« The American Negro, tant en termes d’expérience collective que d’expressions individuelles, est révélateur, provocant et inspirant, et devrait se poser comme un élément central de notre appréhension du racisme et l’écriture d’un nouveau chapitre de l’histoire américaine aujourd’hui. » Dans l’argumentaire de son disque, Adrian Younge n’y va pas par quatre chemins. Ce nouveau projet serait le plus important de sa carrière, selon ses propres termes. On le laissera juge, même s’il ne fait aucun doute que The American Negro se situe nettement plus haut dans la pile des disques qui portent son nom que la récente série intitulée Jazz Is Dead (une dénomination qui fleure bon le marketing rance, et qui est aussi celle de son label), associant des vétérans du jazz (Doug Carn, Gary Bartz, Roy Ayers…) à la paire qu’il forme de longue date avec l’ancien A Tribe Called Quest, Ali Shaheed Muhammad. Ces deux-là s’étaient illustrés sur le plutôt réussi The Midnight Hour, comblant notamment les plus férus dans un New Morning surblindé.
Un peu moins de deux ans, mais une pandémie plus tard, le suractif producteur californien – depuis une dizaine d’années, il tombe les sessions, figurant auprès de Kendrick Lamar, Ghostface Killah, Bilal… – est donc de retour avec cet album, dont il assume le contrôle de bout en bout. Il y officie sur la plupart des instruments (tout type de claviers, basse, batterie, guitares, vibraphone, saxophone…), ne conviant que quelques voix dont celle du fidèle Loren Oden et un orchestre dirigé par ses soins. Celui qui proclamait autrefois réinventer la soul, le même qui désormais se compare à Quincy Jones, capable d’écrire « une bonne chanson tous les deux, trois jours », parvient — malgré toute sa mégalomanie — enfin à convaincre avec ce projet.
À l’image de la pochette, il y plonge avec âpreté dans la noirceur des rapports entre les deux faces d’un même pays : les Etats-Unis. « The American Negro dissèque les mécanismes cachés d’une forme de racisme aveugle, utilisant la musique comme un médium capable de restaurer la dignité et l’estime de soi des Afro-Américains comme moi. » Pour porter ces maux dits, ces mots scandés, la bande-son puise aux multiples sources de la Great Black Music : soul, jazz, funk, gospel, en un subtil mix s’appuyant sur un savant dosage. Emblématique de cette démarche qui se veut conceptuelle, le morceau titre de cet album (à l’évidence un manifeste) manie, non sans une douce-amère ambiguïté, la douceur de la soul à l’amertume poétique d’un quotidien clivé par une ségrégation toujours omniprésente en toile de fond.
Je viens de parler à Archie Shepp qui estime que le mouvement Black Lives Matter est différent de ceux des années 1960… Pensez-vous comme lui ?
Le mouvement Black Lives Matter est différent des années 1960 à bien des égards. Tout d’abord, c’est un mouvement plus global que celui du Black Power. De plus, l’objectif est différent. Black Lives Matter affirme que la valeur de notre vie devrait être identique à celle d’une personne blanche. Essentiellement, le système de justice devrait nous traiter en toute égalité. Cela constitue le noyau du BLM, même si c’est bien plus que cela. Le Black Power était plus axé sur la conscience noire et la liberté des Noirs-Américains.
Quand on connaît les difficultés de nommer la communauté (afro-américaine, noire-américaine, africaine-américaine, etc.), le choix du mot « Negro » (qu’on pourrait traduire par « Nègre ») n’est pas neutre. Quelle histoire raconte ce terme ? Et est-ce une allusion explicite à «I’m not Your Negro» (le livre de James Baldwin) ?
Cela n’a rien à voir avec I’m Not Your Negro. Negro est un terme qui était autrefois accepté par les Noirs-Américains. C’est un terme générationnel, à une époque où nous étions également considérés comme « colorés ». La connotation de negro s’est maintenant transformée en un terme quelque peu péjoratif et/ou archaïque qui a une charge historique. La raison pour laquelle j’ai utilisé ce mot dans le titre de mon album est que j’ai cherché à apporter ce poids dans le présent.
Comme nous le savons depuis longtemps, la révolution ne sera pas télévisée. Mais croyez-vous que la musique est une arme pour changer le futur ?
La musique est l’une des armes les plus importantes dont nous disposons. C’est quelque chose d’intemporel et qui délivre un message d’harmonie. Les gens digèrent la musique différemment : certains refusent d’écouter ou de lire sur la politique, mais gardent leur esprit et leur cœur ouverts au son. La musique est la clé.
Pourquoi avoir choisi une diffusion multicanal (podcast, court métrage, etc.) pour cette publication ? Pour en dire plus ? Pour toucher plus de gens ?
Ma tâche ici est de diffuser un message qui est la déclaration musicale la plus importante de ma carrière. Je voulais que cela aille aussi loin que possible. Cela étant dit, j’ai créé ces pièces qui accompagnent ce disque afin d’éduquer les gens sur l’évolution du racisme en Amérique et dans le monde.
La pandémie met en lumière les inégalités raciales et sociales aux États-Unis, comme le poète Ishmael Reed l’a si bien décrit dans une chronique au printemps dernier. La solution n’est-elle pas « une révolution arc-en-ciel » comme l’a proclamé il y a plus de cinquante ans Fred Hampton ?
Pour que le changement se produise, les gens des deux côtés doivent se battre. Nous devons nous unir pour le bien commun de l’humanité et veiller à ce que l’injustice soit éradiquée. Il fut un temps en Amérique où la « race », qui est une construction sociale, était inexistante. Il y aura toujours une sorte de structure de classe ou de stratification dans n’importe quelle communauté, mais l’union des peuples permet de neutraliser cette division.
Pour cet album, vous vous situez dans la Great Black Music plus que dans un seul style précis… En quoi cette diversité créative, du blues au grime, est-elle la meilleure façon de raconter le sort d’une communauté ?
Ma musique est mon document. C’est la façon dont je raconte une histoire à ceux qui sont prêts à l’écouter. Elle vise à écrire un message sur l’estime de soi et s’inscrire dans la postérité. Les compositions et les textures sonores résonnent simplement dans ce timbre qui est le mien.
Plusieurs décennies après Richard Wright, êtes-vous toujours optimiste quant à l’avenir ?
Je suis très optimiste quant à l’avenir. Nous n’avons plus les terribles lois de Jim Crow qui sont appliquées en Amérique. Cependant, nous avons encore affaire au vestige et aux « coutumes » que ces lois ont générées. Nous nous dirigeons vers un avenir meilleur et, dans cette route, l’éducation est essentielle. C’est pourquoi j’ai créé The American Negro.
Adrian Younge, The American Negro, sortie le 26 février 2021 (Jazz is dead).