Une des plus brillantes étoiles de la musique jamaïcaine vient de s’éteindre… Avec une énergie inoxydable et une voix soul inimitable, l’inventeur du mot « reggay » venait tout juste de sortir un nouvel album : Got To Be Tough. Il est mort à Kingston, à l’âge de 77 ans.
C’était il y a quelques semaines seulement. Toots revenait dans les bacs et dans nos mémoires de fans de reggae. Il avait fallu attendre plus de 10 ans pour que Frederick Nathaniel Hibbert, dit « Toots », sorte un nouvel album studio. On suivait ses albums enregistrés en public et ses Best Of, et on continuait de le voir régulièrement tremper ses costumes d’une sueur étincelante et électriser les foules en live. Sur ce nouveau disque, sa voix était intacte. Le titre « Got To Be Though » nous mettait étrangement en garde. « Attention, il faut être costaud et malin pour traverser l’époque que nous vivons » prophétisait l’auteur de Reggae Got Soul, lui qui a toujours anticipé les révolutions musicales, sociales et politiques les plus brutales de son île – la Jamaïque – sans jamais fuir, se faner ou se brûler. C’est à Kingston que Toots s’est éteint, après avoir été hospitalisé pour avoir contracté la maladie la plus célèbre de ces derniers mois, la Covid-19 (même si la cause officielle de sa mort reste inconnue, puisque sa famille n’a pas communiqué dessus).
Toots et l’esprit du « (st)reggae »
Malgré les années, les heures de scène et de route, les kilomètres de tournées, et le manque de reconnaissance financière que les légendes jamaïcaines des seventies ont dû encaisser, Toots avait toujours le verbe et le regard chaleureux. Comme ses chansons irradiées des lueurs de reggae funky et de gospel, si élastiques et si profondément soul, les phrases de Toots s’enchaînaient avec l’évidence des maximes simples et éternelles. Celles qui ne payent pas de mine, mais qui restent en tête.
« Prôner le bien, c’est ça le reggae » nous disait Toots il y a quelques années, quand on lui demandait pour la centième fois de définir le « reggae », ce style qui commençait à fleurir à la fin des années 60 en Jamaïque, quand l’ère du ska et du rocksteady s’évanouissaient. Pour toute une génération et toute une île, il a su à imposer un nouveau nom à un genre naissant parce qu’en 1968, Toots est le premier à chanter « Do The Reggay » avec son groupe The Maytals.
«Ca vient du mot streggay, fille de petite vertu, mal habillée. Comme je ne pouvais pas utiliser ce mot, j’ai enlevé le « s » et c’est devenu reggae. Ce n’était pas une bonne chanson, mais elle utilisait un bon mot qui est resté. À l’époque, le reggae s’appelait boogie beat ou blue beat » nous confiait Toots.
Selon Frederic Cassidy, chercheur, spécialiste de l’argot jamaïcain, le terme « reggae » se rattache à la notion de laideur, de pauvreté, de saleté et de maladie, bref un résumé de ce qui est souvent attaché aux musiciens de ce genre qui commençait à s’envoler hors des frontières de l’île dans la deuxième moitié des années 60.
En 1968, Leslie Kong venait de produire un des premiers hits international plus tard labélisé « reggae » sur des compils : il s’agit de « Israelites » de Desmond Dekker.
En Angleterre, on commence alors à entendre cette musique dans les lieux de culture caribéens, avec des titres suggestifs comme « Wet Dream » ou « Mini-skirt » de Max Roméo, ou encore « Tougher Than Tough » de Derek Morgan. Un an plus tard, en 1969, la musique jamaïcaine connaît un nouveau succès international avec « Wonderful World, Beautiful People » de Jimmy Cliff, qui sera le héros du fameux premier film culte du reggae, The Harder They Come, (de Perry Henzell, sorti en 1972). Dans ce film, qui va emmener le reggae sur les routes à priori hostiles du public américain, Toots fait une apparition et avec son groupe les Maytals : il signe deux des titres de la B.O de ce film culte qui chronique l’industrie musicale de l’île. Trois studios dominent alors l’industrie musicale jamaïcaine : Federal, Studio One, Dynamic, des écuries que Toots a toutes fréquentées.
« Reggae Got Soul »
Bien avant de populariser le mot « reggay », Toots écrit surtout une autre pierre angulaire du répertoire jamaïcain, un véritable appel au recyclage : « Bam Bam » sort en 1965, avec son refrain imparable: « I want you to know that I am the man/Who fight for the right, not for the wrong ». Ce tube va revivre chez Kanye West, Gang Starr ou Lauryn Hill, et en Jamaïque, il servira de canevas au succès de Chaka Demus & Pliers avec « Murder She Wrote », qui sort après la version de « Bam Bam » de Sister Nancy et son fameux riddim Stalag, probablement un des plus samplés de l’histoire du reggae.
Toots lui-même a beaucoup ré-enregistré et réarrangé ses propres chansons (dont les plus connues sont « Reggae Got Soul », « Louie Louie », « Never Grow Old », « Pressure Drop », « Funky Kingston », « Sweet and Dandy », ou « Time Tough »…
« Si la chanson est bonne, il faut la recycler ! Je recyle même mes morceaux avec d’autres artistes, comme Willie Nelson ou Eric Clapton. Ce n’est pas pour l’argent, c’est juste qu’on fait ce qu’on peut pour rendre les gens heureux avec ce qu’ils aiment » nous expliquait Toots, en référence à son incroyable album de duos True Love, sorti en 2004, dans lequel le soul reggae man invitait aussi Jeff Beck, Bootsy Collins, The Roots, Ben Harper, ou Manu Chao, à chanter ses tubes avec lui ! Un modeste hommage à l’un des pères du reggae dont la voix frappait les amateurs d’autres genre, trempés dans la soul.
« C’est un chanteur incroyable, disait le mois dernier Keith Richard dans le magazine Rolling Stone. Sa voix me rappelle celle d’Otis Redding. Quand tu l’entends chanter « Pain In My Heart », c’est frappant ! »
À la fin des seventies, Toots a aussi été l’un des premiers jamaïcains capables de conquérir les Skinheads de Grande Bretagne, avec son album « Funky Kingston ». Bien avant que Bernard Lavilliers ne chronique les vicissitudes d’une des villes les plus dangereuses de la Caraïbe, Toots entraînait alors une jeunesse européenne dans l’imaginaire de Kingston … en version « funky », « poisseux ».
Toots a surtout été un des rares papys du reggae à faire de la résistance aux sirènes digitales tout en sachant séduire des stars hors des radars yardies (les yards ou les arrières-cours sont des lieux emblématiques de la culture reggae). Il a ainsi tapé dans l’oreille de pop stars comme Amy Winehouse (qui a repris son « Monkey Man »), il était admiré par les Stones et il a même fait la première partie de concert des Who !
54-46, matricule d’une légende
Pour Toots, d’abord connu comme un pionnier du ska (avec les Vikings puis les Maytals), le reggae n’était pas tant une affaire de rythmique que de « bonnes âmes réunies pour un message positif ».
Son message ne cessera de faire la synthèse entre ses amours de jeunesse chrétienne (qui commencent sur les bancs de l’église champêtre de May Pen, puis sur ceux de l’église sioniste copte), avec les fièvres des sessions Nyabinghi dans lesquelles Toots va vite tremper en arrivant à la capitale, Kingston. Il y gagne sa vie comme barbier avant de rencontrer ses futurs collègues dans les cours et les arrières-cours de la ville. C’est là qu’il forme son premier groupe, les Vikings puis viendront les Maytals, un trio vocal monté avec Ralphus « Raleigh » Gordon et Nathaniel « Jerry » Matthias, mais dont il va changer la géométrie et le casting au fil des années.
Comme il le chantait dans « Never Grow Old », Mr Toots ne vieillira jamais, car il a su offrir au reggae ce petit supplément d’âme soul capable de séduire les hermétiques aux breloques vert-jaune-rouge. Toots avait pourtant raté les années magnétiques du rocksteady puisqu’il les avait passées à l’ombre pour une sombre histoire de ganja qu’il a toujours nié avoir fumée. C’est en sortant du trou, que Toots composera son fameux tube « 54-46 », une ode cathartique à son matricule de prisonnier qu’il reprenait à chaque concert et qu’il aurait dû chanter lors de sa tournée prévue le mois prochain.
Sa voix de velours n’a donc plus besoin ni d’être « harder » ni d’être « tough », mais elle repose déjà dans le panthéon des grandes voix de la soul music, cette indéfinissable musique de l’âme qui n’a besoin ni d’étiquette ni de label pour habiter les légendes…
Got To Be Tough est sorti le 28 août 2020, à retrouver sur le site du label Trojan.