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The Pan African Music Magazine
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4 AM : l’heure du combattant Delgres

Avec 4 AM, le second volet de son « odyssée Caraïbe », le trio Delgrès donne la parole à ceux que l’on n’entend pas, déracinés ou travailleurs invisibles, à travers l’histoire familiale de son leader, le Guadeloupéen Pascal Danaë. Interview.

Avec Mo Jodi (2018), le premier album de groupe, Pascal Danaë renouait avec Louis Delgres (1766-1802) : héros oublié, qui s’est sacrifié au nom du combat contre l’esclavage, et pour la liberté dans les Antilles françaises. Le chanteur, guitariste et auteur-compositeur retrouvait grâce à cette figure glorieuse une forme de dignité ; lui qui, né en France hexagonale de parents antillais, a souvent eu le sentiment « d’être légèrement sur le côté », un peu « comme un émigré invisible ».

Avec ce nouvel opus, 4 AM (« 4 heure du matin » en français, « 4 ed maten » en créole), Pascal Danaë, éternel béret façon Black Panthers vissé sur la tête, poursuit sa quête identitaire, mais en empruntant de nouvelles routes. Une fois encore, le créole des mots se fait manifeste pour aborder des thèmes chers au trio (le déracinement, le racisme, l’aliénation par le travail, l’esclavage moderne, la résilience), tandis que le son des guitares, la batterie de Baptiste Brondy (qui fait parfois croire à un tambour) et à la puissance enivrante de la basse de Rafgee (sousaphone) se muent en caisses de résonance des douleurs et des espoirs. Mais le second volet de cette « odyssée Caraïbes » se situe dans une époque plus contemporaine et se fait, ainsi, plus autobiographique. Nous ne sommes plus en 1802 quand le colonel d’infanterie de l’Armée française Louis Delgrès, en vertu de la devise révolutionnaire « Vivre Libre ou Mourir », préfère la mort à la captivité… mais en 1958, quand le père de Pascal Danaë quitte son île natale à bord du « Colombie » pour rejoindre le port du Havre. Après Delgres le héros oublié (dans l’hexagone), Pascal Danaë honore, par le prisme de son père, les héros invisibles, « ceux qui se tuent à la tâche pour faire vivre les autres. »

Et si le groupe reste fidèle à sa signature sonore et conserve la même énergie brute, il se permet, pour notre grand plaisir, d’expérimenter des textures différentes. Son blues rock s’aventure ainsi du côté de la pop (« Se mo la ») et du hip-hop (« Lundi, mardi, mercredi ») et, à défaut de pouvoir transpirer dans une salle de concert, on a qu’une seule envie : monter le son et pousser les meubles du salon.

Lorsqu’on s’est rencontré pour la première fois, en juin 2018, votre premier album Mo Jodi n’était pas encore sorti, mais vous tourniez déjà depuis 2016 et commenciez, au festival Rio Loco de Toulouse, une gigantesque série de concerts qui allait vous conduire en Guadeloupe. Comment le groupe a t-il été accueilli chez vous ?

Pascal Danaë : Ce concert, le premier du groupe en Guadeloupe, ça reste un de nos plus beaux souvenirs de tournée à tous les trois. D’autant que l’on jouait à Basse-Terre, à L’Archipel, la Scène nationale et donc à 500 mètres du Fort Delgrès, là où tout a commencé.* Moi je suis arrivé là-bas avec une certaine appréhension : je n’ai pas grandi en Guadeloupe, je vis en France hexagonale et je débarque avec un groupe qui porte le nom de Delgrès ! C’est énorme aux Antilles, c’est un personnage connu et respecté. C’est comme si je débarquais en France et que je m’appelais De Gaulle !
Le concert se termine : les gens sont debout. On sort de scène : les gens restent et chantent « goumé, goumé, goumé… » (« se battre, se battre, sa battre »). On revient, on ressort : les gens sont toujours là, debout en train de chanter « Mr President ». Les gens ne voulaient pas partir. Je ne savais plus comment faire, j’avais la gorge serrée, Rafgee et Baptiste (Brondy) aussi. Ce concert nous a marqués à vie.

Delgres – 4 Ed Maten

Sur ce nouvel album, vous vous exprimez de manière encore un peu plus intime et autobiographique que sur le précédent, rendant notamment hommage à vos parents. Votre père est arrivé en France hexagonale en 1958. Bien avant donc la création, en 1963, du Bumidom**. Savez-vous pourquoi votre père a choisi de quitter son île ?

Mes parents ne parlaient pas trop des raisons de leur départ. Mais même si c’était déjà compliqué niveau boulot aux Antilles, j’ai le sentiment que c’était davantage lié à l’envie d’écrire une nouvelle page, qui leur appartienne à eux deux. Ma mère venait d’un quartier très populaire et il y a avaient pas mal de tensions avec la famille de mon père qui était plutôt aisée. Et puis une sœur de mon père était déjà installée ici. C’est elle qui l’a encouragé à venir en métropole. Pour la petite histoire, c’est la mère de Sydney qui est donc mon cousin ! Il est connu pour avoir, en 1984, conçu et animé la première émission télé au monde sur hip-hop, mais avant toute chose c’était un bassiste de funk ! Son père était saxophoniste, la musique était là, dans la famille depuis un moment déjà.

Le Bumidom promettait formation et réussite professionnelle. Mais souvent, en réalité, ceux qui partaient ne savaient pas ce qui les attendait. Votre père savait-il, lui ?

Au moins, il savait qu’il avait un endroit où vivre pour un temps ! Après une dizaine de jours de traversée à bord du « Colombie », ils sont arrivés au port du Havre (là où a été tourné le clip de 4 « Ed Maten », NDA). Puis direction Argenteuil, chez sa sœur donc. Je dis « ils », car mon père est arrivé en 58 avec deux de mes sœurs. Ma mère, deux autres de mes sœurs et mon frère ne l’ont rejoint qu’en 62. Je suis né un an après. Mon père était électricien de formation, mais n’a pas trouvé de travail là-dedans à son arrivée. Alors il déchargeait des caisses, il faisait de la manutention dans les gares de triage. Comme beaucoup d’autres, il se levait à 4h du matin (« 4 Ed maten » en créole), dans le froid, pour aller bosser.

Delgres – Aléas

Le titre « Aléas » évoque la séparation dans une famille, vue par un gamin de 10 ans qui ne comprend pas et se sent abandonné. Vous chantez : « Ou ésé mwen pou ou alé » (« tu m’as laissé pour t’en aller »). Dans la peau de quel membre de votre fratrie vous mettez-vous ici ?

En fait « Aléas » c’est vraiment une chanson particulière, car, en général, quand on a un groove, très rapidement je trouve un riff de guitare puis j’ai la mélodie et très peu de temps après les paroles. Là, je ne trouvais pas la mélodie. Je trouvais d’autres chansons, mais celle-là j’arrivais pas à lui tordre le cou. C’était perturbant pour moi, je me disais : « ça y est, j’ai perdu mon modjo » (rires). Puis on s’est retrouvé en studio de préproduction et les gars ont commencé à faire tourner la chanson. À un moment, j’ai eu un éclair, je suis allé dans la cabine et j’ai commencé à improviser la mélodie et les paroles. Et là, vraiment, il s’est passé quelque chose de très fort, presque mystique. Je suis rentré dans cette chanson en commençant par imaginer ce que l’une de mes sœurs avait ressenti en voyant mon père monter sur ce bateau sans savoir si elle le reverrait un jour, et puis j’ai commencé à penser à mon frère qui est parti et à mes parents qui sont partis également. Le truc est monté, monté, monté… J’ai fini la prise à moitié en larmes et en fait c’est cette prise là qu’on a gardée. On a essayé de changer après, mais ce n’était pas possible, c’était comme ça.

Quel rapport vos parents entretenaient-ils avec la Guadeloupe ?

Comme mon père n’est pas venu avec le Bumidom, il n’avait pas de congés bonifiés***. Après ma naissance, mes parents ont totalement fermé la porte, ils ne sont jamais retournés en Guadeloupe. Ils ont coupé les ponts, mais ils n’avaient pas de ressentiment. C’était plutôt sain, car ils n’étaient pas dans la nostalgie. Moi ça m’a permis de grandir bien dans mes baskets. J’avais l’impression que tout le monde était comme moi et grandissait dans ce métissage culturel là.

À la maison on mangeait pays, mais pas que. Mes parents parlaient créole entre eux et avec mes frères et sœurs, mais moi on ne me parlait que français parce que j’étais le petit dernier et qu’ils ne voulaient pas me perturber. Contrairement à certains cousins de ma mère qui mangeaient pays, avaient les congés bonifiés, y retournaient donc tous les deux ans et construisaient leur maison là-bas pour la retraite, mes parents n’étaient pas du tout dans la projection du retour aux Antilles. Dans leur tête c’était : on est là, on est bien là avec nos enfants, on construit notre vie ici.

Ce qui est intéressant c’est qu’ils m’ont quand même transmis tout à un tas de trucs de la culture antillaise : par le fait qu’ils parlent créole, par ces cousins qui venaient à la maison, par la musique qu’on écoutait. Moi j’avais tout un monde grâce à ça dans ma tête, une représentation des Antilles à travers ce qu’ils racontaient.

Quelles musiques écoutiez-vous justement à la maison ?

Beaucoup de compa et de musiques africaines : Franco et Prince Nico Mbarga surtout. Son titre « Sweet Mother » cartonnait ! Un peu de gwo ka aussi, beaucoup de musiques afro-cubaines (Célia Cruz), de la musique brésilienne, du jazz. Il y avait un éclectisme vraiment fort à la maison, d’autant que mes grandes sœurs écoutaient du rythm and blues (James Brown, Aretha Franklin) et que j’avais un parrain qui était fan de rock anglais !

Vos parents ont-ils jamais évoqué avec vous ce choc culturel que beaucoup d’ultra-marins ont ressenti à leur arrivée : le fait de sentir, comme le disait Aimé Césaire, non pas « des citoyens à part entière », mais des « citoyens entièrement à part » ?

Alors, c’est certain, mon père – qui a finalement trouvé un emploi d’électricien et travaillait en usine — a eu le droit à son lot de considérations racistes. Mais bon, avoir à faire à un imbécile raciste ou à un autre, il n’y accordait pas plus d’importance. Pour lui, ce qui comptait, c’était le combat de la vie. Je le rejoins là-dessus. Je suis dans le militantisme humain. À mes enfants, je dis : « Méfiez-vous des cons, quelle que soit leur couleur ! »

Dans le titre « Se mo la » (« Ces mots-là »), vous imaginez un dialogue entre votre père et l’une de vos sœurs qui, à 10 ans, s’est pris le racisme de la France de 1958 dans les dents. Votre père lui demande ce qui s’est passé dans la cour de récré, pourquoi elle a pleuré : vous chantez sa réponse : « Non mwen pe pa/Je ne peux pas/Se mo la yo ka brilé kè mwen/Ces mots-là brulent mon cœur »

On en a parlé il n’y a pas longtemps avec cette sœur qui a 15 ans de plus que moi. Une femme brillante, très drôle, très forte en gueule. Pas du tout quelqu’un qui va vous faire part de ses problèmes ou qui va se lamenter. Donc pour qu’elle évoque ces années-là et les difficultés qu’elle a eu au début, il faut vraiment rentrer dans une conversation assez deep. Et là, elle me l’a dit. Elle m’a raconté qu’à leur arrivée cela avait été super dur et qu’en fait cela avait duré tout au long de sa carrière professionnelle, que jusqu’à sa retraite elle avait ressenti du racisme. Mais voilà, il y a deux manières de réagir à ça : soit on se plaint, soit on prend le taureau par les cornes et on avance. Il faut choisir entre le statut de victime et celui de survivant, de combattant.

4 AM déjà disponible sur toutes les plateformes.

* Construit en 1650, le Fort Delgrès, anciennement Fort Saint-Charles, devient peu à peu une véritable forteresse pour faire face aux attaques régulières des Anglais. Rebaptisé Fort-Royal en 1759, il sera le siège de violents combats pendant la Révolution puis devient la base de la résistance contre l’esclavage menée par Delgrès au début du 19e siècle. Renommé en son hommage en 1989, le Fort abrite aujourd’hui un musée d’histoire de la Guadeloupe.

** BUMIDOM : Bureau pour le développement des Migrations dans les Départements d’Outre-Mer (1963- 1981). Organisme public français chargé d’accompagner l’émigration des habitants des départements d’Outre-Mer vers la France métropolitaine. Sa création, en 1963, était motivée par le besoin de main d’œuvre en métropole et par un fort taux de chômage en Outre-Mer.

*** Le congé bonifié permet au fonctionnaire originaire d’outre-mer, affecté en métropole, de bénéficier de la prise en charge, tous les 2 ans, de ses frais de transport aller/retour vers son territoire d’origine.

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