Cela fait maintenant 20 ans que le producteur et musicien ougandais Leo PaLayeng électrise la musique du peuple acholi. Entretien avec l’un des précurseurs du mouvement Acholitronix autour de son nouvel album Elephant Dance.
Si le label Nyege Nyege Tapes n’a que récemment révélé le genre acholitronix (ou electro-acholi) à l’international à travers la compilation Electro Acholi Kaboom from Northern Uganda et l’album Gulu City Anthems d’Otim Alpha, le style est loin d’être nouveau. Depuis le début des années 2000, le producteur et instrumentiste Leo PaLayeng produit et prête son studio à de jeunes artistes pour réinterpréter la musique des anciens avec des moyens modernes.
Le peuple acholi appartient au groupe Luo et s’étend du nord de l’Ouganda au sud du Soudan. Leur musique, jouée et dansée lors de diverses célébrations, se caractérise par des chants hypnotiques et des rythmes soutenus, ponctués par les calebasses, clochettes et instruments à cordes. Dans les mains de ces jeunes producteurs, ces sons traditionnels ont vu leur tempo s’accélérer pour avoisiner parfois les 200 bpm. A l’origine destinée à remplacer les grandes formations Larakaraka dans les mariages par manque de moyens, cette musique devenue frénétique a naturellement terminé sa route dans les clubs.
Facilitateur et curateur avant tout, le pionnier de l’ombre Leo PaLayeng prend aujourd’hui le temps de compiler dix de ses propres chansons qui lui tiennent à cœur, sur son album Elephant Dance. Interview.
Tu viens de sortir une compilation de tes chansons qui s’appelle Elephant Dance. Quelle est cette danse ?
Elle vient du background culturel des Nilotiques, le peuple acholi qui a migré en passant par le Nil. La danse de l’éléphant est le symbole de la puissance de cet animal. Nous dansons avec beaucoup d’énergie, cela fait partie de notre identité, en particulier lorsque l’on parle de danses acholis. Chaque fois que je prononce le mot « éléphant » dans la chanson, c’est facile pour les gens de deviner d’où je viens. C’est un moyen très populaire d’invoquer la force, la liberté et la joie de danser. Si tu écoutes attentivement les paroles, tu entendras « cette danse est mon identité et ma culture est ma dignité », donc je fais la danse de l’éléphant, je me libère. Chez moi, les gens me disent « j’aimerais qu’il n’y ait pas de confinement pour que nous puissions danser sur cette chanson ». Je les aide à leur dire qui ils sont, qui sont les éléphants. Notre musique n’est jamais silencieuse, elle est toujours là pour nous dire de nous lever, sauter et nous agiter !
La musique est enracinée dans les traditions en Ouganda. Quel a été le point de départ de ta carrière de musicien ?
La musique a contribué à ma croissance. J’ai joué de mes premiers instruments quand j’ai perdu mon père, j’avais environ 6 ans. C’est lors de ses funérailles, que j’ai commencé à jouer mon premier instrument appelé nanga (aussi appelé harpe africaine, ndlr). J’ai aussi grandi dans un environnement où la communication s’est toujours faite en musique. Les femmes chantent toujours pendant les tâches ménagères, elles célèbrent la naissance d’un enfant ou toute autre chose en chanson.
Tu fabriques aussi tes propres instruments…
J’ai grandi en jouant des instruments locaux et j’ai fini par innover en les améliorant pour pouvoir jouer des sons différents de ce que notre peuple faisait. Je me suis rendu compte à l’école que les gens avaient des formules toutes faites. L’école est un lieu de créativité et j’étais souvent en désaccord avec mes professeurs de musique parce qu’ils voulaient que nous chantions les gammes majeures, et ils ne savaient pas quoi faire avec les autres gammes pentatoniques issues de notre culture. J’ai donc fini par créer mes instruments et m’éloigner de ce que m’apprenait l’école, tout en en gardant l’essentiel pour commencer mon voyage musical. En grandissant, j’ai rencontré tellement de gens qui faisaient de la musique à leur manière, que j’avais déjà ma feuille de route en tête pour jouer comme je l’entendais. J’ai beaucoup écouté d’autres artistes et je ne pouvais pas faire quelque chose que quelqu’un d’autre faisait déjà. De façon populaire, les gens dansaient sur la musique des Caraïbes ou d’Afrique de l’Ouest. Notre peuple avait un talent énorme, mais personne ne le savait. Je pensais que si les gens pouvaient créer leur propre style, pourquoi ne pas en créer un qui pourrait m’aider à m’identifier.
Par exemple dans la tradition, le Nanga normal n’a que 7 cordes et il est pentatonique. J’en ai créé avec 14 cordes. Pour moi, la créativité signifie qu’il faut toujours apporter quelque chose de nouveau sur scène. En créant cet instrument plus grand, cela m’a donné l’occasion de développer et d’étendre cette musique traditionnelle. Dans ma culture, nous avons un lien fort avec l’art et je fais ma part du travail en jouant à la fois acoustique et électronique.
Tu as produit l’album Gulu City Anthems d’Otim Alpha. Partagez-vous tous les deux une histoire particulière ?
Traditionnellement, la musique acholi a évolué et les gens ne l’appréciaient pas tellement, jusqu’à ce que nous commencions à utiliser les patterns culturels, comme les danses Dingidingi, Larakaraka, Otole (danse de la guerre) ou Bwola (danse royale). Chaque fois qu’un musicien m’approche et joue un certain type de musique traditionnelle, je peux sentir d’où il vient. Quand Otim Alpha est venu me voir, j’étais vraiment reconnaissant, car j’ai toujours travaillé avec des musiciens qui avaient juste besoin d’utiliser des échantillons midi et Fruity Loops, afin de tricher et d’injecter le son de nos instruments dans ce genre de logiciel. En 2000, j’ai fini par construire un studio pour faire mon propre truc, avec l’appréhension que les gens n’apprécieraient peut-être pas mes idées. Plus tard, j’ai réalisé qu’Otim et moi avions le bon pattern pour faire des rythmes traditionnels et amener la danse populaire Larakaraka dans les mariages. Chaque fois que les gens assistent à la parade nuptiale, cette danse donne envie de participer à cette célébration et de danser dans la joie. Nous avons commencé à enregistrer et à personnaliser certaines chansons. Par exemple, tu peux me laisser chanter sur tes grands-parents, puis ta famille devient propriétaire de la chanson. Les gens pouvaient entendre leurs noms dans les chansons et nous sollicitaient pour la célébration suivante. La demande est devenue si forte que nous avons fini par partager les boucles entre les producteurs et les musiciens, nous leur avons donné ces moyens. J’ai toujours été un peu underground, donc le studio a grandi pour utiliser la musique de manière positive. Nous aidions quiconque avait un sens de la créativité, nous leur achetions des logiciels, leur prêtions mon équipement, et nous avons fini par créer un vrai groupe de musiciens.
Avec la naissance du mouvement acholitronix, comment Alpha et toi avez croisé la route du crew Nyege Nyege Tapes ?
Ces chansons allaient bien au-delà de ma région, c’est comme ça que les gens de Nyege Nyege ont découvert Alpha et moi. J’ai produit Gulu City Anthems de 2007 à 2012. Je l’ai fait avec lui parce que nous avions beaucoup de points communs en termes d’énergie et de positivité. Il a du talent pour jouer de l’adungu, je joue du nanga et d’autres instruments, puis je possède le studio donc c’était naturel de collaborer. Il chantait le chœur des chansons folkloriques acholi, qui est très riche. Je suis tellement reconnaissant que ces gars aient identifié ce talent. Maintenant, il a la chance d’enregistrer avec d’autres personnes, amenant sa musique au-delà de sa région, et c’est ainsi qu’elle est devenue mondiale. C’est de la musique électronique avec des patterns acholis, c’est pourquoi nous l’appelons électro-acholi ou acholitronix. Elle existe depuis 2000, depuis ce premier studio que j’ai installé dans ma région, tout ça est arrivé en partie grâce à moi. Chaque artiste a son propre voyage. Les intérêts du nôtre et de celui de Nyege Nyege ont fini par se croiser et c’est pourquoi ils sont devenus si importants dans notre croissance internationale.
Comment ressens-tu le fait que cette musique a maintenant atteint une audience internationale ?
Depuis Gulu dans le nord de l’Ouganda, les chansons ont voyagé en Afrique de l’Est, les gens pouvaient prendre l’avion, accéder aux chansons, regarder nos vidéos sur YouTube. Nous étions conscients que même sans la pousser, une musique qui est unique et qui possède un but trouvera toujours son chemin vers la communauté internationale. Je dis toujours aux gens, ne vous souciez pas de la taille de votre public, pensez aux bonnes choses que vous faites tous les jours, soyez créatifs et assurez-vous de chercher de nouvelles choses à adapter. Nous apportons plus que la musique acholi utilisée dans la plupart des célébrations comme les mariages, les remises de diplômes et les symboles culturels de l’unité.
Comment as-tu choisi les morceaux pour la compilation ?
Cela m’a pris beaucoup de temps et choisir ces chansons depuis 2014 était une tâche difficile. Après avoir monté mon studio, je produisais surtout d’autres artistes. J’ai réalisé qu’il y avait énormément de musiciens qui avaient besoin d’un but et qui voulaient enrichir notre région. Je me suis toujours éloigné de ce que les gens faisaient ailleurs. Je ne voulais pas copier et j’ai décidé que nous devions chanter comme nous, comme les Acholis et les Luos. C’est comme ça que le genre acholitronix est devenu très fort parce qu’il s’appuie sur l’histoire de mon peuple. Les paroles parlent beaucoup de ce peuple et le symbole de l’éléphant nous donne cette force de croire en nous-mêmes. Cette compilation représente mes meilleurs travaux depuis 2014, ceux qui ont le plus de sens pour moi.
Quels autres symboles y sont représentés ?
Il y a d’autres symboles dans cette compilation, comme sur « Kodi Pa Ojwiny ». Il s’agit des oiseaux, et où qu’ils soient, il y a toujours la paix, la joie et le plaisir. Lorsque les femmes commencent à danser, la façon dont elles se tortillent est un moyen pacifique de dire que tout ce qui compte est de transmettre cette célébration aux gens qui l’entourent. J’écrivais des livres et des poèmes, mais les livres ne feront jamais sauter personne, c’est pourquoi je voulais mettre mes paroles en chanson, pour faire danser. Dans les paroles, nous avons aussi enregistré des chansons pour l’environnement et pour que les gens vivent en paix chez eux. Pour avoir une vie saine, nous avons besoin d’amour, il n’y a pas besoin d’être violent. Certaines chansons sont des variations sur les genres, entre les femmes et les hommes. Parfois c’est l’inverse, les femmes peuvent aussi être très abusives envers les hommes ! Il y a aussi « Nywalo Rut Ber », c’est une chanson culturelle pour les gens qui ont la chance d’avoir des jumeaux. C’est la danse rituelle des jumeaux du peuple Luo. Les paroles de « Elephant Dance » sont traduites et disponibles sur mon Bandcamp pour aider les gens à comprendre la musique.
As-tu retravaillé ou remasterisé les chansons avant de les compiler ?
Ces chansons étaient dans mes sauvegardes, mais je les ai ré-enregistrées plusieurs fois. Quand je voyageais en Europe, j’améliorais les mixages que j’avais lors de certaines sessions d’enregistrement. Quand je vais au Danemark, je travaille toujours avec mon ami Emiliano Motta, qui me fait bénéficier de ses compétences en mixage et me prête son matériel. Nous avons enregistré beaucoup de choses ensemble, et parfois nous ne sortons même pas les chansons. J’ai officié en tant que DJ dans beaucoup d’endroits et je joue mes propres créations pour voir comment les gens peuvent danser sur ce genre de chansons. J’ai commencé à produire l’album en Ouganda et j’ai continué dans des endroits comme la Belgique, la France, le Danemark, le Mexique, Acapulco, j’essayais toujours de trouver la meilleure musique pour mes performances live, en essayant de jouer des chansons que personne d’autre n’avait entendu. J’ai mis du cœur dans cet album !
Même si le monde n’a découvert ce genre que très récemment, comment vois-tu son évolution depuis ses débuts il y a 20 ans ?
Quand je regarde en arrière vers les années 2000 et que je vois ce qui se passe maintenant en 2020, je suis très reconnaissant de voir ce que la musique culturelle que nous faisons a apporté. Alpha a été le plus accessible et a également tourné en Europe avec moi. Nous avons encore un long chemin à parcourir, nous avons encore beaucoup de chansons en magasin, et nous les publierons encore pendant longtemps. Les gens devraient se préparer à danser sur plus de chansons acholitronix !
Cet album est sorti dans le contexte de la crise du Covid. Qu’as-tu à dire aux artistes confinés chez eux ?
Il y a toujours des hauts et des bas dans la vie, mais nous sommes toujours ensemble et nous célébrons l’humanité. Cette pandémie nous a abattus mais nous sommes toujours debout, parce que nous restons unis avec notre cœur. Le studio est toujours fonctionnel pour créer de la musique, et je pense que les gens devraient saisir cette occasion pour profiter de ce temps d’isolement pour créer et collaborer.
Pour écouter et vous procurer l’album, rendez-vous ici.