C’est en marchant sur les cendres de la guerre civile angolaise que Nazar imagine son premier album Guerrilla. PAM a tenté de lire entre les lignes de cette œuvre de kuduro expérimental avec l’aide de son créateur.
« Rough Kuduro ». C’est de cette manière que Nazar appelle légitimement son style, loin des stéréotypes qui caractérisent le genre initié par Tony Amado en 1996. Si le kuduro a connu une ascension fulgurante en s’exportant hors des pays lusophones à la fin des années 2000, le jeune Belgo-angolais n’est clairement pas là pour prendre le train en marche en rentrant dans un moule aux contours définis. En maltraitant les rythmes que l’on connaît avec toute la force de sa rage intérieure, il y introduit les réminiscences d’une guerre civile qu’il a vécue à distance et qui a laminé son pays pendant 27 ans.
En 2007, cinq ans après la fin de la guerre civile angolaise, Nazar — encore jeune adolescent — a senti le besoin urgent de rejoindre le pays de ses ancêtres : « J’étais en Belgique et je me sentais perdu, se souvient-il. J’avais besoin de réponses, et je pensais trouver un endroit plus confortable en Angola, là où vivait mon père. » Même si sa mère habitait avec lui à Bruxelles, Nazar cherchait là un moyen de réunifier sa famille tout en fuyant les incidents racistes et ses doutes identitaires : « je me sentais de moins en moins belge en grandissant, et je voulais trouver la source. »
C’est là qu’il commence à faire de la musique, comme pour recracher ses premières frustrations liées à son intégration dans cette société angolaise, à la fois nouvelle et déjà présente dans son ADN. Si le kuduro était dès lors naturellement tapi au fond de ses machines, l’artiste se souvient de sa passion pour Justice ou les Daft Punk : « ce que je faisais était inspiré par la french touch, car j’avais besoin en quelque sorte de rester connecté à l’Europe tout en étant en Angola, je n’avais rien d’autre pour m’y raccrocher. » Son immersion progressive dans la culture angolaise le conduit à insuffler de plus en plus d’éléments propres au kuduro dans ses tracks, pour les mélanger sans retenue avec les sons électroniques incisifs et industriels qui caractérisent aujourd’hui ses productions.
La voix du peuple
L’Histoire montre que dans tout affrontement, la musique joue un rôle prépondérant en tant que vecteur d’expression. C’est pourquoi le kuduro ne peut être dissocié de l’une des plus longues guerres civiles qu’ait connues le continent. Les brefs cessez-le-feu servaient en effet de moments de répit pour faire entrer claviers, boîtes à rythmes et autres ordinateurs et pour “armer” musicalement la population. Malgré- ou à cause- du contexte violent, les Angolais étaient extrêmement créatifs. « À l’époque, le style a été créé pour rendre les jours sombres un peu plus lumineux, décrit-il avec justesse, c’est la vraie voix du peuple. J’essaie de mettre cette forme d’expression authentique dans mon rough kuduro, car parler de cette souffrance ne doit pas être tabou. »
Que la réconciliation soit effective ou non, Nazar tient à laisser entrevoir une lueur d’espoir à travers ce rideau d’infrabasses. « Des morceaux comme ‘Immortal’ ou ‘Intercept’ sont extrêmes et agressifs, analyse-t-il. Sur ‘UN Sanction’, il y a de l’agressivité mais aussi de la mélancolie et de belles mélodies. La guerre est un contexte, une toile de fond, mais la vie continue en Angola. C’est ce que je voulais refléter dans mon album. » D’autres morceaux aux titres explicites tels que « Mother » ou « End of Guerrilla » illustrent également le propos d’un artiste conscient du monde qui l’entoure et qui n’hésite pas à dépouiller son sujet. « J’essaie d’explorer mes sentiments, d’exploiter la manière dont je consomme l’information et son impact sur ma vie », nous dit-il, admiratif de musiciens comme Actress ou James Blake, capables eux aussi de sonner onirique ou rude à leur aise, par la maîtrise des textures.
Enclave et Guerrilla sont-ils pour autant des disques politiques ? « Je n’ai jamais été quelqu’un qui méprise la politique », assure Nazar. Il admet pourtant qu’il est difficile de séparer musique et politique lorsque l’on a hérité du nom complet (que Nazar préfère taire) d’un père figure de l’opposition. « En Angola, les gens savaient qui j’étais avant même de me connaître à cause de mon nom, rebondit-il, et je n’étais pas toujours le bienvenu. J’étais dans une école privée où il y avait au moins 90 % d’enfants de députés, parlementaires et autres personnes liées au régime et à la corruption. Mon père, grâce à ses privilèges offerts par l’opposition, m’a mis dans cette école, et j’étais littéralement minoritaire. » Nazar apprend alors l’histoire par le biais de la propagande, mais ne lâche rien lorsqu’il s’agit de défendre ses idées, même s’il doit dangereusement contredire ses enseignants et camarades. Il établit un parallèle entre cet état d’esprit et sa musique : « j’étais capable de défendre mes idées et de ne jamais fléchir face à la majorité. C’est aussi comme ça que je fais de la musique. Je ne m’arrêterai pas parce qu’il s’agit d’un style peu courant ni parce que le public ne sera potentiellement pas réceptif. »
Une tension palpable
La musique de Nazar se veut indéniablement immersive, en particulier lorsqu’il manipule des sons d’armes ou d’hélicoptère trouvés sur le web, ou lorsqu’il sample son environnement, comme pour transporter son auditeur dans un contexte menaçant ou sur les stigmates d’une triste réalité. Il avoue être largement influencé par les expériences sonores de son confrère Burial, figure majeure du label Hyperdub. « J’ai enregistré des choses en allant dans la maison de mes grands-parents, cite-t-il en exemple, pour capturer l’ambiance de ce lieu détruit par la guerre. J’ai aussi enregistré des bruits de pas avec un ami la nuit, sur la terre des hauts-plateaux, là où la guerre fut la plus violente. »
Derrière chaque morceau se cache ainsi une histoire vraie, donnant à cet album atypique une allure de série-docu en onze épisodes. En plus d’évoquer la tragédie par son atmosphère pluvieuse et mélancolique, « Retaliation » parle du sentiment trompeur de représailles qui animait les citoyens et les soldats. Ce titre lui est venu d’une anecdote arrogamment racontée par son père qui se sentit un jour en sécurité dans une zone non militarisée, habité par l’intime conviction qu’il pourrait de toute façon se venger si quelque chose arrivait.
L’incisif « Bunker » s’apitoie sur les séquelles de la guerre de 55 jours qui suivit les élections de 1992 et qui fit plus de 12000 morts, laissant la ville de Huambo en ruines. Plus personnel encore, le dérangeant « Diverted » relate le moment où son père obéit aveuglément au leader de l’opposition pour se sacrifier en créant une diversion dans la jungle. Il raconte, encore marqué par l’évènement : « même si la guerre touchait à sa fin et que le régime était en train de perdre le pouvoir, il a accepté sans hésiter, en sachant qu’il allait mourir. Le régime décida de suivre l’autre groupe et tua le leader. Ils avaient pour habitude de diffuser des breaking news pour casser le moral des troupes, et c’est donc quand j’avais six ans que j’ai vu une photo de mon père à la télé portugaise, déclaré mort. Le surlendemain, ma mère reçut un appel de quelqu’un du parti qui lui confirma que mon père était vivant et en sécurité. » En utilisant ladite photo sur la pochette de son album, Nazar rend un hommage à la fois visuel et sonore à ce “héros” paternel d’une tragédie sans fond, dont son kuduro est la bande-son.
Guerrilla de Nazar, disponible chez Hyperdub.