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Amha Eshèté, l’exil et le retour au pays natal
Amha Eshèté (photo : J. D.)

Amha Eshèté, l’exil et le retour au pays natal

Suite de notre grande interview avec Amha Eshèté, fondateur d’Amha Records, le premier label indépendant qui grava les plus belles heures du Swinging Addis. Mais la junte militaire – le DERG — qui prit le pouvoir en 1974 allait complètement changer la donne.

Retrouvez la première partie de l’interview : Amha Eshèté, le rêveur qui grava dans la cire l’or éthiopien.

Vous avez eu à subir des pressions politiques ? 

Non, mais la Banque Nationale a commencé à me couper les vivres. Jusque là, nous avions eu accès à des crédits à la banque, mais à partir de ce moment il était devenu difficile de poursuivre le business dans de bonnes conditions. L’importation de disques était plus contrôlée, tout devenait dur. J’ai pensé que nous pourrions nous adapter, en réalisant des cassettes, plus bon marché. C’est comme ça que j’ai produit la première cassette avec Girma, Alemayehu… Ce fut un test, comme une solution alternative. Une autre fut d’acheter une machine d’occasion à la filiale grecque d’EMI pour presser les vinyles. Je me suis rendu à Athènes, et je n’ai pas pris le vol de retour. Je venais d’enregistrer quatre chansons tigréennes, et je savais qu’elles seraient censurées (la région du Tigré, au nord de l’Éthiopie, était le fief de la rébellion armée contre le régime, NDLR). Trois semaines plus tôt, j’avais pourtant reçu le papier officiel de la censure, et je m’étais donc lancé dans la production. Tout était payé, mais entre-temps la situation s’est tendue avec la communauté tigréenne. Je m’étais engagé financièrement, et mon père a commencé à vouloir faire pression, estimant que nous étions dans notre bon droit : les douaniers lui ont demandé d’apporter le document original, qu’ils ont modifié pour justifier leur décision après-coup. Ils ont mis en prison mon père qui réclamait un dédommagement, et aussi l’ingénieur du son qui n’avait rien à voir dans cette affaire. Le chanteur a été inquiété. Ma famille m’a fait savoir qu’il était préférable que je ne rentre pas. Par chance, j’avais gardé les matrices des disques à Athènes. 

C’est le début de votre exil aux États-Unis…

Près de dix-neuf ans. Je suis passé par Londres, puis j’ai atterri à Washington DC. J’avais 3000 dollars en poche.

Vous avez essayé de recommencer un label là-bas ?

Il y avait une grosse communauté éthiopienne, beaucoup d’artistes, mais la concurrence était autrement plus rude. J’ai vite su que si je voulais rester un pied dans la musique, il fallait prendre une autre option. J’ai donc monté un restau avec un night-club (le Blue Nile, NDA). Il y avait au premier étage une discothèque, au second des concerts et spectacles, au troisième étage un restaurant éthiopien… 

Des musiciens américains y sont venus ?

Oui, tous les week-ends. C’était un lieu très identifié, pas très de la Maison-Blanche, pas du tout dans le quartier éthiopien sur la dix-huitième rue. J’ai même eu Nina Simone dans l’assistance. Une sacrée personnalité si vous saviez.

Hailu Mergia – DR

C’est là que Walias Band, avec notamment Hailu Mergia, s’est produit dans leur fameuse tournée en 1981…

Oui, j’avais organisé une grande tournée – aussi Mahmoud Ahmed et Getatchew Kassa – sur la côte Est, mais aussi à Dallas, en Californie, qui a nécessité beaucoup de préparation. Il faut bien imaginer que l’Éthiopie était alors sous un régime autoritaire socialiste et que les États-Unis venaient de rentrer dans l’ère Reagan : c’était le monstre impérialiste. Ce fut un boulot extrêmement dur. On me disait des trucs du genre : « Ces gens sont venus en bateau ? À dos d’âne ? » Je me suis appuyé sur la diaspora, mais en même temps certains appelaient à manifester contre tournée au motif qu’ils représentaient le DERG. D’ailleurs, le premier concert dans un grand théâtre de Washington où avaient joué des artistes comme Aretha Franklin et James Brown ne fut pas un succès, suite à un appel au boycott. J’ai même été accusé d’être un espion du régime éthiopien. Moi qui avais fui ce régime ! C’était trop de mauvaises vibrations. 

Mais le groupe était fantastique !

Sans doute, mais moi je n’en garde que le souvenir de beaucoup de galères. Après les concerts, chacun vaquait à ses occupations, traînait dans les bars, et c’était à tous les coups la course contre la montre pour les réunir et repartir dans le bus tour. Et ça m’a coûté très cher, deux ans de préparation, des milliers de dollars, puisqu’ils exigeaient des chambres d’hôtel individuelles, qu’ils ne voulaient pas manger à mon resto… Que des caprices. Leurs contrats stipulaient qu’ils devaient venir avec leurs instruments, et ils sont arrivés les mains dans les poches. Et personne pour m’aider à m’en sortir. Franchement, ça a été l’un des pires moments de ma vie. Et après ça, j’ai toujours décliné les offres de tournée. 

Néanmoins, une fois encore vous avez ouvert la porte dans laquelle d’autres ont su s’engouffrer comme Aster Aweke…

Oui, sans doute. Mais pour moi, c’était assez. Aujourd’hui, ça me rend heureux d’avoir permis cela. J’en ris même, comme vous pouvez le voir. 

Et quatre – Girma Bèyènè, Mogès Habté, Mèlakè Gèbrè et Hailu Megia – ont choisi de rester aux États-Unis…

Oui, mais ce n’était plus mon histoire. Je leur ai rendu leur passeport, et voilà. Pour moi, c’était la liste noire direct. Je pouvais oublier de rêver rentrer un jour au pays. Quand mon père est décédé, je n’ai pas pu venir à ses funérailles. Pendant pas mal de temps, je leur en ai voulu, et puis peu à peu cela s’est estompé. J’aimais bien certaines personnalités, comme Girma par exemple. Et aujourd’hui je ne suis pas le dernier à me féliciter de voir son succès actuel en Europe : c’est très mérité, Girma était le premier d’entre nous.

Être Africain aux États unis, c’était difficile pour le business ?

J’avais eu la chance de travailler avec des Américains à Addis, je connaissais leur mentalité. C’est une nation facile à intégrer si vous les comprenez. Et c’est pourquoi je me sens en partie Américain. J’ai d’ailleurs une fille là-bas, des petits-enfants, et même une sœur. J’avais une très belle vie aux États-Unis, mais avec la chute du DERG, quand l’opportunité s’est présentée de rentrer en Éthiopie, vu mon âge, je me suis dit qu’il était peut-être temps. Je suis revenu une première fois, juste pour voir. J’ai revu tous mes amis, c’était super. Puis une seconde fois. Et donc j’ai décidé de vivre de nouveau à Addis. Mais être simple visiteur et résident permanent, ce n’est pas pareil. Et depuis, je dois admettre que j’ai des regrets, même si j’ai pu accompagner ma mère jusqu’à sa mort. Tous les amis que j’avais étaient devenus des maris avec des vies bien rangées. Et aujourd’hui ils ne sont plus là : soit ils sont morts, soit ils ont déménagé… Et puis j’ai peu à peu perdu le contact avec mes amis de Washington : au début on s’appelle tous les mois, puis cela s’espace, et puis plus rien. C’est comme ça. 

Girma Bèyènè & Amha Eshèté – Crédit : Michael Temtèmé

À votre retour, vous avez remonté un club, The Tunnel, à Addis…

Oui, pendant deux ans ça a très bien marché. C’était The place to be. Jusqu’à ce que cela attise des convoitises, et que l’on fasse fermer ce night-club. J’ai dû batailler jusqu’aux services du Premier ministre pour obtenir gain de cause. Mais c’était trop tard. La tendance s’est inversée. C’est la vie des clubs : ce fut la même histoire pour le Studio 54 à New York. Vous initiez des choses, et puis le marché s’en empare, et si vous n’avez pas les reins solides, c’est difficile.

Comment regardez-vous la vie nocturne à Addis par rapport à celle que vous aviez connue ?

Comme ci comme ça (en français). Si vous recherchez la qualité, ce n’est pas vraiment ça. Quand je suis revenu, j’ai retrouvé la ville que je connaissais, plus ou moins. Le DERG n’a pas construit ou détruit tant que ça. En tout cas, rien à avoir avec ce qui s’est passé depuis une petite dizaine d’années. Aujourd’hui, on vit une époque de transition, avec le président Abiy Ahmed qui promet plus que les précédents. De toute façon ça ne peut pas être pire ! La jeune génération essaie de faire en sorte que la situation s’améliore, mais tout reste très incertain. Les gens d’Addis aiment sortir, s’amuser, mais j’ai le sentiment qu’ils sont un peu limités. Politiquement, il manque un leader capable de nous transporter, et surtout il reste la pesanteur des réseaux bien anciens qui ont eu le pouvoir, notamment l’armée : ils ont le pouvoir économique qui est la clef de tout. 

La situation économique du pays a changé aussi, par rapport à celle que vous avez connue dans les années 1960…

Tout a changé, à 500 % ! Notamment au niveau des prix. C’est une folie. Cela crée des systèmes à plusieurs vitesses dans la ville. Quand je vois la situation de la santé publique, c’est extravagant. Qui peut se payer des cliniques privées ?! Je vois le prix des restaurants, et je me demande qui peut s’offrir ça. Mais en même temps, vu mes grandes difficultés à me déplacer, et même si le salaire d’un chauffeur particulier est déjà très élevé ici, ce n’est rien comparé aux États-Unis. Juste impossible. Que je sois ici, c’est le meilleur des deux scénarios vu ma santé (il est atteint du syndrome de Guillain-Barré, une maladie neurologique rare qui affecte les membres supérieurs et inférieurs, jusque-là paralysie, NDA).

Depuis le succès de la série Éthiopiques, initiée par Francis Falceto, il y a tout un marché d’occasions des disques Amha Records. Ironie de l’histoire, ils ne valaient qu’une poignée de dollars, et désormais s’échangent à prix d’or…

Je ne sais pas si c’est le marché ou si ce sont les gens qui sont fous. Toujours est-il que ça me rend plutôt heureux de savoir que cette musique a une valeur. Tout cela parce que Francis a fait du bon boulot depuis des années : je ne suis pas certain qu’on en serait au même point sans lui. Sérieusement, qui connaissait la musique éthiopienne avant lui ? Tout ça paraît évident aujourd’hui, mais non. Et c’est bien dommage que certains l’oublient. Tout comme je ne peux pas accepter que certains croient qu’il se soit enrichi sur notre dos. Ils ne savent rien. Il a beaucoup donné, plus que reçu finalement ! Les Éthiopiens ne sont pas des gens reconnaissants, et pourtant aucun n’a fait le quart du huitième de ce qu’il a pu faire pour notre musique. Sans parler des coups de main qu’il a pu donner à certains artistes. Mulatu, Mahmoud, Girma, tous lui doivent quelque chose. Même les Azmaris : qui avant lui a fait venir une troupe de dix-huit musiciens en Europe ? Il a été notre guide.

Vous continuez d’écouter la musique actuelle éthiopienne…

Oui, j’achète 99 % des CD qui sortent. Je parle des productions modernes. Certains, je les écoute une fois et les mets dans ma bibliothèque pour mes petits-enfants. D’autres, deux fois, et puis il y en a de plus rares, que j’écoute sans cesse. 

Teddy Afro par exemple ?

J’aime beaucoup cet artiste. C’est un petit génie, dont la musique est 100 % de lui. Et je ne vous parle pas des paroles.

Vous n’auriez pas envie de produire de nouveau ?

Non, il faut de l’argent et de l’énergie. Ces choses-là, c’est pour les jeunes, qui ont de bonnes idées. 

Suite de notre grande interview avec Amha Eshèté, fondateur d’Amha Records, le premier label indépendant qui grava les plus belles heures du Swinging Addis.
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