Comment oublier la coupe afro, les pattes d’eph, les costume rutilants en satin mais surtout le jeu de jambes d’Ernesto Djédjé lorsque, embarqué par les percussions, il ponctuait ses solos de danse par un magistral coup de tête qui valait à lui seul tous les breaks. Comment oublier, bien sûr, le son à nul autre pareil qu’il sut en son temps créer, et baptisa ziglibithy? C’est que l’artiste, guitariste et chanteur né en 1947 à Tahiragué, dans le centre-ouest de la Côte d’Ivoire, incarne à merveille les 20 glorieuses qui firent en son temps parler de « miracle ivoirien ». Celles du développement économique, dopé par les cours mondiaux du cacao, dont la Côte d’Ivoire allait devenir le premier producteur mondial. Le chanteur allait d’ailleurs, durant un temps, fourbir ses armes musicales au sein de l’Arso, la société chargée de l’aménagement du port de San Pedro (d’où l’on exporte l’essentiel du cacao ivoirien), qui possédait son propre orchestre chargé de divertir les cadres. Mais n’anticipons pas.
Quand le « Gnoantré » prend le relais du « Dopé »
Revenons d’abord au parcours de celui qu’on n’appellera que bien plus tard « le Gnoantré National ». Son père, Sénégalais, part pour la République centrafricaine, où il devient l’imam de la capitale, Bangui. Ernest est donc élevé par sa mère et c’est son oncle maternel qui se met à l’appeler « djedjé », nom local de l’iroko, un arbre qui sert de canal pour honorer les ancêtres. Imbibé de culture et de traditions du pays bété, qui exerceront tout au long de sa carrière une influence importante sur lui (notamment les métaphores, et le ton des fables qu’il déploie dans ses chansons), il débute sa carrière en fondant son premier groupe, les Antilopes, à l’âge de 16 ans. Lui et son ami Mamadou Kanté sont repérés par Amédée Pierre, lui aussi originaire de la région, et de dix ans son aîné. Nous sommes au milieu des années 60 et déjà, le « dopé national » (le « rossignol national », surnom donné à Amédée Pierre), brille sur la place d’Abidjan avec son orchestre Ivoiro-star. Il y embauche Ernest aka Ernesto, un nom de scène en phase avec la fièvre afro-cubaine qui sévit alors dans toute l’Afrique de l’ouest. Djédjé en devient l’un des piliers, mais quitte son poste en 1968 pour partir à Paris où il reprend des études, au grand dam de celui qui se considérait comme son mentor. D’autant qu’Ernest n’en a pas fini avec la musique, et son séjour en France apparaît rétrospectivement comme la quête d’une voie personnelle, point de départ d’une carrière solo. C’est d’ailleurs à Paris, avec Manu Dibango comme arrangeur, qu’il enregistre ses premiers 45 tours, teintés de soul et de rythm’n’blues. « Anowa » en 1970, « Gna Panou » en 1971, ou encore « Mamadou Coulibaly » en 1973, font parler de lui au pays.
Un son unique
Au pays justement, il rentre la même année et se voit offrir, par le patron de l’ARSO (Aménagement de la Région du Sud-Ouest) un orchestre complet. Charge à Ernesto d’animer les soirées de San Pedro. A l’époque, la soul, la funk s’arrachent les faveurs du public, mais Ernesto décide lui de replonger dans la tradition pour les marier avec les tendances venues d’outre-Atlantique. Ce sera le cocktail parfait, chanté en bété, d’un son inédit, qu’il baptisera bientôt ziglibithy. Trois ans plus tard, quand il quitte l’orchestre de l’ARSO, c’est ce son qu’il veut graver dans la cire. Il débarque donc à Abidjan, chez Raïmi Gbadamassi, fondateur du label Badmos (un diminutif de son propre nom) dont Ernesto connaît depuis longtemps la boutique, fréquentée assidûment à ses débuts dans l’Ivoiro-star. Il parvient à le convaincre de produire son premier LP. Laissons à Badmos le soin de raconter la suite, qu’il a confiée au label Analog :
« Avant de me lancer j’ai demandé à Ernesto quel genre de musique il avait en tête et il m’a répondu qu’il avait développé un concept appelé ziglibithy – mélange de musique de danse bété et d’éléments occidentaux. J’étais surpris par l’idée et, comme j’avais du mal à imaginer ce que ça pouvait donner, je lui ai demandé de chanter quelque chose. Ce qu’il a fait sur le champ et je dois avouer que ça m’a impressionné. A cette époque, je vendais des disques depuis une dizaine d’années et j’avais développé une bonne oreille pour la musique, et là je sentais que ce projet pourrait marcher. C’est sûr, avec la musique on n’est jamais certain de ce qui peut se passer mais c’était un défi que j’étais heureux de relever. Et puis, je voulais être le premier producteur qui sortirait un LP d’Ernesto Djédjé ».
Ziglibithiens et ziglibithiennes
En 1977, ce premier album sort donc et comprend le fameux « Ziboté » qui fait un malheur , tout comme « Adjissè » , lui aussi passé à la postérité. S’ouvrent alors pour « le roi du ziglibithy » ou encore « l’épervier » (était-ce à cause de sa danse, bras écartés, qu’on le nommait ainsi?) une période dorée où s’enchaînent les succès. Surtout, sa musique qui mélange soul, funk, makossa, et les rythmes 6/8 du pays bété constitue une première tentative de s’affranchir de l’afro-cubain et d’inventer une musique moderne résolument enracinée dans une des riches cultures de la Côte d’Ivoire. Cela lui vaut de devenir le chouchou de la télévision nationale, mais aussi des galas organisés par la présidence où il se produit régulièrement. Dès son second album, toujours produit par Badmos avec Maikano à la réalisation, il rend hommage à Houphouet-Boigny (qui ne l’a pas fait dans ces années!) et à ceux qui le suivent lui, le roi du ziglibithy, évidemment baptisés « ziglibithiens ». Ce morceau au groove redoutable fait d’ailleurs partie de l’EP publié par Analog Africa début octobre 2022, et qui regroupe quatre autres titres de la star (dont celui-ci), issus de sa période dorée (1977-1982).
En 1983, alors qu’Alpha Blondy vient de faire une entrée fracassante sur la scène ivoirienne, le Gnoantré (celui avec lequel on lutte) National la quitte brutalement. Les causes de sa mort demeurent troubles, mais l’extraordinaire showman, âgé de seulement 35 ans, laisse une cicatrice brutale dans le cœur des Ivoiriens. Il aura droit à des funérailles dignes d’un chef d’État, et laisse un sillage immense dans l’histoire de la musique ivoirienne.