Disponible sur les plateformes, cette compilation parue en 2009 (Aztec Music) réunit 28 titres cultissimes du raï algérien. De quoi retrouver l’âge d’or d’un genre qui rayonna à l’international, tout en restant le plus prisé… et le plus mal aimé du pays.
Photo : Festival de la chanson Raï en France (1986), de gauche à droite : Cheb Mami, Cheb Khaled, Cheb Hamid, Cheb Sahraoui
Le raï est un genre musical populaire de l’Ouest algérien qui tire son origine du wahrani (l’Oranais), genre musical du terroir de l’Ouest algérien, une adaptation plus moderne, datant des années 30, du melhoun maghrébin (poésie populaire modale du XVI siècle, inspirée de l’arabo-andalou). Les illustres chantres des années 30-40’ comme Hachemi Bensmir, Cheikh Khaldi ont légué un héritage encore vivace dans les mémoires et des chansons éternelles comme « Bakhta »* reprise par Cheb Khaled en 1995.
Comme la ville portuaire d’Oran, riche de ses brassages, le wahrani en perpétuelle mutation se modernise, notamment avec l’introduction d’instruments comme l’accordéon, le banjo et le piano. C’est ainsi que naît le raï (littéralement « l’opinion ») qui relate les peines de cœur des jeunes épris, les aléas de la misère sociale et les brutalités du colonialisme français… le tout, avec des mélopées franches et des rythmes saccadés aux sons de la gasba (flûte) et du guellal (percussion). « Le secret du raï réside dans sa spontanéité et reflète la vie des couches paysannes et nouvellement urbaines », résume bien le journaliste algérien Mohamed Balhi.
Bien accueilli dans sa variante « politiquement correcte » appelée el Asri (« le moderne ») et ses influences égyptiennes des années 50, le raï sulfureux reste confiné depuis les années 30 dans les bars, les bordels et cabarets peu fréquentables de l’Ouest algérien et connaît des décennies de marginalisation dans l’underground, avant de rayonner à l’échelle planétaire vers la fin des années 80. C’est la « musique du diable » qui, à l’instar du blues, traduit un ressenti, une complainte marquée par un langage irrévérencieux, des sujets tabous et des textes très suggestifs et outrageusement charnels aux antipodes du puritanisme musulman. Il n’est qu’à écouter la chanson de « Charak Gatâa** » (Déchire, coupe) de Cheikha Remitti pour en avoir un aperçu.
« Coupe ! Déchire ! Embrasse-moi comme hier sur le matelas
L’amour, ô l’amour, l’amour, l’amour***
Étreinte, étreinte, étreinte, j’offre à mon amant ce qu’il désire
L’amour, l’amour, l’amour, l’amour*** »
L’année de la consécration
En infraction perpétuelle avec les codes religieux repris par l’Algérie officielle, le raï est donc tenu à bonne distance des médias publics. Mais il séduit une telle frange de la jeunesse que l’État ne peut l’ignorer et finit par lui consacrer son premier festival officiel à Oran en 1985. Une véritable consécration ! Un an plus tard, le genre a même son festival à Bobigny en France. Le début de son épopée vers le succès international.
L’anthologie Il était une fois le raï, l’âge d’or 1985-1995 revient justement sur ces années fastes et met à l’honneur dix artistes qui ont marqué cette période. On ouvre le bal avec la doyenne du rai au féminin, la sulfureuse Cheika Remitti qui signe « Ghir el baroud » (Seule la poudre du canon), puis une sélection de six morceaux de Cheb Khaled dont « Koubou koubou » (Encore une tournée) qui sera réenregistré plus tard pour l’album N’ssi N’ssi, ou encore « Ya Taleb » (Toi, le marabout). Le couple raï le plus sexy des Eighties, Fadela & Sahraoui, nous offre une ode triviale à l’amour avec « Nssal Fik » (Tu es à moi). De quoi ouvrir le chapitre du raï love qui se poursuit avec des grands succès de Cheb Hasni : « Baida mon amour » (la blonde, mon amour), la douce et triste mélopée de « A labess » (Tout va bien)… On retrouve aussi bien sûr Cheb Mami, les raimen et rockers de Raina Raï, Houari Benchenet, Cheba Zahouania et Cheb Bilal. La compile oscille entre rythmes joyeux et complaintes poignantes mêlant aux sons de la guasba et du guellal ceux du synthétiseur, de l’accordéon et de la derbouka pour narrer la jalousie, l’amour, les jolis minois, le badinage et la nostalgie, les thèmes de prédilections du raï.
Les années 80 sont sans conteste les plus pop, funky, rocky du Raï. Un laboratoire rendu possible grâce aux frères Rachid et Fethi (Baba Hmed), deux producteurs qui ont lancé la carrière de Cheb Khaled, Cheb Anouar, Cheba Fadela et Sahroui, Houari Benchenet et tant d’autres. Ils ont contribué à moderniser le raï et le faire connaître. En 1992, Cheb Khaled est au Top 50 en France avec son interprétation de « Didi ». Cet essor, en France puis ailleurs contribue d’ailleurs à sa démocratisation en Algérie où le genre tend à être mieux accepté. Les Algériens « non-initiés » entendent enfin du raï sur les ondes de la radio algérienne. Une première ! « Je suis un mélomane explorateur et curieux mais j’affectionne particulièrement le raï que j’ai découvert jeune grâce à mes aînés, mais aussi à l’émission Radio Bled Music, un ovni des années 90 qui n’a plus son équivalent aujourd’hui. Des artistes comme Boutaiba Sghir, Remitti, El Sahraoui, Zahouania, Cheick Naam m’inspirent toujours », confie Issem Bosli, lead vocal de la formation algérienne Djmawi Africa. Avant de conclure « Le raï est organique, bestial, humain et chaleureux ».
L’âge d’or du raï s’achève dans le sang : en 1994, Cheb Hasni est assassiné par les islamistes algériens. Le producteur Rachid Baba Hmed est également mort assassiné le 15 février 1995 par le Groupe Islamique Armé (GIA). Cette tragédie marque la fin des années euphoriques 1985-1995 et l’avènement de celles de la censure, du couvre-feu et de la menace. Le raï, canaille et libertaire, est une cible de choix. Il n’échappe pas à la chappe de plomb qui s’abat sur l’Algérie.
Au début des années 2000 : le raï vit un nouveau souffle mais il demeure un genre musical controversé et peu présent sur la scène officielle. Considérés comme des « parias » de la société, ses chanteurs se produisent principalement encore dans les cercles fermés et underground des cabarets et des night-clubs, mais ils continuent néanmoins de gagner des adeptes parmi les plus jeunes en Algérie : avec ses enregistrements live, ses chaînes YouTube… le raï demeure sans doute la plus prolifique, prospère et informelle des industries musicales algériennes. Son empreinte a durablement marqué la jeunesse maghrébine, et influencé sa manière de consommer la musique. Il est aussi passé dans les mœurs et dans la culture de base des enfants de la diaspora algérienne en France qui le mêlent au reggae, au R’n’B et bien sûr au rap. C’était le cas dès 1999 dans la chanson « Tonton du Bled » du groupe 113 (1999) ou encore dans les compiles Raï’n’B Fever (2004), signées DJ Kore et Scalp… et cela se poursuit aujourd’hui, avec des artistes comme Soolking ou, dans un tout autre genre, chez Sofiane Saïdi ou ses amis de l’orchestre Fanfaraï qui ont décidé de maintenir vivante en France la flamme du raï. Leur dernier disque s’appelle justement « raï is not dead ». À bon entendeur…
Écoutez Il était une fois le raï sur Spotify, Deezer, Apple Music ou YouTube.
Lire ensuite : Cheb Hasni, un chant d’amour au temps du couvre-feu
*le nom de la muse de Cheick Khaldi
**Charak Gatâa, Pathé 1954
*** en français dans le texte originel