Le 21 novembre, le pianiste natif du Congo sortait Transcendance, un nouvel album enregistré avec ses musiciens fétiches.
Un grand voyage qui réunit toutes ses passions musicales… résolument inclassable ! Normal, pour celui qui plus que jamais, se moque des étiquettes, et ne reste fidèle qu’à… Ray Lema. Rencontre.
Les hommes, le marché et les journalistes aiment bien mettre les artistes et leurs créations dans des cases, les classer… or toi, personne n’y arrive jamais !
Effectivement, tout le monde essaie de mettre les choses dans des cases et dans mon cas, on m’a souvent pris à partie sur ce sujet. À vrai dire quand je compose, c’est avant tout l’amour du tout, de l’humanité : je tombe amoureux de rockers, de reggaemen, d’un tambourinaire traditionnel… Je ne réfléchis pas de qui je tombe amoureux, donc je suis toujours très embarrassé avec cette affaire de classer ma musique.
Est-ce que ce n’est pas là ta manière de revendiquer ta liberté ?
Tomber amoureux c’est la meilleure forme de liberté. (il rit). Un humain n’exprime sa liberté que le jour où il tombe amoureux, qu’il quitte sa famille, ses attaches… celui qui ne tombe pas amoureux ne sera jamais libre. C’est seulement le jour où tu tombes amoureux, sans savoir où cela va t’emmener, ni ce qui va t’arriver… mais tu pars !
Ce nouvel album s’appelle Transcendance. Tu as fait une crise mystique ?
(Il rit). Ce titre, Transcendance, c’est venu avec l’âge. Brusquement, ayant dépassé 70 ans, je me suis dit, eh oh je suis en âge de décider ce que j’ai envie de faire. Il n’y a personne qui aujourd’hui viendra me dire : maintenant, tu fais du jazz, ou autre chose… Non non, je veux simplement faire du Ray Lema. Et Ray Lema adore la danse. Quand j’entends certaines musiques d’aujourd’hui, souvent il n’y a aucune sophistication dans les rythmes. Et moi qui ai été directeur du ballet national congolais, où nous avons 255 ethnies différentes, donc plein de rythmes, j’ai une quantité de sophistication rythmique en moi, ce qui fait que mon corps est tout le temps en train de danser. Et puis, il y a quand même cette sophistication rythmique, qui dans beaucoup de cultures amène à ce qu’on appelle la transe. En tant que musicien d’Afrique centrale, chez nous, la musique ce n’est pas la profession des uns, et les autres font le public professionnel. Non, tu tapes un bâton tu fais « toc ! toc ! toc ! », et quelqu’un prendra la liberté de prendre un second bâton pour faire le contrecoup à ton « toc ! toc ! toc ! » et tu n’as pas le droit de dire « eh oh c’est moi l’artiste, il faut respecter mon “toc !”. Du coup, à la fin de la journée, les rythmes sont d’une sophistication où chacun essaie de trouver sa place, et ça induit ce qu’on pourrait appeler une transe. Donc il y a la danse, la transe et le terme “transcendance” qui veut dire aller au-delà, et moi je veux aller au-delà de toutes ces appellations. Donc voilà pour le titre, Transcendance.
Il y a un morceau qui sonne comme s’il était arrivé direct du Congo, sans escale, c’est “3ème bureau”
“3ème bureau”, c’est bien sûr humoristique par le titre, car il y a cette manie que nous avons chez nous, où l’on trouve normal d’avoir un premier, puis un second, puis un troisième bureau. Et là dans la chanson, c’est un homme qui se plaint de son 3e bureau, car son 3e bureau est en train de le plumer. Si nous les hommes on se permet d’avoir un troisième bureau, il n’y a pas de raison que le 3e bureau ne prenne la liberté d’utiliser le gars à sa manière. Mais dans le rythme, j’ai voulu faire révérence à ma ville, Kinshasa. Tout Kinois qui écoute çà, dès qu’il entend la combinaison piano-guitare, sait qu’il n’y a qu’un Congolais pour faire ce genre de bizarrerie.
C’est de la rumba, mais une rumba qui aurait quitté Kinshasa pour s’en aller très loin de là…
Je dois avouer qu’en même temps je me sens furieusement Congolais de Kinshasa, et en même temps j’ai tellement d’amis auxquels je tiens, de partout dans le monde : Brésil, Cuba, Chine, France… que je ne peux plus me permettre de m’enfermer. Je ne suis qu’en fermé dans mes amours, et tous mes amours sont là-dedans.
Il y a un titre qui s’appelle “Le bout du chemin”, qui évoque l’exode de ceux qu’on appelle les migrants aujourd’hui, peux-tu nous raconter comment cette chanson est arrivée ?
Aujourd’hui, je vis en France et je suis français, j’aime ce pays, et ce qui se passe en ce moment avec toute l’immigration me désole énormément. Parce que, quand on écoute les médias d’ici parler d’immigration, ils ne se rendent jamais compte ou bien ils ne veulent pas avouer qu’ils font partie de la problématique qui amène ces immigrés ici. L’Occident a des manières d’utiliser le monde ou en tout cas l’Afrique comme si c’était juste une source de matières premières, ce qui fait qu’on laisse des situations non viables se passer là-bas. Et quand on a voyagé et qu’on a 70 ans comme moi, qu’on a des amis à tous les postes et à tous les niveaux, on sait comment certaines entreprises occidentales se permettent d’exploiter ce continent-là… C’est comme si c’était juste un marché — et même pas un marché parce que parfois ils n’achètent même plus, ils provoquent des citations qui leur permettent de prendre, tout simplement. Et donc le résultat c’est qu’il y a un niveau de pauvreté qu’on entretient (volontairement ou involontairement) qui va continuer à amener plein de jeunes ici parce que là-bas, ce n’est pas viable. Certains dictateurs que l’Occident garde volontairement en place là bas, ce qu’ils font à leur jeunesse, c’est pas bien. Si on le faisait ici, ces dictateurs-là seraient flingués tout de suite, et pourquoi on accepte ça ? Parce que ces dictateurs ils n’investissent pas chez eux, mais en Occident. Pourquoi ? Parce qu’ils sont assez bêtes pour croire qu’en laissant cet argent aux banques occidentales, ça va aller. Il faut que les banques occidentales refusent ça. Mais là, je suis un gros rêveur naïf… Les paroles de « Le bout du chemin » ont été écrites par Anouk Khelifa, c’est une de mes deux manageuses (avec Catherine Benaïnous). Anouk est aussi écrivain, moi je lui ai parlé de mes frustrations sur ce sujet, et elle a écrit ces paroles. Il ne faut pas les noyer dans du groove, ou trop de choses, voilà pourquoi j’ai laissé le texte pratiquement nu.
Dans le magnifique morceau « Chimères« , les flûtes pygmées (accompagnées par la contrebasse et la flûte traversière) ont la part belle. Est-ce que tu n’as pas voulu rendre hommage à Francis Bebey, et aussi à la matrice culturelle qu’est la grande forêt d’Afrique centrale ?
C’est Francis Bebey le premier qui m’avait fait sursauter : il avait utilisé les flûtes pygmées, et je me suis dit qu’un jour j’écrirai quelque chose avec ça. Or je collabore avec Fredy Massamba, qui manie ces flûtes de manière merveilleuse, et j’ai voulu profiter de sa présence pour mettre ensemble des influences qui parfois ont l’air contradictoires. Les gens ont l’impression que les pygmées vivent dans un passé, par opposition aux modernes, mais j’ai vu qu’un pygmée peut jouer avec un bassiste contemporain et un flûtiste qui fait du jazz, etc. Et tout ça, il suffit d’y croire, c’est une histoire de foi. Si on y croit, on peut mettre toutes ces influences ensemble et j’aimerais qu’on utilise beaucoup plus nos sources traditionnelles musicales et qu’on les modernise, pas en suivant forcément les Américains ou les Anglais. Aujourd’hui, tout le monde utilise des GPS sans se poser des questions, mais il y a toujours une question que le GPS vous pose : quand vous voulez aller quelque part, il vous demande toujours : “d’où partez-vous ?” Sans savoir d’où il part, il ne peut pas vous aider. Et c’est ça notre problème en Afrique : il faut que nous partions de notre source culturelle pour savoir où on veut aller. C’est cela aussi que je voulais dire dans cette petite pièce, « Chimères ».
Ray Lema présentera Transcendance lors de sa Carte Blanche à la Petite Halle de la Villette, à Paris. Trois soirées de concerts :
- 21/11 concert de sortie d’album Transcendance
- 22/11 En duo avec Laurent De Wilde
- 23/11 Ray Lema & quatuor à cordes Aquarius
Les musiciens de Transcendance :
De gauche à droite : Sylvain Gontard (trompette), Irving Acao (sax ténor), Ray Lema (piano, chant, composition), Rodrigo Viana (guitares), Nicolas Vaccaro (batterie) et Michel Alibo (basse et contrebasse).