Quand le sergent Pascoal Fernandes arrive en Crimée en 1988 au Centre d’enseignement-165 Perevalnoe, cela fait 13 ans que son pays, le Cap-Vert, a accédé à l’indépendance. Il est loin le temps où le centre accueillait les combattants des mouvements de libération nationale et des partis africains, comme ceux du Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée-Bissau et des îles du Cap-Vert (PAIGC) ou le Front de Libération du Mozambique (FRELIMO). Les journées de formation technique que le centre dispense désormais aux militaires venus d’Afrique se poursuivent souvent par des soirées animées où Russes et Africains se retrouvent pour jouer de la musique.
Le Capverdien Pascoal est de ceux-là. Venu pour apprendre le métier de mécanicien et assouvir sa curiosité pour les moteurs, il a déjà une longue expérience de musicien. Santiago, l’île dont il est originaire, a donné le jour au batuku (ou batuque) et au funaná. Fils d’un immigré sénégalais parti très jeune pour les USA et d’une mère qui a connu la faim, Pascoal grandit dans un milieu rural, loin du littoral de Praia, la capitale, et intègre la chorale de la paroisse. À la maison, la famille chante et écoute de la musique. Il y a la radio, le tourne-disque, et des groupes de tocatines se produisent souvent dans le restaurant voisin. Mais pas question d’en jouer ! Sa mère est formelle, être musicien ne mène à rien. Pascoal devra attendre l’âge de 16 ans avant d’obtenir enfin l’autorisation d’apprendre à jouer de l’instrument que son père avait ramenée dans ses valises : une guitare. Et à deux conditions : que son professeur soit le déjà célèbre Ano Nobo, poète et compositeur en qui sa mère a une confiance totale, et qu’il ne se produise qu’à l’église.
Un mentor sans pareil
Réunie autour d’Ano Nobo à la guitare solo, c’est désormais toute une petite équipe qui enseigne la musique aux garçons de la chorale, à partir de compositions originales et de pièces de théâtre : Pascoal à la guitare rythmique, son oncle Afonso Andrade au violon et le cordonnier Espoutinho au cavaquinho (petite guitare à quatre cordes, NDLR). Particulièrement agile, le jeune garçon développe un style qui lui est propre : deux doigts de la main droite pour l’accompagnement et les cinq doigts de la main gauche pour jouer les notes. Pour pouvoir remplacer au pied levé le cordonnier, grand amateur de bibine, qui manquait souvent les répétitions, il apprend à jouer du cavaquinho et rompt son serment en se produisant dans des mariages, dans des baptêmes, puis dans des soirées festives où il reprend les mornas, coladeiras et autres sambas capverdiennes qui font la joie des habitants.
« C’était un an après l’indépendance, se souvient-il. Le climat politique et culturel était intense. Après des années de censure portugaise pendant lesquelles le batuku comme le funaná avaient été interdits, de surveillance même au sein de notre propre lycée par les agents de la PIDE, la police internationale de défense de l’État, nous — les jeunes — avions soif de pouvoir vivre en citoyens libres ». En 1978, dans cette ambiance euphorique où tout semble possible, Pascoal, qui a 18 ans, est appelé sous les drapeaux, direction Cuba, pour faire ses classes dans l’artillerie terrestre et rejoindre les forces armées révolutionnaires du peuple (FARP), la toute jeune armée capverdienne.
Il y restera un an et demi, profitant de son instruction militaire pour intégrer dans l’école un groupe de musiciens capverdiens avec chanteur, guitariste électrique et batteur, et multiplier les rencontres avec ses homologues cubains. Une expérience qui a particulièrement enrichi son spectre musical, tout comme son passage derrière le rideau de fer quelques années plus tard, toujours en tant que militaire. Quelques mois avant la désintégration de l’Union Soviétique, le voilà au milieu d’étudiants venus d’Afrique, d’Asie et d’Amérique du Sud, jouant « Besame Mucho » dans de grandes fêtes politiques ou populaires, et montrant la culture capverdienne aux habitants de la Crimée, comme celle que lui a transmise Ano Nobo, son mentor.
Un immense héritage
Pendant que son élève apprenait la langue russe entre deux cours sur les courroies et les amortisseurs, la gloire de São Domingos n’a pas arrêté de composer. Jusqu’à sa disparition en 2004, Ano Nobo signera plus de 400 mornas, coladeiras, merengues, sambas, mazurkas, funanás, musiques de batuku et tabanka, certaines enregistrées avec succès par des artistes comme Bana, Mariana Ramos ou Manuel Candinho, un autre de ses disciples. Rentré au pays, Pascoal compose lui aussi, offrant « Minino Feio » au chanteur Djosinha. En 1998, il participe en tant que guitariste au disque Cap-Vert Batuque et Finaçon et découvre l’art artisanal du cimboa, instrument à une corde proche du erhu, autrefois fabriqué sur l’île par les esclaves, et aujourd’hui menacé d’extinction.
En 2009, dégagé des obligations militaires, Pascoal décide à son tour de rendre hommage à Ano Nobo en postant sur YouTube Badia de Fora et Lolinha, deux de ses coladeiras qu’il interprète de sa voix de baryton sur le littoral de Praia Baixo. « ‘Badia de fora’, c’est un terme qui désigne les insulaires de l’intérieur, comme moi, qui habitent en dehors de la ville, loin des zones maritimes », explique-t-il. La chanson parle de ces paysans qui partent s’installer en périphérie des villes à la recherche de meilleures conditions d’existence, subissent la violence des citadins, et finissent par adopter leurs coutumes comme la mini jupe, encore mal vue dans les villages.
Repéré par le label Ostinato, l’hommage s’étoffe et prend la forme aujourd’hui d’un album, The Strings of São Domingos, enregistré en acoustique chez Pascoal et dans des lieux de l’île sans aucune électricité, pour mieux capter la simplicité et la mélancolie propres à la coladeira composée dans son environnement naturel. Le cavaquinho d’Afrikanu et les guitares de Fany et de Nonó, trois des 18 enfants de l’illustre compositeur qui forment avec Pascoal le Ano Nobo Quartet, donnent à l’album une sonorité vibrante, parfois même obsédante, qui n’est pas sans rappeler celle du blues noir américain. Ainsi, « Canta ku alma magoado », composition du grand poète Arménio Vieira, évoque le cauchemar des travailleurs capverdiens qui immigraient à São Tomé pour cueillir le cacao et le café dans des conditions proches de l’esclavage.
Plus qu’un hommage appuyé au héros national capverdien dont l’image orne plus d’un mur sur l’île de Santiago, The Strings of São Domingos revient sur ces grandes figures poétiques et révolutionnaires des années 1970 communes à cette partie de l’Afrique, comme João Berna Vieira, héros de la lutte armée en Guinée-Bissau qui a contribué à son indépendance. Signé Zé Carlos Schwarz du groupe Cobiana Djazz, disparu tragiquement dans un accident d’avion en 1977, Tio (Tonton) Berna raconte les exploits militaires de celui qui bien plus tard, deviendra président et finira assassiné en 2009, en plein exercice de ses fonctions. Entre la Guinée-Bissau et le Cap-Vert, les liens sont très forts. « Nous sommes les fils des esclaves amenés de la Guinée, » rappelle Pascoal. « Les deux peuples sont inséparables. » Pas plus qu’on ne peut séparer mornas et coladeiras d’Ano Nobo, un nom qui continuera de briller sous les doigts de Pascoal et de ses comparses du quartet.
The Strings of São Domingos de The Ano Nobo Quartet, disponible sur Bandcamp.