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En septembre 2018, pour la sortie de son premier album, c’est par téléphone que nous avions conversé avec Ann O’aro, à peine dérangées par les gazouillis de son dernier né. Nous nous étions quittées sur ses mots : « Parler de l’intime et du tabou, ce n’est pas une fin. Au contraire, c’est le début de quelque chose. Mon intention c’est vraiment de faire de la musique et de m’amuser à en faire ». Deux ans et un recueil de poèmes plus tard, on n’a même pas besoin de lui poser la question. On l’entend, on le sent : Ann O’aro, devenue trio (voix, trombone, percussions), s’amuse. Avec les langues, les mots et leur sonorité. Avec les mélodies aussi. Dans une langue d’une puissance évocatrice cinglante, elle pose un regard lucide et souvent implacable sur elle-même (« Les carillons »), mais également et surtout sur la société d’hier et d’aujourd’hui. Sans détours, elle évoque l’inceste, les violences sexistes et sexuelles, l’alcoolisme ou encore la négation de la culture et de la langue créole. Alors, oui, il y a de la bagarre ici, du moringue même (« Talon Malgash » fait référence à une figure de ce sport de combat pratiqué dans l’Océan indien), celle d’une femme qui arpente les chemins sinueux de la résilience. Mais, il y a de l’humour, de l’amour et de l’espoir aussi.
Et puis le bonheur d’écouter s’épanouir une interprète hors du commun. Les percussions de Bino Waro portent haut et loin sa voix sûre, capable de toutes les nuances et variations. Le trombone de Teddy Doris, lui, épouse sa respiration avec finesse, intervient même comme une seconde voix. Ensemble, ils nous font osciller entre gravité et légèreté, entre l’envie de hurler et celle de danser. Confortés par leur producteur, Philippe Conrath, ces trois-là ne s’interdisent rien. Leur album, Longoz, est même marqué par la volonté assumée de s’émanciper du maloya ou, en tout cas, de le voir s’affranchir avec brio et malice des frontières de son île pour se confronter à d’autres rythmes : de la parodie de zouk (« Talon Malgash ») aux musiques des Balkans (« Pik Dwrat »).
Rencontre, à Paris, au lendemain de son concert à la Maison de la Poésie ( Festival La Voix est libre), avec une artiste dont la voix libre et les éclats de rire ne nous ont pas quittés depuis.
PAM : Sur ton premier album, tu étais entourée des traditionnelles percussions du maloya (kayamb, rouler, sati), mais aussi d’une trompette et d’une flûte. Pourquoi les avoir échangées contre un trombone et évoluer, à la scène comme en studio, vers une formation en trio ?
Ann O’aro : Le premier album a été enregistré à partir d’une résidence. Sur les quatre musiciens, trois étaient basés en métropole : Jean-Didier Hoareau (percussions), mais aussi Fanny Ménégoz (flûte) et Julien Rousseau (trompette) du Surnatural Orchestra. Ça donnait un joli son, mais, avec 11 000 km de distance, ce n’était pas pratique pour les concerts. On a donc cherché à monter une équipe à la Réunion en gardant la dimension organique qu’apportent les soufflants à la musique.
Grâce à eux, c’est comme si on ramenait un peu de la danse. Parce qu’on leur demande de faire quelque chose de similaire à une percussion, donc de très régulier et que c’est très compliqué à faire avec des instruments à vent, on entend les souffles, l’essoufflement même.
Philippe Conrath : On voulait garder un soufflant, mais Ann ne voulait pas de saxophone car c’était l’instrument de son père…
Tu joues de ce saxophone à bout de râle,
« Kap Kap », Ann O’aro, 2018
à bout de plainte, à bout de note.
Au fond de moi, je boue, je griffe, j’éructe,
J’avale toute la misère au fond de ma culotte.
Ann O’aro : …pas de flûte non plus car c’est un instrument que j’aime beaucoup — surtout quand Fanny Ménégoz en joue —, mais que l’on m’a imposé. Je l’ai vécu un peu comme une prothèse pour m’empêcher de chanter.
Philippe Conrath : Donc on partait plutôt sur une trompette ou un bugle. Et puis je vais à un concert de Ousanousava, j’entends Teddy Doris que je ne connaissais pas du tout et je me dis : « C’est lui ! Il est monstrueux ! » L’évidence instrumentale était là, après il fallait que l’humain suive et que cela l’intéresse. Et c’est ce qui s’est passé.
Et puis Bino Waro je travaillais sans cesse avec lui car il joue avec son père Danyel Waro (dont Conrath est le producteur NDRL). Quand j’ai cherché à faire le groupe autour d’Ann, Bino avait 17 ans et demi et je lui ai dit : « à 18 ans mon pote tu as ta première fiche de paye ! Tu seras avec Ann O’aro, ça t’intéresse ? Euh, oui, je ne sais pas qui c’est, mais bon.. » Voilà, c’est comme ça que le groupe s’est fait !
Les longoses creusent en un seul
« Longoz »
et même long gosier leurs avalasses de longes
à longueur de gorge, les longoses ont de très longs gosiers, de longs gosiers qui dégorgent…
PAM : Que sont les longoses qui donnent leur nom au titre d’ouverture (« Longoz ») et à l’album ?
Ann O’aro : Le longose est une plante jaune qui envahie les forêts primaires des hauteurs de l’île. Elle fait des très grandes feuilles, elle est très odorante. Elle « lianne », elle s’étale. Elle étouffe les racines de certaines plantes pionnières. C’est une grosse problématique dans les hauts en ce moment.
Cela m’évoque la manière dont on accueille (ou pas) l’étranger chez soi. Le fait qu’on est assez solide pour l’accueillir et en même temps rester soi. La question des limites, des frontières. Celle de la construction identitaire aussi et la succession de colonisations qu’a connues l’île de la Réunion.
Le morceau, lui, est lié à l’image, figée, cristallisée de ce père que j’ai quitté dans le premier album et qui est resté pendu à un arbre. Le « lon gozyé » ou « long gosier » fait référence au souvenir de cette corde. Et puis mon père s’est pendu à un longanier, un arbre qui fait des fruits qu’on appelle longani. En créole, si on dit de tes yeux noirs qu’ils sont « longani », ça peut être un compliment. Mais cela peut également signifier des yeux sauvages, accusateurs, des yeux torturés. En l’occurrence ici, cela fait référence au regard exorbité du cadavre de mon père. En créole, comme dans la version française où les mots coulent et coulent encore, je joue avec les sons et les consonances de ces différents termes.
« Pik Drwat » est chanté en créole… à l’envers. En anglais tu expliques « qu’il s’agit d’une référence au passé récent de l’île qui se noie dans un alcoolisme sponsorisé par l’État ». À quoi fais-tu allusion ?
Je pense à la période de l’engagisme* et à celle qui a suivi. Une période où il y avait plus de 400 usines à La Réunion, où tout le monde travaillait dans les champs de canne dès sa plus tendre enfance et puis entrait à l’usine entre 7 et 11 ans sans savoir lire. On avait obligation de produire du sucre avec la canne et on ne pouvait pas vendre tout le rhum à la France donc il servait à faire boire les travailleurs. Ils étaient payés en quart de rhum souvent. Ils étaient biberonnés à l’alcool. C’est pratique : ça donne une population docile, servile. Une population qui n’est pas assez lucide pour se révolter.
Aujourd’hui encore l’alcool est une problématique très présente dans l’île. Ton album y fait d’ailleurs référence à de nombreuses reprises. L’alcoolisme est-il, selon toi, devenu est un problème de santé publique à La Réunion ?
C’est une construction systémique. Pour réagir à ça, il y a deux cas de figure chez les Réunionnais : soit ils boivent trop, soit ils ne boivent pas du tout. Ce n’est pas quelque chose que l’on est censé contrôler, mais cela a été tellement subi et cela a entraîné tellement de violences et de débordements que cette peur de sombrer, de ne pas pouvoir s’en sortir est inscrite de génération en génération.
Lès amwin bèz mon rom / Laisse moi tout foutre en l’air
« Dann Foulkan » (Foutre le camp)
Je ne bois pas je ne bois pas je chante / mo bwar pa mi bwar pas mi chante
Fous moi la paix / les amwin bwar la rak
Quoi ? Qu’est-ce que ça peut bien heurter en toi ? /Kosa ? Kosa i pé byin fé aou ?
Tu n’es plus ma mère va ! / Ou l’a pi monmon ou !
Une autre thématique irrigue ce nouvel album, c’est celle du déni, notamment celui qui concerne l’inceste. À l’échelle d’une société, d’un groupe (« Swar » / Ce soir) ou à l’échelle de la cellule familiale (« Dann Foulkan » / Foutre le camp), on ne veut pas voir, on ne peut pas voir le viol d’un enfant ?
Le déni est effectivement une part importante de ce système-là. Tant qu’il y aura des gens pour laisser faire… Au gré d’un concert dans le quartier, j’ai appris que toute la rue connaissait l’histoire, toute la rue savait ce qui se passait chez nous. Ils le savaient, ils me l’ont dit à ce moment-là. Et personne n’a jamais rien fait. Ils nous ont laissés comme ça. Je dis : ça appartient à la société aussi de se réveiller, ça devrait être normal d’empêcher ce genre de chose de se perpétuer, de continuer.
Concernant ma mère, c’est la première question que l’on m’a posée quand j’ai commencé à donner des ateliers. Avec des enfants où l’on parlait de la violence physique et pas forcement sexuelle. Et à des plus grands au collège ou au lycée où là j’ai parlé de l’inceste et de ce qu’avait donc fait mon père. À chaque fois, la première question que l’on m’a posé c’est : et votre mère, qu’est ce qu’elle a fait ? À force d’être confrontée à cette question, j’ai réalisé que de manière consciente ou non, il y a toujours eu un besoin de la protéger, de ne pas la brutaliser. De ne pas la confronter à ça parce qu’on sent que si on le fait, elle va s’effondrer. Et du coup, à un moment on pose la question : tu étais là, pourquoi tu n’as rien fait ? Tu n’as jamais été ma mère en fait.
Sur l’album, je ne m’adresse pas vraiment à ma mère, c’est une parole universelle. À elle, je pense que je n’ai plus grand-chose à dire ou, en tout cas, à attendre de sa parole.
C’est ce que dit cette valse sur « Dann Foulkan » ?
Oui, c’est Philippe qui a eu l’idée d’introduire du second degré et qui nous a proposé de partir sur une valse. Une manière de dire : « Tu fais bien ce que tu veux, mais, nous, on s’amuse, on danse. Salut ! »
*surtout développé après l’abolition de l’esclavage à la Réunion (1848), ce système permettait d’engager de la main-d’œuvre « importée » d’Inde, de Madagascar et des Comores pour des salaires dérisoires et dans des conditions de vie et de travail déplorables. La pratique cessa dans les années 1930.
L’album Longoz est maintenant disponible chez en physique et digital chez Cobalt.
Écoutez Ann O’aro dans notre playlist Songs of the Week sur Spotify et Deezer.