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Palm-wine, une histoire à donner le tourni
Kumasi Trio

Palm‑wine, une histoire à donner le tourni

Marins krou, guitares des Portugais et rythmes fantis… Ainsi commence l’histoire enivrante de la palmwine, un groove au doigté propre au golfe de Guinée, qui engendra les musiques juju, highlife et maringa, encore populaires aujourd’hui.

Au début du 20e siècle et alors que prospèrent les villes portuaires de la côte Ouest de l’Afrique, un nouveau style musical autochtone surgit des eaux salées : la musique « palm-wine ». Ce qui au début n’était qu’une musique pour animer les soirées dans les bars interlopes des docks où marins, dockers et autres prolétaires se réunissaient autour de verres de palm wine – le vin de palme, une boisson alcoolisée laiteuse et sucrée – s’est transformée en un phénomène transnational, donnant naissance à des genres locaux dans toute l’Afrique de l’Ouest.

Marins du peuple krou, guitares des Portugais, doigté des Fantis

L’histoire commence avec cette bonne vieille six-cordes qu’on appelle « guitare ». L’adaptation de la guitare occidentale par les marins krous du Libéria (ainsi qu’au Sierra Leone et Gambie) a été le premier pas vers l’émergence de la palm-wine en Afrique. Les membres du peuple krou, qui excelle dans la navigation maritime, sont dès le 18e siècle régulièrement embauchés sur les grands voiliers européens sur leur trajet au large des côtes ouest-africaines. Le nom de leur communauté proviendrait d’ailleurs du terme que les Occidentaux utilisaient pour les dénommer sur les bateaux : le « crew » (en anglais, « l’équipage »). En reálité originaire de plusieurs tribus – dont les Klao, Bassa et Grebo – le peuple krou conservera son indépendance en résistant aux tentatives de mise en esclavage par les Occidentaux, allant jusqu’à arborer fièrement des tatouages sur le front et le nez afin de se distinguer en tant qu’hommes libres principalement employés pour leurs services de navigation. Et c’est précisément au cours de ces croisières que ses membres allaient apprendre à jouer des instruments peu encombrants que les marins européens amenaient avec eux à bord, et notamment l’harmonica, l’accordéon et la guitare.

Quand les marins krou firent escale sur la Côte-de-l’Or (aujourd’hui Ghana), ils se mélangèrent au peuple fanti, installé sur les régions côtières d’Accra et Sekondi-Takoradi. Auprès des locaux, ils apprirent le « cross-fingering », une technique de doigté spécifique de la seperewa (ou sanku, la harpe-luth traditionnelle), qui consiste à alterner rapidement pouce et index de la main droite, et la reproduisirent sur les six cordes des guitares léguées par les Portugais. Les Fantis étaient également réputés pour leur jeu des percussions traditionnelles, qui accompagnaient les longs voyages en haute mer. Naturellement, alors que fusionnèrent les percussions des Fantis avec les guitares et accordéons des marins krous, un nouveau genre émergea : le osibisaaba.

Osei Kwame Korankye, maître ghanéen du seperewa

Dans le même temps, alors que les Krous continuent leurs périples maritimes dans les différentes villes portuaires d’Afrique de l’Ouest, le tout nouveau son se répand, souvent associé aux chansons de marins qui donnent du cœur à l’ouvrage pendant le travail. Ce genre hybride surgit également dans des villes comme Freetown et Lagos, où les mêmes marins krous trinquent avec les locaux, leur enseignant la technique du pincement à deux doigts et les suites d’accord déjà populaires comme « Mainline » et « Dagomba ». Au gré des débarquements, de la terre ferme à la haute mer, ces chansons seront charriées et remodelées par les vagues et les courants du littoral. D’aucuns voient dans ce jeu de guitare innovant l’embryon de nombreux genres musicaux aussi éloignés géographiquement entre eux que la rumba-soukouss congolaise et le makossa du Cameroun. Ces hommes et ces moments perdus dans les embruns de l’histoire et avec eux les ondes sonores noyées au creux des vagues : le prototype stylistique et rythmique de la fusion Fanti-Krou était désormais prêt à être expérimenté. 

La naissance de la palm-wine et l’essor du highlife

Voilà qui nous amène directement à la palm-wine, une variante qui a gagné en popularité dans les années 1920, lorsqu’un marin krou anonyme entreprend d’enseigner cette toute nouvelle technique au guitariste ghanéen Kwame Asare, alias Jacob Sam. Doté d’un immense talent et d’une capacité d’innovation impressionnante, Kwame a inventé de nombreux styles une fois qu’il a franchi cette porte nouvellement ouverte. Son groupe, le Kumasi Trio, dirigé par Kwame lui-même et comptant parmi ses membres H.E. Biney à la guitare et Kwah Kanta à la batterie, était réputé pour concevoir des styles classiques de proto-highlife se basant sur la guitare, notamment le thème yaa Amponsah, et le dagomba alias « style autochtone » quant à lui influencé par les musiques latines. Le trio a également eu l’honneur d’enregistrer ce que beaucoup considèrent comme le premier album officiel de palm-wine, Yaa Amponsah ,entièrement chanté en langue fanti et enregistré en 1928 au Kingsway Hall de Londres pour le compte du label britannique Zonophone.

Alors que la palm-wine commence à prendre forme sous l’influence de Kwame Asare et de son Kumasi Trio, ces mélodies entraînantes finissent par convaincre l’élite sociale ghanéenne. Dans les années 1920, tandis que le colonialisme prospère à Accra, les aristocrates s’encanaillent lors de soirées dansantes qu’ils organisent dans de fastueuses salles de bal et boîtes de nuit. Portant hauts-de-forme et queues de pie, ils apprécient la musique jouée par les orchestres de bal et de ragtime tels que l’Excelsior Orchestra, les Jazz Kings et le Winneba Orchestra. Dès le début des années 1920, ces groupes locaux avaient imprégné leur répertoire des rythmes osibisaaba du peuple fanti, ainsi que des dernières variantes : celle de Kwame Asare et du « style autochtone ». Cette fusion est une véritable bouffée d’air frais pour les élites qui jusqu’alors ne parvenaient pas à improviser leurs pas de danse – la musique se limitant à accompagner les mouvements ultra-chorégraphiés de valse, fox-trot, quickstep, tango et quadrille.

Ces bals n’étant fréquentés que par les classes supérieures qui pouvaient facilement se permettre de payer l’exorbitant prix d’entrée, le reste du peuple se contentait d’épier par les fenêtres, assistant au spectacle d’une élite qui mène « la grande vie », qu’en anglais on traduit par highlife. Néanmoins, la fusion des genres entre le plutôt rural osibisaaba et le style autochtone continue à gagner en popularité sous le nom générique de palm-wine grâce aux musiciens et groupes locaux qui se produisent dans tous les espaces urbains et lieux de sociabilité – pour le plus grand bonheur des élites ghanéennes, et notamment les avocats, les ingénieurs et les médecins qui troquent la musique classique pour ce nouveau son branché. Certains groupes ont même bouclé la boucle en réintroduisant le seperewa du peuple akan dans la palm-wine de Kwame. Une sorte de retour aux sources qu’on baptisera « native blues », le blues autochtone. Des années 1930 jusqu’à la fin des années 1940, ce sont plusieurs maisons de disques, dont His Master’s Voice (HMV) et Parlophone Records, qui distribueront de nombreux albums de native blues enregistrés par des artistes tels que Jacob Sam, Osei Bonsu, Kwesi Pepera et bien d’autres, dont la musique arrivera aux oreilles de la diaspora coloniale et au-delà.

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, la production de native blues s’interrompt brusquement tandis que les soldats nord-américains et européens stationnés au Ghana apportent avec eux la musique jazz et la danse swing, formant alors le Tempos Band. Mais en 1947, un jeune Ghanéen nommé E.T Mensah rejoint le Tempos Band et devient immédiatement le leader de l’orchestre, y réinventant une fois de plus la palm-wine. Cette fois, c’est le son si typique du big band qui redéfinira le highlife, celui de la deuxième génération. Tandis que Mensah se lance dans des tournées promotionnelles du highlife version orchestrale dans toute l’Afrique, et que la musique se répand dans les régions urbaines, le highlife à base de guitare reprend progressivement pied dans les communautés rurales du Ghana à partir du milieu des années 1960. E.K Nyame et son Akan Trio, entre autres, ont redonné au genre une immense popularité au Ghana, en enregistrant et en interprétant des chansons telles que « Bra Ohoho » et « Small Boy », chantées exclusivement dans la langue autochtone, l’akan. Et c’est sans compter Nana Ampadu et son African Brothers Band, formé en 1963, qui se sont fait une sérieuse réputation grâce à un highlife plus traditionnel centré sur la guitare palm-wine, dont les succès « Oman Bo Adwo » et « Kwabena Amoa ». Il semble qu’au Ghana, la palm-wine n’aura eu de cesse de réapparaître sous diverses formes au sein des musiques populaires.

Quand le native blues et la juju du Nigeria tiennent la barre

Mais c’est sous sa forme native blues que la palm-wine se fraiera un chemin dans l’est du Nigeria, devenant chez les Yorubas du Sud-Ouest la musique juju, un genre conçu et popularisé par Tunde King. En ayant l’audace de fusionner le doigté de guitare originel et les éléments sonores du native blues avec le chant yoruba, ainsi qu’avec les instruments de percussion traditionnels comme les tambours juju, le sekere (calebasse entourée d’un filet de perles) et l’association de la mandoline, du ukulélé et de la guitare, Tunde King et son groupe gagneront l’enthousiasme des spectateurs dans le quartier animé de Saro Town à Lagos Island. Si Tunde King est le principal artisan reconnu de l’intégration de la guitare palm-wine dans la musique juju, d’autres noms tout aussi importants comme Irewolede Denge, Ayinde Bakare, Ambrose Campbell et Julius Araba apporteront une pierre essentielle à l’édifice. Le Jolly Orchestra, groupe multiethnique composé de musiciens yorubas, ghanéens et krous, était particulièrement célébré dans l’ancienne colonie de Lagos au milieu des années 1940 pour sa version groovy du native blues, interprétée sur fond de musique populaire traditionnelle. Une fusion tout à fait appropriée quand on sait la grande diversité des origines de la palm-wine. Tous ces groupes auront ajouté leurs styles respectifs tout en conservant le rôle essentiel de la guitare palm-wine, et publieront des titres remarquables comme « Ojowu ‘Binrin » d’Ayinde Bakare tiré de l’album Juju Roots et « Ashiko Rhythm » d’Ambrose Campbell sur le label HMV.

Ayinde Bakare – Ajaratu

Les années 60 au Nigeria seront toutefois dominées par l’omniprésent highlife. Des artistes tels que Rex Lawson et Roy Chicago (connu pour avoir introduit le talking drum dans le genre) étaient tous deux membres du big band de Bobby Benson et à l’origine de succès tels que « Iyawo Pankeke » et « Ibari Ko Ruwa ». Bobby Benson et Victor Olaiya se sont fait un nom au Nigeria à la fin des années 1950 en reprenant le son d’E.T Mensah, enregistrant et interprétant des chansons comme « Gentleman Bobby » et « Mo fe Muyon ». Cependant, la guerre civile qui éclate en 1967 mettra un terme à la propagation du highlife dans le pays. La plupart des musiciens nigérians de highlife appartenant au peuple igbo du sud-est du pays, ils quittent Lagos pour leur région d’origine pendant la guerre civile du Biafra, une tragédie qui fera des millions de victimes. Le highlife igbo survit grâce à des artistes comme Celestine Ukwu et Osita Osadebe qui, en adoptant des éléments de la culture et du folklore igbo dans leurs paroles, contribueront eux aussi à révolutionner le highlife au Nigeria.

Au moment où le highlife prend la voie du déclin, il passe le relais à la musique juju, devenant le son de prédilection des élites yorubas dans les années 1970, un genre populaire dans les hôtels et les boîtes de nuit de Lagos et dans les fêtes owambe du sud-ouest du Nigeria. Sans nul doute, King Sunny Ade est le nom resté le plus célèbre pour son immense contribution à la propagation de la musique juju aux quatre coins du monde, avec des succès comme « Eda Nreti Eleya » et « Awa Arawa ». Le doigté de la guitare palm-wine conservera un rôle central dans le développement et l’évolution du genre autochtone, y compris lorsque des musiciens juju tels que Sir Shina Peters et Sunny Okosun utiliseront des guitares électriques dans leurs arrangements.

Un bref retour en Sierra Leone…

En Sierra Leone cependant, bien que les habitants aient toujours apprécié le highlife orchestral de Mensah et le juju nigérian, jamais ces genres n’attendront la même importance qu’au Ghana, et surtout, leur popularité n’aura jamais détrôné le style autochtone de palm-wine. La version « guitar band », connue sous le nom de maringa – le nom local de la palm wine music– reste la préférée dans le pays, popularisée par le musicien créole Ebenezer Calendar accompagné de son Maringa Band, ainsi que par S.E. Rogie dans les années 1950 et 1960. Ce dernier, qui allait devenir une sorte d’ambassadeur de la musique ouest-africaine en Amérique du Nord, a publié l’album Palm-wine Guitar Music: The 60’s Sound en 1988. Avec une carrière qui s’étend sur plus de cinq décennies, ce n’est que tardivement que S.E. Rogie considérera son jeu de guitare comme étant de la palm-wine plutôt que du maringa ou du highlife, des termes plus populaires dans son pays.   

S.E. Rogie (c) Real World
La palm-wine prend de la bouteille

Depuis sa naissance dans les bars interlopes des bords de mer le long de la côte ouest-africaine, la palm-wine et ses nombreuses variations ultérieures continuent de résonner dans le monde de la musique encore aujourd’hui. Parfois à peine reconnaissables, les genres musicaux qui ont hérité de la palm-wine sont eux-mêmes un mélange de nombreuses influences, qu’il s’agisse de l’afrobeats américanisé, de certains morceaux de hiplife ou même de l’afropop de Seyi Vibez ou d’Asake. Des artistes comme Show Dem Camp au Nigeria continuent de porter l’étendard palm-wine à travers leur propre musique : ce duo de hip-hop qui s’est fait connaître dès les premières heures du rap ouest-africain organise désormais un festival annuel de palm-wine à Londres, Accra, Abuja, Lagos et New York. La série d’albums Palm Wine Music qu’a sorti le groupe n’a de rapport avec le genre que dans son titre, même si les guitares pincées dans le style palm-wine restent omniprésentes. Au Ghana, c’est le groupe The Cavemen qui a repris le flambeau du highlife et de la palm-wine, dont l’album ROOTS sorti en 2020 donne à entendre la guitare typique dès le titre d’ouverture « Welcome to the Cave », et jusque sur les tubes « Fall » et « Akaraka ». En Occident, le producteur londonien Juls a trouvé sa voie dans la palm-wine, en publiant en septembre 2023, son PALMWINE DIARIES VOL. 1 qui reste fidèle à de nombreux éléments originaux du genre, notamment les rythmes fantis et le jeu de guitare.

Juls – Palmwine Riddim

Qu’il s’agisse du nom ou de la signature sonore, l’héritage du genre est difficile à mesurer. Comme beaucoup d’autres évolutions dans l’histoire des musiques, il s’agit d’un processus non linéaire et multi-facettes qui défie toute logique. Si certaines formes se sont ancrées dans des genres très locaux, d’autres variations se sont sans doute perdues en mer pendant ce long voyage de plusieurs siècles. Sommités du genre et talents émergents auront créé leur propre version, de Kwame Asare à ET Mensah en passant par S.E. Rogie… Les mutations du régime colonial ou les conflits locaux l’auront contrainte à s’ouvrir à de nouveaux horizons, renouvelant sa signification et ses sonorités. Et il n’est pas impossible que la rumba congolaise de Franco Luambo partage des éléments avec toutes les musiques, qui sont autant de branches d’un même arbre, celui de la palm wine.

Souvent vertigineuse et complexe, la généalogie de la palm-wine a de quoi donner le tourni, comme le breuvage laiteux qu’avalaient les marins endurcis du début du XXe siècle. Mais le son n’en est pas moins doux, les rythmes contagieux et l’héritage infini. Une chose est sûre : avec l‘âge, le palm-wine ne fait que se bonifier.

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