En novembre dernier, le rappeur ghanéen, sortait son EP The Gamble. Le clip éponyme, paru la semaine dernière, décrit à merveille l’âme effervescente de la capitale du Ghana. Après avoir parcouru le monde, le MC invite le monde à venir chez lui. Retour sur 10 ans de freestyle, de musique et de vie.
C’est parfois en étant loin de chez soi que l’on ressent le plus la force des liens que nous lient à notre terre d’origine. Dans le cas de M.anifest, de son vrai nom Kwame Ametepee Tsikata, c’est à Minneapolis, à 10.000 km d’Accra, qu’il écrit l’un des plus beaux textes sur son pays : « Blue », sorti en 2011. Dans la chanson, ce sont d’abord les saveurs qui lui reviennent : « Le Kelewele (plantain frit aux épices) me manque », tout comme « le pilonnage du fufu » (pâte à base de plantain). Puis, les flashbacks d’une enfance libre dans le quartier de Madina, situé au Nord-Est de la capitale : « ça me manque de me sentir libre), et de « grimper sur un manguier ». Enfin, c’est au tour de la musique de revenir dans ses souvenirs : « Tic-Tac, Buk Bak, Reggie Rock, Obrafour » … une énumération d’icônes du Hiplife, ce genre des années 80 mixant highlife et hip-hop. La musique court dans son sang : en effet, petit-fils de l’un des plus éminents ethnomusicologues africains, Joseph Hanson Kwabena Nketia, il grandit avec la fibre artistique. De plus, à Madina, difficile d’échapper à la musique quand elle est présente dans les voitures, les bars, les rues, les magasins… De quoi le mettre sur la voie de la musique que plus tard il choisira. Elle sera engagée, comme le présageaient dès l’école son poste de délégué au divertissement, puis le choix de son nom d’artiste : « Le nom Manifest a été un accident créatif. J’étais en train d’écrire une rime et Manifest a émergé. Ça a tout de suite résonné en moi ».
À Minneapolis, le regard tourné vers Accra
En 2001, l’apprenti rappeur a 18 ans et déménage à Minneapolis, dans le Minnesota, pour poursuivre ses études au Macalester College. Il doit d’abord faire face au contraste entre son quartier de Madina et les Twin Cities : « il y a un monde entre les deux. Il n’y a aucun règlement à propos du tapage sonore à Madina, donc les bars et les églises peuvent jouer de la musique hyper fort toute la nuit. Il n’y a pas de théâtres à Madina, alors que Minneapolis a le plus grand nombre de théâtres par habitant aux US ». Cette période est une étape enthousiasmante dans le parcours de l’artiste. C’est en effet à Minneapolis que sort son premier projet « Manifestations » en 2007. Le rappeur, non-assimilé aux codes US de l’époque, revendique tout au long de l’album son identité ghanéenne, apparaissant fièrement en tenue Fugu (blouse ghanéenne du Nord du pays) sur la couverture. Un choix risqué dans cette industrie, que le rappeur assume totalement. « Je n’ai jamais réfléchi en termes d’acceptation. J’ai fait mes armes musicales en Amérique, mais j’ai compris à un moment donné que mon public principal n’allait pas être centré là. Il fallait que quelque chose change pour que cela fonctionne au-delà d’un niveau indépendant et modeste ». Le rappeur persiste pourtant et dévoile « The birds and the beats » en 2009, un projet gratuit destiné à collecter des fonds pour l’ONG Young Entrepreneurs Africa. En 2011, il conclut finalement ses 10 ans aux Etats-Unis par « Immigrant Chronicles : Coming to America », une rétrospective puissante sur le vécu d’un immigré africain aux US. M.anifest y dépeint une société où travailler en tant qu’étranger vous confronte forcément au plafond de verre : « si tu as un nom comme Muhammed ou Mustafa, prendre l’avion ça va être dur pour toi » (Suffer). « Je parlais de l’Afrique à des Américains, mais ça a rapidement cessé de m’intéresser. La scène underground américaine a été généreuse en me donnant une chance. Mais pour me développer sans me compromettre en tant qu’individu, il fallait que je revienne vers mon public principal en Afrique. J’ai décidé de revenir parce que le plan n’avait jamais été de partir pour de bon. Et ça a été hyper intense depuis mon retour ».
Retour à la case Accra pour une autre histoire
De fait, une fois à Accra, le rappeur laisse totalement libre cours à sa créativité. D’autres champs s’ouvrent à lui : il écrit un mini opéra hip-hop, raconte l’histoire de la musique ghanéenne pour la Ghana Music Week, et s’implique dans le documentaire « We Rock Long Distance » de Justin Schell. C’est également l’occasion pour lui d’approfondir ses qualités d’entrepreneur en co-fondant Giant Steps, une conférence interactive mêlant artistes et créateurs d’entreprises. Actuellement impliqué dans un nouveau projet, Culture Forward, le rappeur reste lucide vis-à-vis de l’effet de l’entrepreneuriat sur l’indépendance des artistes africains :« « Indépendant », c’est un terme très trompeur dans notre industrie. La réalité est que pour passer à l’échelle supérieure, il faut des partenaires avec des ressources », précise-t-il. Et le rap dans tout ça ? En 2013, il sort Apae: The Price of Free EP. Extrêmement bien accueilli par la critique ghanéenne, il est dit du projet qu’il « cimente son statut de véritable poids lourd du hip hop ghanéen » (Unorthodox Reviews). Il faut en effet garder à l’esprit que quand il revient au Ghana, M.anifest n’y est pas encore une célébrité : « je ne pense même pas qu’un millier de personnes au Ghana me connaissaient en tant que musicien quand j’étais aux States », explique le rappeur. S’il a déjà une petite réputation auprès de la population avec quelques hits, beaucoup de choses sont donc à recréer, et le rappeur s’y met avec enthousiasme et ténacité. Un projet de plus en 2016, Nowhere Cool, et l’artiste gagne le titre de meilleur rappeur aux Ghana Music Awards de 2017. L’album reçoit les félicitations d’artistes internationaux comme Damon Albarn, et M.anifest étend sa réputation de « godMC », (« le Dieu des rappeurs ») surnom qu’il obtient après un freestyle. Enfin, l’artiste peut s’imprégner plus profondément de la musique contemporaine africaine. A travers des rencontres, des festivals et des tournées, il devient peu à peu le rappeur chouchou des stars du continent et d’ailleurs : il collabore avec Tony Allen, Fatoumata Diawara, Amadou et Mariam, Erykah Badu… Tout part de son « appétit et goût pour la musique », mais également d’une volonté de faire front face aux défis rencontrés par les artistes africains en général, comme « toute la galère pour obtenir des visas ». Il reste malgré tout enthousiaste et ce depuis 2012, en plein dans la vague Azonto, quand il écrivait « Africa is now ». Alors que nous sommes dans une nouvelle période de boom musical en Afrique de l’Ouest, il estime que « la vague d’aujourd’hui est plus diversifiée et fait progresser beaucoup plus de personnes. On a l’impression que c’est plus un mouvement qu’un simple buzz ». Le rappeur a d’ailleurs développé des liens solides avec cette nouvelle génération d’artistes afrobeats, notamment avec un certain Burna Boy. Invité sur l’album African Giant, le rappeur avait livré un couplet flamboyant sur « Another story », un titre engagé contre l’héritage colonial et le fonctionnement des institutions en Afrique. Le message, politique, est soutenu par des sonorités douces et dansantes, sur un mix parfait entre rap lyrical et afrobeats.
« Another story » a d’une certaine façon annoncé la suite pour le « godMC ». Son dernier EP, The Gamble, sorti en en 2019, arbore dans une certaine mesure la même couleur musicale que ce fameux featuring. Le rappeur a décidé de relever un défi très actuel : fusionner le hip-hop et l’afrobeats ghanéen. « C’est une combinaison explosive pour moi. Elle réunit deux univers musicaux que j’aime autant », explique-t-il. Le MC aborde avant tout les relations humaines, le tout basé sur la problématique du pari. « L’idée m’est venue naturellement. J’ai commencé en réfléchissant aux chances et aux risques que nous prenons dans la vie. J’ai vite réalisé qu’un bon nombre de ces risques, pour la plupart, sont liés à l’amour et aux relations ». Le lyriciste n’en a tout de même pas oublié sa verve politique, et si le message de sa musique évolue, sa démarche reste engagée. « La musique a un pouvoir, mais ne romançons pas sa puissance. Nous vivons dans des pays qui présente de profondes failles systémiques. Aussi puissante que soit la musique dans la construction de nos visions du monde, elle ne peut apporter des changements durables que si nous modifions les structures».
La prochaine grosse date de son agenda ? Un concert au XOYO à Londres le 28 mai. « Ça va être une soirée inoubliable ! Je pense que mon set va sembler à la fois familier et différent de ce que les gens pensent de la musique africaine actuelle ». La vibe de Madina s’exporte donc de plus en plus, et le MC reste en mission pour changer les mentalités. « L’impact de ma musique s’accroît chaque année, et je vis pour voir quel genre d’héritage laissera la voie que j’ai choisie ».
En espérant que la date puisse être maintenue vu le contexte actuel.