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The Pan African Music Magazine
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PAM présente : Molotof, branché sur l’énergie du Caire

Au Caire, entre désillusions post-révolutionnaires et créativité musicale débridée, le jeune producteur électronique Molotof se raconte dans un film, réalisé par Arthur Larie et Bastien Massa. Un documentaire PAM, à voir absolument.

« Molotof, j’écoutais ce qu’il faisait avant de faire sa connaissance », confie Arthur Larie, un des deux réalisateurs de ce film documentaire consacré à Molotof, premier épisode de la collection de portraits produite par PAM, et baptisée « Off the Map ». « J’adorais sa production musicale rap, qui dépassait largement la musique mahraganat habituelle, avec sa vibe plus personnelle, acide, électronique. On voulait le rencontrer depuis pas mal de temps, pour mettre en lumière son travail, ici en France. On a tracé au Caire pour le rencontrer dans le studio où il venait de s’installer. Là, les choses se sont faites très vite. Et naturellement surtout. »

Le Caire, nid de sons

« Molotof, sa musique cartonne en Égypte et il fait des millions de vues sur YouTube », explique Bastien Massa. « Mais c’est un mec comme nous, posé, accessible. » Comprendre la musique de celui qui signait des beats pour les trappers Marwan Pablo ou Wegz avant de partir dans l’électro, c’est plonger dans le ventre du Caire, ville-monde assourdissante de cris, où les aigus des klaxons et des sonneries jouent aux côtés des infrabasses de moteurs diesels déréglés. Le jeune producteur l’explique lui-même en introduction du documentaire : « quand j’ai commencé à comprendre la relation entre la musique et la société, j’ai commencé à tout voir différemment ».

Molotof © Arthur Larie

« C’est simple », ajoute Arthur. « Au Caire, si tu te poses dans une rue bondée et que tu tends l’oreille, il faut ajouter peu de choses pour obtenir du mahraganat. » Le mahraganat (littéralement « festival » en arabe) est un déluge de beats effrénés et de paroles harangueuses autotunées, devenu la caisse de résonance de toute une génération populaire, la même qui se réunissait entre autres Place Tahrir, au début des années 10. « Le mahragan, c’est une énergie, un souffle, des rythmes hyper saccadés, des lyrics puissants », explique Bastien. « Le Caire est une cité réputée pour avoir de très très gros décibels », précise Arthur. « Tu peux tomber en transe au coin d’une rue, sur un marché, porté par le rythme des embouteillages, des vendeurs ambulants et de leurs hauts-parleurs. Le ventre de la ville hurle. Tout ce bordel sonore peut te faire partir en transe. C’est dingue mais crois-moi, ça nous est déjà arrivés. »

Le mahraganat ou la bande-originale d’une virée au Caire. Présent dans les quartiers populaires de la capitale avant la révolution, le genre a porté le soulèvement social. Bien que biberonné à cette musique hautement inflammable, Molotof « n’en reste pas moins un artiste au creuset d’influences assez variées », expliquent en choeur les deux réalisateurs. « Il est né dans une banlieue du Caire, industrielle et polluée. C’est un gros supporter de foot et un ultra. Mais, en même temps, il est issu d’un milieu spirituel, lettré, avec un grand-père auteur, ainsi qu’une mère qui écrit elle-aussi (on la  découvre dans une très belle séquence du film, NDLR) . Ça, c’est pour le lieu et l’environnement proche. Mais pour vraiment comprendre Molotof et sa musique, il faut ajouter un troisième volet déterminant, qui est le contexte social. »

Molotof et sa mère © Arthur Larie
Après le printemps, l’hiver égyptien

Ici, on ne peut faire l’économie d’un petit rappel des faits politiques qui ont jalonné les dix dernières années du pays : en 2011, la révolution égyptienne provoque la chute de Hosni Moubarak. En 2012, Mohamed Morsi, issu de la Société des Frères musulmans est – démocratiquement – élu président. En 2013, il est renversé par un coup d’État militaire, mené par le maréchal Abdel Fattah al-Sissi. Entre procès de masse expéditifs et nombreuses condamnations à mort, Al-Sissi dirige depuis l’Égypte d’une main de fer. Militants associatifs, alternative politique ou journalistes… La moindre tentative d’opposition y est violemment réprimée, en toute impunité. Depuis sa prise de pouvoir, des organisations non gouvernementales du monde entier – jusqu’à l’ONU –, dénoncent des violations des droits humains, perpétrées par les autorités égyptiennes. On sait désormais que le peuple égyptien n’a pas triomphé Place Tahrir. Le philosophe Alain Badiou concluait ainsi l’expérience révolutionnaire égyptienne : « une victoire politique ne peut pas être seulement définie par la défaite de l’ennemi. Elle doit avoir un contenu propre.* » En Égypte, un dictateur en a simplement remplacé un autre. Le vrai gagnant ? Le régime dictatorial, qui s’est contenté de changer d’hôte. Le niveau d’autocratie, lui, n’a pas scillé. Au contraire. Après tout, n’oublions pas qu’Al-Sissi n’est autre que l’ancien directeur des services de renseignements militaires… du président déchu Moubarak.

Molotof a grandi au cœur de cette dépression historique. Jusqu’à développer la sienne, confirme Bastien : « la révolution a eu un impact très fort sur lui. La période qui a suivi l’a traîné dans une phase de dépression. » « Durant le soulèvement, il était constamment dans la rue, à échanger, à vivre des moments hypers fort de liberté, d’échange, de rassemblement, de fête », ajoute Arthur. « Et d’un coup, tout s’arrête. Se réunir devient dangereux, les rues deviennent violentes. Il faut rester cloîtré chez soi… Et les projections d’un avenir meilleur s’effacent. Alors que le pays sombre, la jeunesse déprime. La dépression de Molotof, elle est exprimée dans le film à travers son témoignage, et c’est d’ailleurs courageux de sa part de se livrer ainsi, mais il faut savoir qu’une large partie de la société égyptienne souffre également, en silence, de cette morosité ambiante. »

Le Caire © Arthur Larie

Malgré ses failles, Molotof n’a jamais quitté le chemin du studio. Le musicien, affranchi des productions rap de ses débuts, compose désormais des productions électroniques, technoïdes, dont les abstractions, moins bavardes, semblent plus en adéquation avec une sensibilité à fleur de peau et un parcours de vie et des influences plurielles. « La jeunesse égyptienne, ainsi que toute une génération créative ont assisté à un bouleversement social », commente Arthur Larie. « L’expérience politique, même si elle n’a pas été transformée, a néanmoins été vécue. » On le sent d’ailleurs dans les discussions, les complicités amicales de Molotof que le film dévoile.

« Peut-on dire d’une révolution qu’elle est perdue à jamais ? » Pour Bastien Massa, « il est trop tôt pour enterrer le soulèvement. On ignore ce qui a vraiment changé et quelle lame de fond travaille réellement le pays. Des lignes ont bougé. Quelque chose pourrait jaillir, à nouveau. » La musique de Molotof, qui sait, en fournira peut-être la bande son ? Pour vous en faire une idée, PAM vous donne rendez-vous avec lui sur Youtube.

* écouter et voir « Comment vivre et penser en un temps d’absolue désorientation ? » séminaire dirigé par Alain Badiou à La Commune d’Aubervilliers (Session du lundi 7 février 2022).

par Théophile Pillaut, 7 avril 2022

© Arthur Larie
© Arthur Larie
© Arthur Larie
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