Épisode 2. Après son passage à Paris, Lucas Silva revient en Colombie et plonge dans les musiques des communautés afro. Ça tombe bien, un genre encore ignoré est en train d’exploser : la champeta. Il en deviendra l’un des plus ardents promoteurs.
Si c’est à Paris qu’il s’est découvert une passion dont il a fait dès lors sa profession, Lucas Silva n’en demeure pas moins connecté à la Colombie. C’est d’ailleurs là-bas, principalement à Carthagène, qu’il va réaliser son premier documentaire sous son seul nom, les rois créoles de la champeta. La champeta, la bande-son urbaine des communautés afro-colombiennes de la côte caribéenne, va même donner son surnom à Lucas Silva, connu dès lors sous le sobriquet « Original Champeta Man ». A la façon d’un ethnomusicologue, il prolongera toujours plus son apnée dans ce sujet, réalisant un film intitulé les fils de Benkos, ces afrodescendants du village mythique d’où tout est parti : Palenque de San Basilio, à 70 kilomètres de Carthagène. C’est là que fut fondée par Benkos Bioho la première communauté autonome du Nouveau Monde, reconnue comme libre en 1713 par un traité de paix avec la couronne d’Espagne, un siècle avant Haïti. C’est là qu’est né en 1962 Luis Towers, aka El Razta, l’un de tout meilleurs porte-voix de ce brouet en fusion qui brasse toutes les musiques surgies de l’Atlantique noir. C’est aussi là que Lucas Silva a gravé sur disques toutes les musiques qui furent à l’origine de ce son des ghettos blaster, parvenant même à réunir pour de bon, pour de vrai, Afro-Colombiens des barrios et Africains des faubourgs parisiens.
Voici une vingtaine d’années, tu as permis de faire connaître la champeta en Europe, notamment en France… d’où ton surnom de « champeta man ». Qu’est-ce qui t’a séduit dans cette musique ?
Certains rêvent sûrement de revenir dans le temps, pour être à côté de Bob Marley ou de Lee Perry dans son studio Black Ark, aussi pour vibrer auprès de leurs idoles en musique, celles qui ont marqué notre temps. Moi j’ai juste eu la chance d’être à Carthagène au moment de la naissance de la champeta, alors que cette musique était perçue comme la pire chose au monde, à savoir un nid de voyous et de drogues, méprisée par tous ou presque par pur racisme, parce que la société colombienne est encore, dans sa mentalité, très colonialiste. Moi, j’ai tout de suite su que ce mouvement avait quelque chose d’historique. Je n’étais pas le seul bien sûr, les musiciens qui avaient créé cette musique le pensaient aussi, mais ils avaient d’autres problèmes à résoudre. Peut-être ai-je eu un regard de cinéaste, le cinéma étant ma passion première. En tout cas j’ai tout de suite vu l’importance de ce mouvement, qui pour nous est une vraie révolution culturelle.
Je suis tombé amoureux de cette musique dès que j’ai rencontré les premiers chanteurs de champeta, à commencer par Justo Valdez, chanteur du groupe Son Palenque, qui vendait des lunettes pour les touristes à la plage. Il m’a interprété plusieurs morceaux a capella, il y avait plein d’« atalakus » dans ses chansons, ces animations qui distinguent le soukous ou le ndombolo. Ça m’a tout de suite frappé, et sans rien connaître, j’ai adoré. Ensuite en allant aux sound systems j’ai vu que, comme le reggae, la champeta était une philosophie, une manière de vivre.
Ça veut dire quoi champeta ?
C’est un nom utilisé pour désigner une petite machette, utilisée dans les marches populaires. Par métaphore, la champeta est comme un couteau qui a cassé l´histoire de la Colombie en deux, qui a brisé la Carthagène blanche métisse (en somme, celle de ceux qui ne se considèrent pas comme noirs), qui a brisé l’histoire de notre mentalité coloniale pour imposer une autre mouvance. Une musique faite à partir de rien, par des gens qui n’avaient pas de moyens financiers.
La champeta prend racines dans les années 1970…
En fait ce mouvement avait commencé une bonne vingtaine d’années avant, notamment avec le groupe Wganda Kenya, et Abelardo Carbono. Shakara de Fela Kuti est sorti en 1972 au Nigeria ; en 1976, en Colombie, Wganda Kenya était déjà en train d’enregistrer une reprise hyper inspirée qui marque encore les esprits aujourd’hui. Ainsi la Colombie fut pionnière en matière d’afrobeat dans le continent américain. A cette époque, le label Machuca enregistrait plein de covers de morceaux africains qui étaient à la mode dans les sound-systems. Machuca enregistrait pas mal de reprises du label Debs en Guadeloupe, des reprises des morceaux congolais ou nigérians, aussi de Myriam Makeba, qui était très populaire à l’époque. D’ailleurs Machuca a produit un disque hommage à Myriam Makeba, un truc psychédélique qu’il ont appelé Miriam Makenwa. Miriam Makenwa n’était autre qu’Amina, une chanteuse de cumbia qui devait être le sosie de Makeba pour la Colombie, et qui a merveilleusement chanté dans cet album, devenu un super classique vingt ans après.
Ton premier documentaire, Les Rois Créoles de la Champeta, rend hommage à ces personnages qui font cette musique…
Oui, c’est comme ça que je suis allé au village de noirs marrons de San Basilio de Palenque où j’ai enregistré le premier album du Sexteto Tabala, un groupe que j’avais repéré quelque temps avant. Puis j’ai voyagé sur la côte Pacifique, région peuplée à 90 % par des communautés noires, et là encore j’ai vu trop de musiques incroyables, trop d’artistes, et toujours personne pour les produire. C’est comme ça que j’ai décidé de fonder mon label Palenque Records pour essayer de produire tous ces gens, et faire connaître ces musiques.
Sur ce label tu vas publier des artistes actuels comme Luis Towers, mais aussi des artistes plus roots comme Sexteto Tabala dans un style « son » afro-cubain, Las Alegres Ambulancias, dont les chants funéraires rappellent les veillées du Congo, ou encore le maître tambour Paulino Salgado Batata. Tous étaient très attachés au village de San Basilio de Palenque, auquel le nom de ton label fait écho. En quoi ce lieu est-il le centre historique et esthétique qui a permis de voir le jour à toutes ces musiques afro-colombiennes de la côte caribéenne ?
San Basilio est un village de noirs marrons fondé selon le récit par Benkos Bioho, monarque d’une ethnie de Guinée Bissau. Il avait été vendu comme esclave, et amené à Carthagène. Il a organisé une grande rébellion et a fondé plusieurs « Palenques », c’est-à-dire des villages libres où les Africains ont fondé une société rebelle qui a survécu jusqu’à aujourd’hui. Aussi, c’est particulièrement le cas de ce village qui existe depuis le seizième siècle, au fin fond de la jungle des Caraïbes colombiennes. Il a développé une langue propre, le palenquero, mélange de mots en kikongo et vieil espagnol, une vraie langue afro-américaine qui existe, et qui est même enseignée à l’école du village, dont la population avoisine les 5000 personnes.
C’est dans ce village bantou qu’est né Paulino Salgado Batata, dans les années 1930. Il vient d’une dynastie sacrée de musiciens qui jouent les tambours pour les morts. Batata signifie en kikongo « plusieurs papas » : les ancêtres. Ce n’est qu’un exemple parmi tant : ce village est une vraie mine d’or en musique, il y a une dizaine de groupes musicaux, et une palanquée de compositeurs.
Ce village a une histoire, un son, très différents des villages alentours, où il y a plus de métissage, et d’autres musiques. Et ce sont les palenqueros qui ont été les premiers à enregistrer les champetas au cours des années 1980, la diaspora palenquera étant installée à Carthagène et Barranquilla, avec leurs propres quartiers et de terribles sound-systems qui ont fait les belles pages de l’histoire de la champeta. Luis Towers vient de là, il est en quelque sorte l’équivalent d’un chanteur de dance-hall des années 1990, avec une esthétique proche, mais aussi l’influence du soukous, mbaqanga, makossa, highlife, etc.
Les Picós et la champeta sont-ils toujours le son de Carthagène ?
Oui les Picós (l’équivalent des sound-systems, juchés sur des camions, d’où le nom picos dérivé du pick-up américain, NDLR) sont éternels chez nous, et ils seront toujours le cœur de la champeta. Comme les sound-systems en Jamaïque, tous les ans ils changent de style, de son, de musique, etc. C’est comme une éternelle évolution. Ils ont engendré toute une culture champe-punk, sauvage, indépendante et autosuffisante, car certains génèrent beaucoup d’argent. Les Picós ont une culture extrêmement variée : musique congolaise, camerounaise, énormément de Igbo highlife, soukous, mbaqanga de Soweto, benga du Kenya, makossa, coupé décalé, tchimurenga, ndombolo. C’est sans fin, comme pour les artistes : Prince Nico Mbarga, Mbillia Bell, Lokassa Ya Mbongo, Pepe Kalle et Empire Bakuba, Souls brothers d’Afrique du Sud, Mahotela Queens, Oriental Brothers, Sir Warrior, Bopol Mansiamina et Tilda, tous ceux-là sont les dieux de la musique africaine à Carthagène !
En 2007, tu as produit Voodoo Love Inna Champeta-Land qui réunit Afro-Colombiens des barrios et des Africains des faubourgs parisiens, comme les Congolais Rigo Star et Dally Kimoko, mais aussi la diva guinéenne Hadja Kouyaté et son compatriote le génial guitariste Sékou Diabaté. Comment s’est passée cette rencontre après tant de siècles ?
En 2002 j’ai invité le musicien congolais Bopol Mansiamina en Colombie, pour donner des cours de guitare aux musiciens de champeta. Il y avait aussi le batteur camerounais Guy Bilong, et j’en ai profité pour commencer cet album, qui m’a pris cinq ans. Je voulais rassembler les stars de la champeta et les stars du Congo, Cameroun, Guinée Conakry, avec une pléiade d’artistes qui étaient des légendes chez nous sans le savoir, et qui avaient marqué la naissance de la champeta. Ce projet musical était un rêve qui est devenu une réalité, permettant d reconnecter les communautés des deux côtés de l’océan. Mais ce fut long : il y eut les premières sessions à Carthagène, puis à Bogota, et après Paris, avec d’autres musiciens venant du Congo, de la Guinée, d’Angola, de Guyane, du Cameroun et même du Nigeria. Le chanteur Nyboma a posé sa voix dans deux morceaux. Le guitariste Sékou « diamond fingers » Diabaté, légende de la musique africaine et l’un des fondateurs de l’orchestre Bembeya Jazz, a aussi participé à l’aventure de ce disque-voyage entre l’Afrique et Afrocolombia. Il y a aussi les Congolais Diblo Dibala, Caïen Madoka, Dally Kimoko et Rigo Star. Et les célèbres « animateurs » de la musique congolaise : 3615 Code Niawu et Ocean. Ce fut un grand délire, mais aussi un immense plaisir.
Rumba congolaise, afro-latin guinéen, folk griottique sénégalais, afrobeat nigérian, funk ghanéen… Tu es devenu un spécialiste sur bien des styles de musiques africaines. Quels points communs vois-tu à toutes ces musiques ?
La musique africaine est à la racine de toutes les musiques, depuis le jazz jusqu’au rap, en passant par le rock ou Jimi Hendrix. Qu’il s’agisse de musiques profanes ou de musiques plus mystiques. Et cela transcende la music business, c’est plutôt un rituel, une initiation, une transe. Toutes ces musiques sont nées pour parler avec l’au-delà. Comme disait Jimi Hendrix : « are u experienced ? » (« es-tu initié ? »). Ces musiques viennent de la terre, du territoire et de traditions millénaires qui ont été simplement refaçonnées pour être dansées dans les boites de nuit.
Et comment toutes ces musiques résonnent-elles en Colombie, où se trouvent de nombreux amateurs de sons africains ?
Si les sound-systems de Barranquilla et Carthagène sont les bibliothèques des musiques du ghetto, il y a aussi beaucoup de groupes de musique afrocolombienne toute tendances. C’est comme une revisitation de l’esprit des ancêtres, à notre sauce. Quand j’ai produit un disque comme celui de Batata y su Rumba Palenquera, j’ai d’ailleurs choisi une vingtaine des morceaux du Congo, du Nigeria, du Mali. On s’en est inspiré, et à partir de là, on a inventé autre chose.
Tu as aussi travaillé sur les musiques afro-colombiennes de la côte Pacifique. Quels sont les différences avec celles qui viennent du côté de Carthagène et Baranquilla ?
La musique du Pacifique n’à rien avoir. Tout d’abord elle a des origines dans d’autres coins d’Afrique, et puis les gens ont intégré l’influence des musiques européennes (contredanse, polka, mazurka). J’ai récemment enregistré le disque Dinastia Torres, los duendes de la Marimba, une famille de balafonistes de la région du Cauca.
Il y a une multitude de genres — currulao, chirimia, Aguabajo, abozao, juga… — qui viennent de cette région fascinante. Ici on rentre dans une autre Afrique que celle de Palenque, et des communautés qui vivent une réalité différente, car c’est une région de grandes forêts tropicales, où les fleuves sont les principales voies de communication. Dans le nord de la côte pacifique il y a les fanfares ou chirimias, sorte de jazz afrocolombien, dans le Pacifique sud il y a les ensembles de balafons ou marimbas, qui font beaucoup penser à certaines musiques du Mali, du Sénegal, ou du Cameroun. Richard Bona était émerveillé par le disque de la Dinastia Torres, il a dit que quand il écoute les balafons afrocolombiens et leurs chants, ça lui rappelait les musiques des Pygmées. Ce disque est une sorte d’hommage au groupe phare Konono no 1. On a voulu chercher un son dans ce sens.
Au vu de la place « problématique » de la part africaine dans l’histoire colombienne, peut-on voir dans ton travail une ambition/dimension politique ?
J’envisage mon travail comme un catalyseur, pour impulser une révolution culturelle en Colombie, et que les artistes afro-colombiens avancent et soient connus au niveau international. La musique en soi est essentiellement spirituelle donc mystique. J’ai toujours pensé qu’une musique pour durer dans le temps doit avoir cette pulsion d’origine, une force qui va au-delà de la musique même. Colombiafrica est un nom qui correspond bien à ces réalités. Et que cette Afrocolombia a largement de quoi être une puissance mondiale en musique. Je crois que cela peut changer certaines mentalités, pour essayer d’en finir avec la mentalité colonialiste qui pourrit ce pays.
Justement, la situation de la communauté noire s’est-elle améliorée ces vingt dernières années ?
La situation des communautés noires en Colombie s’est améliorée un peu aux plans de sa reconnaissance par l’Etat et la société colombienne métisse, mais en même temps elle devient de pire en pire pour les gens qui habitent dans les villages et autres endroits du monde rural, du fait du conflit armé que règne dans ce pays depuis près de soixante-dix ans. En fait, la Colombie reste un pays très raciste et colonialiste, et mon but, tu l’auras compris, est de parvenir à changer peu à peu tout cela avec pour seules armes la culture et la musique.