L’un des derniers lions du reggae roots commençait sa tournée européenne par le festival Nancy Jazz Pulsations. Après son show, PAM l’a rencontré dans les loges bondées. Le temps d’un retour express sur un demi-siècle de reggae. Et autant de rêves mouillés.
Article publié une première fois le 21 octobre 2019.
Il a plus de 76 ans, mais sur scène il rugit encore avec autant de force pour chasser le diable (Chase the Devil) ou chroniquer les guerres à Babylone (War Ina Babylon). L’un des derniers lions du reggae roots inaugurait le début d’une nouvelle tournée au Nancy Jazz Pulsation, accompagné par son fils, sa fille, et Roots Heritage, un excellent groupe instrumental franco-jamaïcain. Malgré une carrière en dents de scie, Max Romeo reste un des meilleurs auteurs-compositeurs de Jamaïque, et un fermier à temps complet.
À 76 ans, vous sortez un nouvel album dont le titre phare s’intitule « Poor Farmer », vous êtes toujours fermier ?
Je me suis reconverti dans l’élevage bovin maintenant, mais je suis toujours dans l’agriculture. J’adore la nature, et j’ai plein d’animaux (lapins, chèvres, volatiles, et des chiots que j’élève). C’est très dur de vivre de la terre, j’en suis le témoin chaque jour. Tous mes amis sont pauvres : c’est ce que je dis dans cette chanson.
Un rastaman qui vend du bœuf, c’est rare…
Jah dit qu’il faut trouver sa pitance dans des lieux désolés, j’imagine que ça fait partie de cette désolation ! Il faut gagner sa croûte. Je mange parfois un ragoût de queue de bœuf ! Moi je suis un gars de la campagne, j’ai vécu à Kingston, mais je préfère respirer le bon air au calme. Les vaches n’ont pas de flingues !
Comme beaucoup de chanteurs jamaïcains, vous avez grandi à la campagne et vous avez commencé la musique à Kingston dans les années 60, juste après l’indépendance, quand la Jamaïque s’inventait et inventait une nouvelle musique, le ska, le rocksteady puis le reggae…
Quand j’avais 7 ans, ma mère est partie vivre à Londres et on m’a envoyé chez mon père. À l’époque, on m’avait vendu Kingston comme un rêve où l’argent pousse comme des noisettes dans les arbres. À l’arrivée, j’avais vraiment le cœur brisé, mais j’ai dû y rester ! Vers 14 ans, j’ai fui la maison pour vivre dans la rue pendant 3 ans. À cette époque, tu pouvais te débrouiller, on vivait une époque joyeuse et la musique reflétait tout ça. Aujourd’hui, c’est trop dangereux, les gens sont devenus des barbares, ils ont perdu leur amour. À partir de 1965, j’ai commencé la musique en chantant pour les touristes dans les hôtels et les cabarets : Fats Domino, Tom Jones, Elvis Presley, puis aussi des Jamaïcains comme Toots and The Maytals, Dereck Morgan… Et j’ai commencé à écrire mes propres chansons. Au départ, je voulais juste écrire pour les autres, mais personne ne voulait chanter mes textes jugés trop révolutionnaires !
Où as-tu enregistré pour la première fois ?
Au studio de la radio nationale JBC, avec Count Ossie et les Mystic Revelations of Rastafari.
Count Ossie a été très important à cette époque, car il a fait entrer les idées rastas en studio, c’est avec lui que tu es devenu rasta ?
C’était vraiment un mentor pour toute notre génération, il a fait connaître les tambours Nyabinghi, sa mort a été une tragédie. J’avais aussi un oncle rasta qui me faisait fumer, raisonner, et qui m’a fait découvrir la foi rasta. C’était très dangereux à l’époque d’avoir des dreads : la police nous pourchassait ! Il m’a appris à éviter la délinquance ou la drogue, et je suis toujours là, à 76 ans ! Il faut beaucoup de patience, car j’ai vécu des moments difficiles.
Tu as connu le succès international jeune avec « Wet Dream », en 1969, un titre érotique très vite au top des charts anglais…
La BBC l’a joué une seule fois et a dû le censurer à cause des paroles un peu trop sexuelles. Du coup, ça a boosté le titre ! C’est devenu un hymne pour les Skinheads et tous les rebelles qui s’opposaient au système et à la société stricte de l’époque. On ne pouvait même pas dire « Damned » ! Ça a touché les gens, car tout le monde connaît ça (les rêves mouillés), ou alors c’est que tu n’es pas en bonne santé !
Même à 76 ans ?
Bien sûr ! On est encore un homme à 76 ans ! À l’époque, parler de sexe ce n’était pas comme aujourd’hui. Avant, on devait regarder longuement une fille avant de l’aborder. Aujourd’hui, on attrape une fille par les cheveux comme le fait Donal Trump !
L’année 1972 a été un tournant dans ta vie et dans celle de la Jamaïque. C’est l’année de campagne de Michael Manley, messie du changement social, qui bâtit sa rhétorique en faisant du pied aux artistes de l’époque. Le pays va basculer dans les violences, et les deux partis de l’époque le JLP de Seaga et le PNP de Manley vont armer les gunmen…
J’ai été sensible au discours de défense des pauvres de Manley. Je l’ai autorisé à utiliser mon morceau « Let The Power Fall ». Et puis j’ai embarqué dans la tournée « Band Wagon » en 72 : on attirait du monde avec notre musique et il venait parler au peuple après.
Marley et d’autres ont finalement quitté cette tournée, mais vous êtes resté…
C’est toujours dangereux de frayer avec la politique en Jamaïque. Delroy Wilson qui chantait « Better Must Come » et Marley sont partis, mais moi j’ai l’habitude d’aller au bout de ce que je fais, et j’étais pris dans ce discours de « pouvoir au peuple » et de changement. Je voyais que le côté positif. Après, j’ai compris que le changement ne viendrait pas, car le pouvoir a toujours besoin que des gens restent pauvres. En tout cas à Babylone.
1972, c’était aussi l’année de ta collaboration avec Lee Perry ?
Perry est un producteur au sens propre du terme. Il fait de la musique même avec des pierres ! C’est dur de parler de lui, mais disons qu’il te fait accoucher, t’aide à trouver des punchlines. Quand je lui ai dit que je ne voulais pas parler de Satan et garder Chase The Devil (chasser le diable), il m’a dit : idiot, c’est un tube ! Il avait raison : la chanson cartonne encore parce que le diable court toujours. Aujourd’hui, il est dans le cœur de Donald Trump !
Ce soir à Nancy Jazz Pulsations, tu as joué juste après Angélique Kidjo, dont la carrière a été lancée par Chris Blackwell et Island qui ont aussi joué un grand rôle dans l’export du reggae, que penses-tu de Blackwell aujourd’hui ?
Je lui suis très reconnaissant, c’est un peu grâce à lui si l’on se retrouve à Nancy aujourd’hui. Il aimait vraiment le reggae depuis très jeune, et il a amené Bob Marley au top. Il a aussi signé Third World, Toots et moi-même, mais il nous a gardés sous sa coupe pour pouvoir développer Bob Marley sans concurrence… Il a plus investi sur lui que sur nous.
Pourquoi es-tu parti vivre aux États-Unis en 1976 ?
J’y suis allé pour écrire un spectacle sur le reggae à Broadway et puis j’ai rencontré les Rolling Stones dans une fête à New York. Keith Richards est venu jouer de la guitare sur un de mes albums, et moi j’ai fait des chœurs sur un de leurs disques. Ce n’était pas une longue collaboration, mais qui dirait non aux Stones ?
Avant de partir aux USA, tu as sorti War Ina Babylone, la pochette et le disque évoquent ce qui se passait en Jamaïque à l’époque ?
Oui c’est la tragédie d’Orange Street Fire en 76. Cette femme pleure son bébé mort dans un incendie orchestré par des gangsters politiques, elle a tout perdu. La chanson raconte cette guerre politique qui détruisait la Jamaïque, mais c’est un symbole de ce qui se passe dans le monde. Aujourd’hui encore.
Tes chansons sont souvent radicales, on a du mal te voir en Roméo, d’où vient ce surnom ?
Je voulais courtiser une fille, et je l’avais attendu sans bouger sous sa fenêtre pendant une journée entière, un ami m’a dit tu dois vraiment être un Roméo pour tenir et c’est resté ! Max Romeo, maximum love !