La rappeuse sud-africaine vient de livrer son deuxième EP, Resilient, et compte bien imposer son rap mordant au-delà de son Cape Town natal.
Catherine Saint Jude Pretorius alias Dope Saint Jude est originaire de Cape Town. Après avoir étudié les sciences politiques et fondé en 2011 le premier collectif drag-king d’Afrique du Sud, cette militante féministe a étudié la production sonore et sorti il y a deux ans son premier projet solo, Reimagine. Au début du mois, celle qui se définit d’abord comme une poétesse a livré son deuxième EP, Resilient, qui navigue entre pop et hip-hop. Enregistré et produit à Londres par Pete « Boxta » Martin et Dantae Johnson, Dope Saint Jude y aborde d’un phrasé précis les thèmes qui lui sont chers : l’égalité sociale, raciale et sexuelle. Ne vous fiez pas aux photos sur lesquelles elle joue les bad boys. Dope Saint Jude est une jeune femme certes engagée et déterminée à porter loin et fort la voix des sans voix, mais à la ville comme à la scène, c’est une jeune femme lumineuse dont le seul sourire pourrait bien abolir toutes les divisions dont souffrent encore la société sud-africaine. Après avoir enflammé le MaMA Festival, elle était à l’affiche du festival Africolor le week-end dernier. Rencontre.
Pourquoi avez-vous choisi d’appeler votre projet Resilient ?
Parce que le mot « résilient » signifie être capable de surmonter des situations douloureuses, et que dans ma vie j’ai toujours réussi à voir le côté positif et à me battre malgré les difficultés. Je voulais donc célébrer cela.
Pouvez-vous nous dire plus en dire sur les difficultés que vous avez rencontrées ?
Toute ma vie a été un combat. J’ai grandi dans l’Afrique du Sud post-apartheid et je viens d’un milieu pauvre – une famille qui a dû se démener sans cesse. Et puis, au cours des deux dernières années, dès que j’ai commencé à faire de la musique, j’ai perdu ma mère. J’ai quatre frères et j’étais donc très proche de ma mère, elle était comme un roc dans ma vie. Quand je l’ai perdue, c’était très difficile, mais je m’en suis sortie et je suis même partie en tournée le jour de ses funérailles. Je travaille donc très dur, j’essaie de me concentrer sur ma carrière et de ne pas laisser le négatif envahir ma vie.
« Grrrl Like » fait référence au « Riot grrrl », un mouvement musical féministe à la croisée du punk rock et du rock alternatif, ayant émergé au début des années 1990 aux États-Unis. Vous êtes née dans ces mêmes années 90. Dans quelle a mesure ce mouvement a-t-il eu un impact sur vous ?
Ce mouvement a résonné en moi et m’a fait me sentir forte. Mais en même temps, je ne pouvais pas l’appliquer à ma vie, car il s’agissait de jeunes femmes Blanches en Amérique. Et même si j’aime le message et que je trouve que ce qu’elles ont fait est incroyable, je souhaitais le transposer dans un contexte intersectionnel composé de personnes queer, Noires et africaines. Avec ce titre et son clip, je voulais saluer leur démarche et en même temps la rendre plus moderne.
Sur la chanson« Grrrl Like », vous avez dit que « But I don’t give a fuck, I’m the shit, and I know » était votre phrase préférée. Pouvez-vous développer ?
Je voulais célébrer le fait d’être fier de soi-même : c’est ce que je suis, j’en suis fière et je ne me soucie pas de ce que vous en pensez ! C’est important parce que, parfois, lorsque l’on parle de féminisme ou de racisme, cela peut sonner très triste et ressembler à « j’ai pitié de moi-même » ou « les gens me blessent » et je le comprends. Mais je veux faire quelque chose qui dise « je suis forte » plutôt que « je suis faible ». Donc, pour moi, cette phrase est très importante.
Un titre de votre EP pourrait se traduire par « Je ne suis pas venue pour jouer ». Pourquoi donc ?
Je veux juste dire que je ne prends pas ce que je fais à la légère. Certaines personnes, quand elles font de la musique, la font légèrement, comme si c’était un jeu. Mais pour moi c’est important, car d’où je viens, très peu de femmes ont l’opportunité de vivre la vie que je mène, peuvent parler et rencontrer autant de gens que moi, et avoir l’impact que j’ai la possibilité d’avoir. Donc, « je ne suis pas venue pour jouer », je suis venue pour changer les choses, faire évoluer les mentalités et utiliser ma tribune pour parler de sujets importants.
Dans une société sud-africaine où être noir-e et gay c’être être confronté à une double discrimination – au racisme et à l’homophobie – quels sont les exemples qui vous ont aidée à vous construire et à vivre avec cette double discrimination ?
Beaucoup d’activistes sud-africains dont les noms ne vous diront probablement rien, mais aussi cette artiste très connue en Afrique du Sud : Thandiswa Mazwai. Ces gens sortent et vivent leur vie. Ils ont une telle force de caractère ! C’est ce que j’admire chez eux. Ce que j’admire, ce n’est pas ce que les gens font, mais la façon dont ils se comportent. Des personnes comme Miriam Makeba, Winnie Mandela ou Brenda Fassie : ces femmes dégagent une telle force. Michelle Obama aussi ! Elle entre dans une pièce et vous sentez une femme forte. Voici le genre de personne qui m’inspire et qui m’aide à me sentir forte moi-même.
Justement, Miriam Makeba est morte il y a tout juste dix ans. Que représentait-elle pour vous ?
Waouh ! Je ne sais pas comment le dire avec des mots. C’était une femme puissante qui a connu l’exil : elle a été expulsée d’Afrique du Sud pendant un certain temps pour avoir combattu l’apartheid. Son héritage devrait être plus grand en Afrique du Sud, mais les gens sont plus attentifs à ce que font les hommes. Je pense qu’elle devrait être davantage célébrée. C’est pourquoi j’aime cette chanson de l’artiste française Jain. En Afrique du Sud, les gens ne connaissent pas vraiment cette chanson, ils rient et disent : « Qui est cette fille blanche qui chante Miriam Makeba ? » Moi je pense que c’est cool, j’aime cette chanson !
Au sujet de vos influences musicales, vous mentionnez 2Pac ou Dr. Dre, mais j’ai cru comprendre que vous étiez loin de n’écouter que du rap ?
Oui, j’ai grandi en écoutant plein de musiques différentes. Mes goûts sont très éclectiques. J’aime Santigold et M.I.A., j’écoute des hits radio, du rock old school et de la musique classique. Il y a de la beauté dans toutes ces musiques.
Et les musiques d’Afrique ?
J’en écoute, mais je dois être honnête : l’Afrique du Sud était – et est toujours – un pays racialisé composé de Noirs, de Blancs et au milieu, de personnes métisses comme moi. Nos médias en sont le reflet et nous alimentent de musique [nord-]américaine et britannique. J’ai donc grandi en écoutant ces musiques plus que les musiques du continent. Et vous savez, pendant l’apartheid et même encore jusqu’à il y a peu de temps, les médias nationaux sud-africains ne jouaient pas de musique sud-africaine.
Votre pays est secoué par de nouveaux mouvements culturels et politiques qui prônent une décolonisation radicale. Ils veulent se débarrasser une fois pour toutes de la suprématie blanche. Pourquoi, selon vous, ces mouvements sont-ils si populaires en Afrique du Sud ?
Parce que les gens n’en peuvent plus ! En 1994, lorsque Nelson Mandela est devenu président, tout le monde était heureux et enthousiaste. Mais rien n’a changé : les Noirs n’ont pas obtenu d’argent ni de maison du jour au lendemain, ils sont restés pauvres. Sur le papier, nous sommes tous égaux. Mais en réalité, les Blancs possèdent toujours toutes les propriétés et toutes les affaires. Les gens en ont assez qu’on leur vende un faux rêve. Nous avons donc effectivement besoin d’une décolonisation radicale. Je ne dis pas que nous devons expulser tous les Blancs d’Afrique du Sud, je ne le crois pas non plus. Mais je crois que nous devons avoir plus de gens de couleur possédant des ressources et des affaires. Et aussi que l’on doit commencer par l’éducation. Peut-être n’avons-nous pas à donner un business aux gens, mais nous pouvons leur donner une éducation afin qu’ils puissent créer leur propre entreprise. L’éducation est si chère, que seules les personnes riches et donc les Blancs y ont accès. Rabaisser et soumettre les Noirs en les empêchant de s’instruire, c’est vraiment horrible, cela doit changer.
Photographie par Haneem Christian et Thandi Ngula-Ndebele, stylisme par Gemma Swan.