Tout droit sortis de la prison française de Fleury-Mérogis, onze textes écrits par des détenus ont été mis en musique par le génial bidouilleur de sons Nicolas Repac. Entre spoken words et rap, Fleury est un condensé de vie d’une poignante poésie.
Photo : Stanko Repac
Le projet était ambitieux, pour ne pas dire périlleux : mettre en musique des textes écrits, interprétés et enregistrés au sein du plus grand centre pénitentiaire d’Europe sans même en avoir rencontrés les auteurs. Pour Nicolas Repac – connu notamment pour sa collaboration au long cours avec le français Arthur H et son art unique de faire chanter et groover les machines, accepter d’y participer avant même que le travail d’écriture ne commence s’est imposé comme une évidence : » Je voyais mal comment refuser un projet en France avec des gens emprisonnés à 30km de chez moi, alors que dans mon dernier album j’avais travaillé sur des sons de prisonniers afro-américains enregistrés par Alan Lomax dans les années 50-60. Ça me semblait tomber sous le sens. Alors, j’ai fait comme pour Alan Lomax : j’ai essayé d’être au plus près de ce qu’ils sont et de ne pas les trahir. De les porter et de les magnifier. »
Le résultat est là. Onze morceaux (dont un collectif) et autant de témoignages d’une absolue singularité à mi-chemin entre album musical et documentaire sonore qui rappellent l’urgence et la simplicité originelle du hip-hop : « ce sont de vrais mec, ils ne sont pas dans des postures d’artistes. Ce qui ne veut pas dire que les artistes ne croient pas en ce qu’ils disent et qu’ils ne sont pas honnêtes, mais un artiste invente un propos. Là, j’ai l’impression que c’est le réel qui a été capté. Une photo sortie d’une prison française en 2020, un instantané de vie. Comme la caméra, dans un documentaire, peut se saisir de la vérité au détour d’un dialogue ou d’un visage. Les gens avec qui ont a fait ce disque sont ou ont été emprisonnés et c’était pour eux vital de poser des mots, de poser leur voix. Ça correspondait à une sortie véritablement, à un bol d’air. Il en résulte une fragilité, une spontanéité et une poésie qu’on peut rarement obtenir quand on est dans un contexte plus classique. »
Ce petit miracle de puissance poétique repose d’abord et avant tout sur les ateliers d’écriture menés pendant trois mois, à la prison de Fleury, par Romain Lefrançois (alias Sollex) et Nëggus. Le premier vient de la chanson et est aussi musicien. Le second, rappeur et slameur, s’est fait connaître au sein du groupe Nëggus & Kungobram.
De février à avril 2018, Sollex et Nëggus se sont rendus trois fois par semaine à Fleury. « On faisait partie des murs », résume Nëggus dans un sourire, « non pas pour leur apprendre à écrire, mais pour les aider à trouver les mots justes par rapport à ce qu’ils avaient envie de transmettre. » Né au Togo, où il a hérité du don de la parole, Nëggus rappelle : « Quand tu dis aux gens que ce qu’ils disent est important et qu’il est important pour toi de l’entendre, ils finissent par l’intégrer. Très vite ils ont eu envie d’avancer, ensemble. Et on a réussi à aller jusqu’au bout, car chacun des intervenants s’est impliqué comme si c’était son propre projet. »
Avec en tête l’idée d’enregistrer un disque, la contrainte était de taille. « Dès le départ, explique Nëggus, on a dit aux gars : il faut que celui qui vous écoute se sente concerné même s’il n’est pas en détention et que, par le biais d’images ou de métaphores, vous sublimiez la rage ou la colère qui est en vous afin que l’auditeur ne se détourne pas de votre témoignage et qu’il ait envie de l’écouter en entier. Ils n’étaient pas chauds au début, mais finalement ils sont rentrés dedans et ils ont travaillé leur texte jusqu’à fatiguer ! Au-delà de tout ce qu’ils ont réussi à faire (le travail sur le rythme, le chant, l’élocution, l’interprétation), ils ont fait cette démarche d’aller vers l’autre pour essayer d’être compris. Résultat : tu ressens l’émotion juste de la chose qui se raconte et c’est une véritable prouesse. »
Pour porter cette parole libérée, le rap et le slam se sont imposés à tous les participants qui, de 18 à 40 ans, ont tous en partage une culture urbaine. Chacun avec ses mots, chacun avec son flow, que la parole soit rappée, scandée ou chantée, leurs textes brassent des thèmes aussi essentiels que la solitude, l’errance identitaire, la douleur du déracinement, la culpabilité, la perte d’un être cher, le rêve et l’espoir aussi.
On me dit turbulent maman
Mais ton fils a un vrai talent
Et j’rappe pour voir l’horizon
Revoir mon pays ma maison
Des bâtons dans mes roues ma routine
Méchant autoritaire comme Poutine
Le Bénin mon pays dans la peau
Comme d’autres se sont tatoués leur drapeau
Après la pluie vient le beau temps
Rêver de bonheur et voir grand (…)
Ne pleure pas et sèche tes yeux
Veille sur moi depuis les cieux
Maman c’est toi qui avais raison
Bientôt je rentrerai à la maison
« Maman » d’Attilah
Enregistrée le temps d’une journée, avec seulement une boîte à rythme pour dicter le tempo, Nicolas Repac s’est emparé de cette « matière brute » avec la sensibilité musicale qui le caractérise. Avec tendresse aussi. En médium inspiré, il a su créer pour chacun (comme il l’a fait pour Mamani Keita, Dobet Gnahoré ou Abou Diarra) un écrin sur mesure.
En transcendant l’intimité des membres de ce collectif singulier, Repac réussit le pari osé de « faire œuvre ». Bien que mouvant, Fleury doit son unité à des productions hip-hop inspirées, teintée de jazz, de soul et de sonorités afro. Un environnement sonore zébré de guitares électriques, pulsé de grooves entêtants dans lequel beats boom bap et « voix de village détournées de leur chemin », se mêlent au ngoni, à la sanza ou au balafon : « Je fabrique mes morceaux à partir de plein de samples, ça fourmille de choses diverses et variées, notamment puisées en Afrique. Parce que c’est une part importante de ce que j’ai ressenti dans leur texte. Certains pays sont directement cités (Sénégal, Algérie, Bénin, Gambie NDRL), parfois des expressions en langue sont utilisées. Et puis, il y avait aussi une volonté de ma part de faire un lien entre le rap et l’Afrique qui en est, à mon sens, sa terre d’origine. Enfin, l’Afrique c’est quelque chose je porte en moi depuis toujours. Même quand je fais de la chanson française, il y a une part africaine. Qu’il s’agisse de mes propres chansons, de celles d’Arthur H, et d’autres. »
Nëggus qui, sur le titre « Maman » pose son flow sur les mots d’Attilah (transféré dans une autre prison en cours d’atelier), résume en ces mots le travail d’orfèvre de Nicolas Repac : « Déjà, j’avais été super impressionné par son travail sur L’or Noir avec Arthur H. Mais là, on sait d’où il est parti, on peut mesurer le travail accompli. C’est énorme, immense même ! Il y a tellement de choses dans sa musique, mais si tu enlèves une pièce du puzzle, tu perds l’atmosphère qu’il a su créer. Tout ça participe toujours à mettre en valeur le texte et la voix. Alors que sur certains projets tu as l’impression que la musique et le texte ne se comprennent pas, là ça fait mouche à chaque fois sans que la musique ne prenne le pas sur le propos. Son approche a été vraiment été très respectueuse. C’est là que tu te dis qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais artistes, mais des gens qui savent (ou pas) écouter et mettre l’autre en valeur. »
Fleury via Jarring Effects / l’Autre Distribution.
Sortie physique le 5 juin, disponible dès aujourd’hui sur toutes les plateformes.
https://www.facebook.com/fleurycollectif/videos/214212009890943/