Quand Alpha Blondy publie en 1992 la chanson « Multipartisme (médiocratie) », il flotte en Côte d’Ivoire un air de fin de règne, celui du président Felix Houphouët-Boigny. Le retour au multipartisme exhale une odeur de tribalisme. Retour sur une chanson lanceuse d’alerte.
L’ensemble du répertoire d’Alpha Blondy s’illustre par la même préoccupation : interroger notre quotidien, notre devenir, nos envies, nos angoisses, tarauder nos politiques (et à quelques occasions – seulement pour Houphouët-Boigny – chanter leurs louanges). Le reggaeman ivoirien use de proverbes, de métaphores, et d’expressions typiquement ivoiriennes pour servir des textes croustillants qui dénoncent, exhortent, avertissent ou informent. Pile dans le sujet, « Multipartisme » met en garde contre les dérives ethniques ou tribalistes couvant sous le vent du pluralisme politique.
Ce vent, qu’on dit « venu de l’est », souffla sur l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest en 1990, suite aux réformes entreprises à partir de 1985 par Mikhaïl Gorbatchev, président de l’Union soviétique, qui déboucheront in fine sur la chute du Mur de Berlin en 1989. L’onde de choc provoquée par cet évènement impacte les pays du bloc de l’Est, mais aussi le continent africain où partout les populations, en particulier les jeunes, ont soif de liberté et exigent le pluralisme politique. Dès la fin 1989, les Béninois battent le pavé et contraignent le président Mathieu Kérékou à ouvrir la voie du retour au pluralisme en convoquant une conférence nationale. Un coup de semonce, sonnant déjà le glas du temps des partis uniques qui, depuis les années soixante, dominaient la plupart des pays d’Afrique francophones. La suite n’est qu’un jeu de dominos qu’accélère le discours de la Baule, dans lequel – le 20 juin 1990 – le président français d’alors, François Mitterrand, conditionne l’aide au développement aux efforts que les états entreprendront sur le chemin de la démocratisation. Sans l’URSS, la guerre froide n’était plus, et le soutien inconditionnel des pays occidentaux aux inamovibles présidents africains n’avait plus lieu d’être.
En Côte d’Ivoire, Houphouët-Boigny et son parti, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), qui régnaient jusque là en maîtres incontestés, doivent se résigner à rétablir le multipartisme en mai 1990. Le président ivoirien le fait à contrecœur, lui qui dans les années soixante justifiait le système de parti unique ainsi : « de nos colonisateurs, nous avons hérité d’un état, et non d’une nation ». Pour lui, il était évident que le multipartisme trop tôt mis en œuvre risquait d’aboutir à l’équation : un parti = une ethnie. Aussi considérait-il que la Côte d’Ivoire devait introduire la démocratie de manière très progressive (il le fit timidement au sein du parti, les électeurs pouvant choisir leurs députés parmi tous les candidats du PDCI). Mais en cette année 1990, la pression de la rue, dont les étudiants et professeurs sont les fers de lance, devient trop forte. Tous ceux qui ont moins de trente ans n’ont jamais connu qu’Houphouët au pouvoir, et le monde, comme le pays d’ailleurs, ont évolué. La Côte d’Ivoire n’est plus l’eldorado dont la réussite insolente faisait un phare. La crise économique, durablement installée, a paupérisé les populations et poussé la marmite sociale à l’ébullition. L’argent du cacao ne coule plus à flots, et le FMI impose sa cure d’austérité à l’éléphant ivoirien comme aux autres pays d’Afrique de l’Ouest. C’est dans ce contexte hautement inflammable – qui touche de nombreux autres pays d’Afrique – qu’intervient cette démocratisation.
Quand l’argent est fini, les galères arrivent
(Wari-banan, wari banan Gbêrêya bé bê-kan)
Les militaires sont fâchés
Parce qu’ils sont mal payés
Les policiers sont fâchés
Parce qu’ils sont mal payés
Les professeurs sont fâchés
Leurs droits syndicaux bafoués
Les étudiants sont fâchés
Ils veulent plus de liberté
En Côte d’Ivoire, quatorze nouvelles formations d’opposition sont officialisées dont la plus importante est le Front Populaire Ivoirien (FPI) du professeur d’histoire Laurent Gbagbo, qui revenu de son exil en France sera le seul véritable challenger du « Vieux ». Aux élections d’octobre 1990, Houphouët est déclaré vainqueur avec 80 % des suffrages. Gbagbo a beau dénoncer les fraudes, le père de la Nation, malgré l’usure du temps, parvient à se maintenir. Mais la grogne sociale ne s’éteint pas, ni les manifestations et leur répression (Gbagbo est emprisonné, les étudiants de la cité universitaire de Yopougon matés).
Papier longueur, lé mourouti
Parce qu’ils ont été cognés
Les médecins sont fâchés
Parce qu’ils sont mal payés
Les ouvriers sont fâchés
Parce qu’ils ont été compressés
Le gouvernement est fâché
Les caisses de l’État vidées, vidées
C’est dans cette atmosphère chargée qu’Alpha Blondy débarque en 1992 avec son 7e album, Masada, dans lequel est consigné la chanson « Multipartisme ». Le reggaemen a bien observé, au milieu de cette agitation politique et sociale, le risque réel d’une ethnicisation de la politique. Précisément celle que redoutait Houphouet. Voilà ce qu’entend autour de lui Alpha :
Tais-toi, tais-toi Dioula
Tais-toi, tais-toi Bété
Tais-toi Baoulé
Tais-toi Bôyôrôdjan (celui qui vient d’ailleurs…)
De fait, et la tendance se confirmera plus nettement au cours des décennies suivantes, le vote des Baoulés ira majoritairement au candidat baoulé, le vote des Bétés et d’autres populations de l’ouest au candidat de leur région, celui des « dioulas » à leur candidat… C’est dans ce terreau que poussera également le concept d’« ivoirité ». Avec cette chanson, le « Rastafoulosophe » ne veut certes pas revenir au parti unique, mais il appelle les Ivoiriens à être vigilants, et responsables. Il faut éviter que la démocratie ne devienne une « médiocratie » (un concept tout « blondiesque » mis en sous-titre de la chanson).
Multipartisme, c’est pas tribalisme
Multipartisme yeah, c’est pas tribalisme
En somme, avec des textes simples et lucides, Alpha Blondy parvient en une chanson à faire la photographie d’un moment crucial de l’histoire ivoirienne, mais aussi africaine, qui voit la conjugaison d’une crise économique avec un bouleversement politique majeur. D’ailleurs, il cite les capitales africaines où, au même moment que dans son pays, l’agitation sociale et politique occupe l’actualité.
Abidjan ya drap (à Abidjan, il y a du grabuge)
À Cotonou ya drap
À Bamako drap bâtard
À Libreville ya drap
A Conakry ya drap
À Monrovia drap bâtard
À Lomé ya drap
À Kinshasa ya drap oh !
Addis-Abeba drap bâtard (du vilain grabuge)
Quant à son avertissement : « Multipartisme, c’est pas tribalisme », qui est presque le deuxième sous-titre de la chanson, il vaut sans doute pour bien d’autres pays d’Afrique, mais il s’adresse en priorité à ses compatriotes. Un an après la sortie de « Multipartisme », Houphouët-Boigny décédait et sa succession au pouvoir allait durablement empoisonner la vie politique ivoirienne. Car ses héritiers autoproclamés allaient tous, à un moment donné, souffler sur les braises des identités. Sa chanson évoque certes une époque, mais elle donne aujourd’hui encore à méditer, tandis que se profile une nouvelle élection, qui soulève déjà des contestations.