boucle d’Ahmed Wahby.
Vous évoquez aussi les samples de titres de Fairuz. Comment expliquez-vous l’attachement de plusieurs rappeurs français d’origine nord-africaine à cette chanteuse libanaise et notamment à son titre « Zahrat el Madaen », en hommage à Jérusalem ?
Hajer : J’ai une partie de la réponse pour Haroun (un des membres de la Scred Connexion, qui dans son titre « Au front » reprend la chanson de Fairuz citée plus haut, NDLR), chez qui le sample de Fairuz est le plus perceptible. J’ai reçu un message de la femme de Haroun, qui nous félicitait et nous disait que nous étions les premières personnes à avoir compris son choix, dû à son environnement familial, à la symbolique de la chanson… Il s’agit de l’un des titres les plus incontournables du XXe siècle dans les mondes arabes, marqués par la guerre des Six Jours en 1967 et par l’évolution de la situation en Palestine. La Cisjordanie et Gaza sont occupés, l’Égypte perd le Sinaï, la Syrie perd le Golan. La chanson a d’ailleurs été commandée par le président égyptien Gamal Abdel Nasser, pour fédérer les troupes et les appeler à relever la tête face à la défaite, d’où le côté théâtral et guerrier, inspiré par les opérettes militaires. Je pense que c’est ce qui a été recherché par Haroun. D’ailleurs, sa chanson s’appelle « Au Front ». Je pense que ça correspond bien à ce qu’il voulait retranscrire concernant l’ambiance. Je crois aussi qu’il y a quelque chose de facilement « samplable » chez les Rahbani, l’époux et le beau-frère de Fairuz qui sont derrière ses compositions.
Bachir : En intro, c’est parfait, le sample est très long, sur plusieurs mesures, à ce moment-là, il sait ce qu’il fait, ça colle avec une sonorité rap, il n’est pas à côté de la plaque….En fonction des évolutions du rap américain, ce qui est samplé n’est pas la même chose sur un même morceau. On va y chercher de la flûte, des scratchs, des violons… Le rap, c’est aussi ça.
Vous insistez également sur les liens très forts entre le rap français et la musique algérienne. Est-ce qu’il s’agit selon vous d’une démarche politique, visant à lier le destin des Africains vivant sur le continent et des membres des diasporas résidant en France ?
Bachir : Le rap, c’est une musique d’opportuniste et je ne le dis pas de façon péjorative. Si j’utilise le terme d’opportunisme, c’est parce que la portée politique arrive en deuxième ou troisième temps. Dans « Tonton du bled », DJ Mehdi est tunisien et Rim-K est algérien. C’est intéressant. Je pense vraiment qu’ils se disent au début : « On va faire un morceau qui va défoncer. » Mais c’est aussi un héritage, la façon dont tu l’assumes… Pour moi, Rim-K est le premier à assumer. IAM, c’était beaucoup plus fin, là où le 113 arrive avec un refrain ultra catchy. Le côté politique réside plutôt dans le fait de se dire : « Ça, c’est nous, les enfants d’immigrés, les quartiers de France et je t’emmerde. » Et en même temps : « Je prends les samples que je veux, quand je veux et où je veux. » Mais Chuck-D définit aussi le rap comme le « CNN de la rue ». Il peut avoir l’objectif d’informer. La Rumeur faisait partie des premiers à évoquer le massacre du 17 octobre par exemple.
Hajer : Oui, je pense comme Bachir. Je crois qu’on ne peut pas forcément faire de projection et en même temps, en matière de mémoire, le titre sort en 1999, on est encore en pleine décennie noire (1991-2002, décennie marquée par la guerre entre le gouvernement et les groupes islamistes, dont les civils furent les principales victimes, NDLR). Il s’agit de l’histoire de l’immigration algérienne en France et des enfants maghrébins de façon générale. Rim-K dédie ce morceau « aux disparus et aux mamans » et je trouve ça important de le noter : ce titre apparaît à une période durant laquelle beaucoup d’Algériens ne rentraient pas en vacances, là où les Marocains et les Tunisiens rentraient au pays. Je ne sais pas s’il y a une volonté ferme de manière plus globale dans le rap… La Rumeur est à part, mais le rap français est quand même beaucoup plus centré sur la condition des enfants d’immigrés, sur le fait d’être arabe, noir, de faire partie de l’altérité en France. Dernièrement, j’écrivais sur MBS, l’un des premiers groupes de rap algérien, et sa collaboration avec Rim-K. Ce dernier parle de la révolution algérienne et de la situation avec la police en France, donc il y a un truc quand même. De là à dire que c’est constamment pensé… Mais oui, il y a toujours une trace de l’histoire africaine. Beaucoup de chercheurs qui bossent sur le rap parlent de post-colonialité pour parler des titres de certains artistes.
Bachir : Il y a aussi eu quelques morceaux de rappeurs qui racontaient le retour au pays, comme Ekoué de La Rumeur avec le titre « Blessé dans mon égo », un morceau fondateur dans le rap, où l’on s’autorise à se demander : « Comment ça se passe pour un mec comme moi quand je retourne au bled, quand je n’y vais pas ? ». Fabe le fait aussi pour quelqu’un qui découvre la Martinique. Le 113 correspond au groupe qui l’a le plus cristallisé. En 1996, on a eu Yazid avec le morceau « Je suis l’arabe ». La pochette du disque, ça fait Al-Jazeera un peu (rires). C’était plutôt une affirmation. Mais Rim-K, c’est celui qui a fait entrer ce thème et cette musique dans toutes les chaumières de France, il a collaboré avec plusieurs artistes, qu’ils soient connus ou pas, avec Cheba Zahouania, Cheb Khaled, Moumen…
Dans votre podcast, vous nous faites écouter le titre « Gambetta » du rappeur franco-marocain Mister You. À l’heure actuelle, avec les tensions que l’on connaît entre les gouvernements marocain et algérien, pensez-vous que le rap et le raï constituent un espoir panafricain ?
Hajer : En tant que Tunisienne, je suis totalement exclue ! Ou la mieux placée pour répondre, car on a des embrouilles avec personne (rires). C’est sûr qu’en tout cas, une musique comme le raï, qui a certes été formalisée à Sidi Bel Abbès, c’est un patrimoine commun. Les Tunisiens ne se sont pas essayés au raï, là où les Marocains ont de grands chanteurs de raï, au même titre que les Algériens. Hadj Meliani, un excellent chercheur qui nous a récemment quittés et qui a beaucoup travaillé sur le raï, affirmait que ce genre a été au croisement de beaucoup de choses, dont les musiques marocaines, de la région d’Oujda. Quoi qu’il se passe politiquement, ça reste important. D’ailleurs, Mister You a tourné le clip à Oran, dans le quartier Gambetta, où Cheb Hasni a vécu toute sa carrière, avant de périr. Ce n’était pas forcément évident pour Mister You de tourner ça en Algérie, mais il y tenait. Le clip constitue autant un hommage à Cheb Hasni qu’à la ville d’Oran, d’ailleurs.
Bachir : Oui et Mister You, je pense qu’il sait ce qu’il fait politiquement. Cheb Hasni est iconique, en se l’appropriant, il est conscient qu’il peut toucher énormément de personnes, tout en délivrant un message d’unité. C’est aussi l’ADN du rap. On le voit avec Rim-K qui a toujours affirmé « Maghreb United », Issam avec son clip « Trap Beldi », où les mecs posent avec des maillots du Maroc et de l’Algérie. C’est aussi pour dire : « Les problèmes des peuples marocain et algérien présentent des dénominateurs communs, on s’en fout des conflits entre les gouvernements. »
Vous revenez également sur une Histoire que l’on connaît beaucoup moins : les multiples liens entre le hip-hop américain et les musiques arabes, notamment avec l’un des plus grands producteurs des États-Unis, Timbaland. Comment expliquez-vous cet engouement pour les mélodies arabes aux États-Unis ?
Hajer : Dans les années 90, il y avait un délire orientalisant assez important aux États-Unis, très empreint de spiritualisme. C’est une période durant laquelle tout le monde devient bouddhiste, s’intéresse au soufisme… On traduit Rumi dans une traduction fausse et épurée du côté islamique, on fait lire du Khalil Gibran dans les mariages… Il y a une vraie fascination pour un Orient qui n’existe pas. Je pense que les rappeurs étaient mine de rien influencés par une ambiance générale qui était clairement tournée vers un truc fantasmé qu’ils n’arrivaient pas trop à déterminer. Les Indiens… Les Arabes… C’était pareil.
Vous rappelez aussi le procès opposant Jay-Z et le producteur Timbaland au neveu du compositeur Baligh Hamdi, Osama Fahmy, accusant le rappeur américain de plagiat. Est-ce que vous considérez qu’il s’agit d’appropriation culturelle ?
Bachir : Le rap, c’est une musique d’appropriation culturelle. Il y a un bouquin qui compare les samples à des greffes. Tu peux récupérer le cœur, les reins de quelqu’un, ça ne va pas entraver qui tu es, mais ça va changer un trait de ta personnalité. Le sample, c’est la même chose, ça te nourrit. On a eu une longue discussion avec Hajer là-dessus. C’est mon côté rap. Que ça soit un mec qui tape sur sa casserole au fin fond de l’Afrique du Sud ou un instrument d’Agadir, je ne le vois pas comme du vol, mais comme de l’opportunisme intelligent.
Hajer : Le rap, c’est une musique de pauvre à la base, c’est pour ça que je tolère plus que pour d’autres genres. En revanche, ce qui me dérange dans le cas de « Big Pimpin’ » de Jay-Z avec le sample de « Khosara Khosara » d’Abdel Halim Hafez, c’est : tu te fais choper, c’est le jeu, donc tu payes de manière correcte. Pour moi, ce n’est pas un comportement de bidouilleur, mais de riches Américains qui ne veulent pas payer à la hauteur de leurs revenus colossaux.
Bachir : C’est plus complexe. Ils avaient payé le label à la base. C’est bien après que l’ayant droit s’est réveillé, concernant les propos de la chanson qui n’étaient pas en adéquation avec les valeurs d’Abdel Halim Hafez. Pour moi, c’est un procès qui est fait au rap, pour dire qu’ils font de la musique indécente. Mais c’est un genre populaire qui s’affranchit de certains codes.
Hajer : Je ne pense pas que l’argument moral soit un procès fait au rap, c’est surtout qu’ils avaient plus de chance de gagner en utilisant l’argument d’attentat à la pudeur, de l’islam notamment du point de vue de la juridiction égyptienne. C’était, à mon sens, surtout stratégique.
Bachir : Oui, c’est clairement stratégique. Le rap, c’est une musique de capitaliste, il ne faut pas se leurrer. Désormais, les samples permettent de montrer que tu es tellement riche que tu as les moyens de payer de grosses boucles, comme celle de « Try a Little Tenderness » d’Otis Redding dans « Otis » de Jay-Z et Kanye West.
Suivez Vintage Arab et Toukadime, sans oublier d’écouter la série « RAPZA : Une histoire de samples arabes dans le rap ».