Bien que l’histoire de la musique apala soit quelque peu difficile à démêler, sa création et sa popularité sont à jamais associées au regretté et légendaire Haruna Ishola. Né en 1919 à Igbaire Oko-Sopin, village situé dans l’état de Ijebu-Igbo (aujourd’hui Ogun), Haruna Ishola Adebayo Bello, plus connu sous le nom de « Baba Ngani Agba », se lance dans la musique dès son plus jeune âge, et sera jusqu’à sa mort en 1983, considéré comme le père de la musique apala, remportant un énorme succès tant au niveau local qu’international.
Certains prétendent que l’apala est originaire de Ede, ville du sud-ouest du Nigéria où le récit traditionnel fait remonter la genèse de ce style à l’année 1938, lorsqu’un homme nommé Balogun et son fils Tijani commencèrent à se faire un nom comme chanteurs d’apala. Une autre version populaire affirme que cette musique existait déjà avant cette date – un certain Ajadi Ilorin s’en étant fait le spécialiste dès 1930. Enfin, une dernière théorie suppose que l’apala serait issue de différentes branches de la communauté yoruba, ce qui expliquerait la diversité des styles que cette musique offre : « apala san-an », « apala songa », « apala igunnu », parmi bien d’autres. L’apala, à l’instar de la musique fuji, s’est développée comme un style d’improvisation issu du were ; c’est d’ailleurs sous le nom de « ere fowo beti » qu’on l’a d’abord désignée au sein de la communauté musulmane yoruba.
Par la suite, et avant que Haruna Ishola ne donne au genre son appellation définitive en 1947, il était connu sous les noms de « oshugbo » et « area ». Le propre fils du fondateur du genre, Musiliu « Haruna » Ishola, qui n’aura eu de cesse de perpétuer l’héritage de son père en tant que musicien apala, a également révélé dans une interview que son grand-père et ses ancêtres utilisaient le terme « ewele ». À cette occasion, il précisa également que la musique n’était pas encore accompagnée de tambours, jusqu’à ce que son père entre en contact avec un batteur, après quoi il décida d’incorporer des tambours et utiliser le terme « apala ».
La musique apala est principalement composée d’instruments tels que le shékéré (hochet de calebasse), l’agidigbo (piano à pouce) et l’agogo (cloche), ainsi que de tambours parlants tels que le gangan. Musique très percussive, l’apala a été créée comme une forme de rébellion culturelle à la domination coloniale de l’Empire britannique sur le Nigéria, qui n’a pris fin qu’en 1960, lorsque le pays a obtenu son indépendance. À contre-courant de la tendance de l’époque, les interprètes d’apala résistèrent à l’incorporation d’instruments occidentaux dans le genre. Dans le même temps, le genre a été peu à peu dépouillé de ses connotations religieuses au fil des années, gagnant du même coup en popularité. Sans pour autant renoncer à ses valeurs africaines, l’apala commence à s’inspirer d’autres genres comme la musique cubaine, adoptant des instruments tels les claves, les maracas et l’ogido – localement connu comme akuba, il prend la forme d’un tambour conga, de plus grande dimension, offrant ainsi une gamme de sons plus large.
Bien qu’Ishola ait été initié au chant par son père, figure essentielle qu’il a perdue dans sa prime jeunesse, ce n’est qu’en 1947, à l’âge de 28 ans, que le jeune homme formé à l’orfèvrerie s’installe à Osogbo pour se consacrer à la musique et former son premier groupe d’apala. C’est alors que la carrière musicale d’Ishola démarre officiellement et publiquement, avec un premier album intitulé Orimolusi Adeboye, qui sort en 1948 à l’occasion du couronnement d’un puissant « Oba » (roi) à Ijebu-Igbo. Si le label est britannique – His Master’s Voice (HMV) –, l’album n’aura que peu d’impact commercial et ne permettra pas à Haruna Ishola d’accéder à la célébrité. Ce qui ne l’empêche pas de voyager un peu partout en tant qu’artiste de scène, faisant rapidement de lui l’un des artistes les plus demandés par les élites nigérianes et les cercles mondains lors des fêtes d’Owambe. Il règnera en maître tout au long des années 50, parcourant la région du Sud-Ouest avec son groupe d’apala, avec un répertoire qui marquera durablement la haute société nigériane de son répertoire musical.
Les choses prennent une tournure encore plus favorable pour le chanteur en 1955, lorsqu’il enregistre une nouvelle version de son album de 1948, à la suite du décès d’Oba Adeboye dans un tragique accident. L’album culmine en tête des ventes, et Haruna Ishola est finalement acclamé, devenant enfin le musicien d’apala le plus populaire et le plus vénéré du Nigéria. C’est par son utilisation très personnelle des proverbes yorubas et des récitations coraniques dans ses chansons qu’il se fait une réputation unique. Tout au long de sa carrière, Haruna Ishola s’abstiendra d’utiliser des instruments de musique occidentaux, comme c’est généralement le cas pour les artistes d’apala. Sa ténacité aura largement contribué à son succès, en résonance avec le peuple profondément attaché à partager une musique locale dépourvue de toute influence occidentale. En somme, l’apala de Ishola était une manière de défier la domination coloniale britannique.
Lors de ses concerts, Haruna Ishola était souvent assis aux côtés de son groupe, un chœur de chanteurs et de musiciens spécialistes du gangan, de l’agogo, de l’akuba et de l’agidigbo (lamellophone), des instruments qui jouèrent un rôle essentiel dans la sonorité unique de l’apala. Ishola était exceptionnellement doué pour les chants de louange et séduisait son auditoire par la puissance de sa voix. Alors que sa renommée s’étend sur tout le continent, le père de l’apala devient plus qu’un musicien : il est tout à la fois un observateur de la société, un philanthrope et un chroniqueur d’événements historiques. Ses paroles incitent à la réflexion tandis qu’il médite au sens de la vie et à d’autres sujets profonds, chantant sous la forme de paraboles et d’anecdotes. On l’entend notamment sur un disque comme Gani Alarape où il déclame « Bi ina ba wole, okunkun n la ti salo o. Ina ran ota lo ma jo », ce qui signifie : « Quand la lumière entre, elle chasse les ténèbres. Quand le feu brûle, les ennemis sont embrasés. »
En 1960, après que le Nigéria a gagné son indépendance, Ishola sort une chanson intitulée en anglais « Punctuality is the Soul of Business » (« La Ponctualité est l’âme des affaires ») sur Decca Records (une maison de disques britannique, à nouveau, qui deviendra filiale d’Universal Music Group en 1980). C’est également chez Decca Records qu’il sortira en 1971 son album le plus vendu, Oroki Social Club, qui se serait écoulé à plus de cinq millions d’exemplaires. Le titre est une référence directe à l’« Oroki Social Club », un mouvement politique né dans les années 1960, au moment où le gouvernement dirigé par Akintola ne cessait d’opprimer les partisans de son adversaire électoral de 1962, le chef Obafemi Awolowo. Parmi les disciples d’Obafemi Awolowo, 51 jeunes de la ville d’Osogbo, fortement soudés et politisés, se constituèrent en un groupe politique. C’est d’ailleurs lors d’un débat au cours duquel ils élaborent un plan pour s’impliquer davantage dans les affaires de la ville, qu’ils décidèrent de donner ce nom à leur « club ». Par la suite, plusieurs membres de l’Oroki Social Club deviendront des hommes politiques influents qui contribueront largement au développement d’Osogbo et à la tournure libérale que prendra la ville. Ces jeunes activistes sont reconnus et respectés à la fois par les élites et les citoyens ordinaires pour leur attitude en tant que membres d’un club social et pour l’impact qu’ils ont sur les affaires sociopolitiques d’Osogbo. La chanson-titre de l’album d’Ishola rend ainsi hommage à la boîte de nuit prestigieuse qui est aussi le siège politique d’Osogbo, où Ishola se produisait souvent devant un public enthousiaste lors de performances dont la durée s’étire de quatre à dix heures. Sur ce titre, il chante : « Étudiants, venez danser notre musique, apala est très facile fenikeni. » Le succès massif de l’album offrira au club et à ses membres fondateurs une popularité non négligeable.
Haruna Ishola sera également l’un des premiers artistes nigérians et le premier musicien d’apala à effectuer une grande tournée musicale à travers le monde, passant notamment par la France, la Suède, les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Italie et l’Allemagne de l’Ouest. À son retour de la tournée londonienne, il publie l’album On my way to London, sur lequel il chante « On my way to London ko s’ewu rara », ce qui signifie : « En me rendant à Londres, il n’y avait aucun danger. » Grâce à l’intérêt continu du public pour sa musique, Haruna Ishola sera considéré comme l’un des musiciens nigérians les plus riches de son époque, suscitant au passage l’admiration des Occidentaux, stupéfaits par la richesse et l’aisance de l’artiste africain. Il se rend régulièrement à Londres où il y aurait reçu un accueil plus que cordial de la part de plusieurs directeurs de banque.
En 1969, Haruna Ishola fonde le label STAR Records Ltd. en partenariat avec le célèbre musicien de juju, I.K. Dairo. Premier label appartenant intégralement à des artistes africains, c’est grâce à lui que Haruna Ishola continuera développer sa carrière artistique, y publiant des disques comme Eni Ti Olorun Se Fun, Ire Owe Pelu Omo Dakun Tomi Wa et Alaye Oro Lorin Tiwa. Aux premiers temps du label, la plupart des disques étaient pressés par Record Manufactures Nigeria Ltd. ou Decca (à Londres), avant que le musicien-entrepreneur ne fonde finalement sa propre maison de disques en 1979, Phonodisk, disposant d’une usine de pressage et d’un studio d’enregistrement propres. Le label aura accueilli nombre d’artistes émergents qui bénéficient alors d’une structure professionnelle. Il faut préciser qu’avant de fonder STAR Records, Haruna Ishola avait d’abord créé un label en partenariat avec Nurudeen Alowonle, directeur général de la société, ainsi qu’avec deux autres hommes d’affaires. La collaboration prend fin après que le directeur général a été pris en flagrant délit de détournement des recettes provenant des ventes de disques. Après la dissolution de la société, Haruna Ishola et Nurudeen Alowonle se livreront à une interminable bataille juridique quant au droit d’utilisation du nom de la société.
L’industrie musicale évolue profondément dans les années 1980, avec la prolifération de la musique numérique causée par les interdictions régulières de concerts. Cependant, même à cette époque, Haruna Ishola ne cesse de prospérer et continue d’être largement reconnu comme le pionnier de l’apala. En 1981, il devient même « Membre de l’Ordre du Niger » (M.O.N) en reconnaissance de ses prouesses, un titre qui lui est décerné par Alhaji Shehu Shagari, alors président de la République fédérale du Nigéria. Bien qu’il ait été concurrencé par d’autres artistes comme Kasunmu Adio, Sefiu Ayan ou Ajao Oru (soi-disant le premier artiste africain à enregistrer un album pour une maison de disques britannique, Philips Recording Company), le seul autre nom qui ait atteint des sommets commerciaux et rivalisé avec Haruna Ishola dans la musique apala est celui d’Ayinla Omowura. Ce dernier s’est franchement disputé avec Haruna Ishola avant de reconnaître plus tard la supériorité du vétéran. Haruna Ishola décèdera en 1983 et son fils, Musiliu « Haruna » Ishola, perpétuera son héritage, connaissant un énorme succès dans les années 1990 et au début des années 2000, sur les traces exactes de son père.
Si l’apala connaît un fort déclin au milieu des années 2000, une époque qui voit la musique nigériane changer de son et de style, des artistes du néo-fuji comme Terry Apala, Qdot et Seyi Vibez continueront d’infuser des éléments d’apala dans leur propre musique. Une spécificité particulièrement évidente dans la cadence des chansons, mais aussi dans l’ingénieuse utilisation de la langue yoruba pour réciter des textes poétiques captivants, et raconter des histoires qui fascinent les auditeurs, redorant à nouveau le blason de Haruna Ishola et rappelant l’influence durable de l’apala sur la musique nigériane contemporaine.