Peu d’artistes français ont débarqué au Mozambique pour faire des disques et des concerts avec des grandes voix de cette ancienne colonie portugaise. Et peu d’artistes ont eu autant de vies artistiques et élastiques que Smadj. Pas étonnant cependant, quand on connaît son parcours, de l’imaginer débarquer avec son oud et ses machines en terre australe.
Car le parisien a traversé la planète de long en large pour se nourrir de musiques avant de s’installer successivement à Istanbul, en Bretagne, à Lisbonne et plus récemment dans un village de Bourgogne. Avant tout cela, Jean-Pierre Smadja est né en Tunisie : c’était en 1966.
Le don de l’oud
Tout bébé, alors qu’il dormait encore dans son couffin, Smadj a fréquenté les cabarets orientaux de Tunis avec ses parents. Et puis, en arrivant en France, il a commencé la musique loin de ses influences orientales natales. Avant ses célèbres aventures avec Duoud ou Natacha Atlas, le premier territoire musical que Smadj investi est le jazz, qu’il essaye d’élargir sous toutes ses formes avec son premier groupe Tatoom (leur premier album sort en 1994). Smadj est alors guitariste et ingénieur du son.
« J’avais fait une école de jazz, j’ai joué dans les clubs de jazz. Je connaissais les standards, puis j’ai fait du free jazz pendant des années, mais en ayant grandi en Tunisie, j’avais aussi écouté énormément de musique orientale, des grandes voix comme Oum Kalthoum etc. Donc ce que je jouais à la guitare avait toujours une teinte orientale, ça tirait toujours vers les musiques modales, au point que pour mes 30 ans, ma famille a décidé de m’offrir un oud. Je me suis bien cassé les doigts pour apprendre à jouer de cet instrument qu’on met plus d’une vie à comprendre, mais ça a radicalement changé ma trajectoire musicale» s’enthousiasme Smadj.
Et c’est donc avec ce cadeau d’anniversaire, que le jeune oudiste débutant (mais musicien chevronné), a totalement ré-appris à poser ses doigts sur un manche avant de s’embarquer pour une série d’épopées électrorientales, où il a croisé les routes de Talvin Singhn, Ibrahim Maalouf, Erik Truffaz, Stefano di Baptista, Magic Malik, Cyril Atef, Buhran Öçal, et bien sûr celle de Mehdi Haddab (Ekova, Speed Caravan) avec qui il monte le binôme DuOud aux débuts des années 2000. Ensemble ils vont propulser le vénérable luth arabe dans l’ère (post-)moderne avec une maestria qui leur vaudra un sacré succès !
Et comme Smadj possède un goût avéré pour l’échange et un talent incroyable pour les rencontres, il va profiter de cette carrière internationale supersonique et de ses nombreuses tournées pour croiser l’oud avec des artistes qu’il rencontre au Yémen, à Zanzibar, au Niger, en Ouganda, au Kenya, en Mauritanie, en Turquie… et ailleurs. En multipliant les collaborations et les connivences, il devient ainsi un ambassadeur hyperactif du oud 2.0. « J’ai toujours échangé avec des musiciens locaux, en essayant de trouver des manières de converser, d’arranger leur musique, parfois en allant vers l’univers électronique, souvent en live et dans certains cas, cela a donné naissance à des albums. »
Allo Chico ? En route pour Maputo
C’est donc tout naturellement que Smadj a répondu présent à l’invitation de Marc Brebant, ancien directeur du Centre culturel franco-mozambicain de Maputo. Au départ, sa mission était de préparer, pour le premier festival de musiques électroniques de Maputo, un concert avec Chico et d’autres voix légendaires du pays. Chico Antonio a 63 ans et parle un peu français, il a été lauréat du Prix Découvertes RFI en 1990 et il a aussi été le protégé de Manu Di Bango. Après des années passées en France, le vieux crooner a décidé de rentrer au pays. Alors, à distance, Smadj et Chico ont commencé à converser.
Au départ Smadj devait juste réarranger son dernier album en version électro en vue de leur concert ensemble au Mozambique. Mais très vite, c’est le coup de foudre entre les deux hommes. « Smadj est fou, et comme moi aussi je suis fou, on ne pouvait que bien s’entendre! » s’écrie Chico Antonio, fils de berger, dont la carrière à Maputo a débuté quand il a fui le troupeau familial, de peur d’être puni après avoir laissé échapper des animaux.
« Chico est une force de la nature, il a eu une vie tellement dure que ça inspire le respect, explique Smadj. Au Mozambique, c’est l’équivalent d’un Gainsbourg, c’est une légende locale, qui écrit tout en subtilité en shangaan et en portugais ». Les deux « fous » continuent donc à converser via whatsapp et s’échangent des fichiers numériques. « J’ai pris les derniers enregistrements de Chico comme base de travail, et j’ai commencé à triturer les pistes, en gardant bien sûr les mélodies et les voix, mais en découpant en samplant différents éléments en ayant à l’esprit qu’il fallait un objet électronique pour coller au festival électro explique Smadj. Chico a super bien réagi à ce que je lui envoyais. Il m’a donné des conseils pour modifier des choses, mais il était très partant pour s’entendre vraiment autrement ! »
Au bout de six mois d’échanges intenses, Smadj est parti au Mozambique. Après plusieurs voyages, le projet a pris de l’épaisseur avec l’arrivée d’une jeune étoile : la chanteuse Rhodia Sylvestre. « Elle est née au Swaziland, a grandi en Afrique du Sud avant d’arriver au Mozambique, donc Rhodia parle plein de langues et maîtrise une palette de techniques de chant traditionnel, mais aussi de styles soul ou même lyriques car son père était un fan de musique classique, explique Smadj. Rhodia était ravie d’accompagner Chico ! Même si elle a trente ans de différence avec lui, elle admire cette légende nationale. Chico chronique les malaises sociaux, les inégalités propres au Mozambique avec des métaphores et des petites histoires. On s’est donc tous très vite compris, au-delà des sous-textes !».
Dans « Mahanti » par exemple, Chico parle d’une expérience qu’il a vécue il y a une dizaine d’années quand il avait été invité à chanter pour la présidence de son pays. A la fin de la soirée, on ne lui avait laissé pour tout repas que les têtes de crevettes qui n’avaient pas été mangées par les convives. Sa chanson invite donc l’auditeur à manger des crevettes entières… D’ailleurs, notre improbable trio a pris cette invite au pied de la lettre en avalant tous les styles. Les registres se sont étirés, de la chansons au dub, en passant par la drum’n’bass, mais aussi des parties a capella, tout en laissant des solos hypnotiques transpercer les morceaux habités par la saudade magnétique de Chico, qui irradie par exemple le solaire « Muno », un titre qui plane entre extase et nostalgie. Accompagné par l’oud de Smadj, son flottement initie une conversation en forme d’état parallèle, que le public Mozambicain a plébiscité pendant les différents concerts que le trio a pu faire entre 2018 et 2020, au gré des différents voyages de Smadj au Mozambique.
« Le public était complètement euphorique de découvrir ces chansons qu’il connaissait ou d’autres qu’il ne connaissait pas, mais avec un identité complètement différente. Chico c’est une voix caverneuse, travaillée au foin et au whisky. C’est une voix et une guitare qui avec trois accords t’arrachent larmes et cris ! » vibre encore Smadj. Pas besoin d’en dire plus : la rencontre est réussie. Il n’y a plus qu’à l’écouter sur disque.
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