Malgré les avertissements de ses parents, Ray Lema partait en cachette écouter les concerts de Franco. Il lui rend un magistral hommage dans un disque enregistré en live à Kinshasa.
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Kinshasa, juin 2019. Ray Lema prenait le temps de s’asseoir pour discuter avec PAM, à la veille d’un concert très attendu. Quelques mois plus tôt, le festival Jazz Kiff lui proposait de rendre hommage à Franco Luambo, dans le cadre d’une soirée dédiée au souvenir de géants de la rumba. L’idée ne pouvait mieux tomber, tant la musique de Franco hantait les rêves du maestro, adeptes des aventures musicales qui l’ont, durant sa longue carrière, mené parfois très loin de son pays natal et des aléas de la rumba. Pourtant, elle était là, et comme les madeleines de proust, elle revenait régulièrement à la surface et s’invitait dans sa musique. Certes, en la matière, on l’aurait plutôt vu suivre les traces du très sophistiqué Kabasele que la gouaille du parfois très impoli Franco. Mais voilà, si Ray Lema vénérait le maître de l’African Jazz, le génie musical et le sens du verbe de Franco le fascinaient. Et, ces dernières années, le fantôme du sorcier de la guitare s’était mis à revenir frapper souvent aux portes de ses rêves musicaux. Ceci étant dit, revenir jouer les classiques du Grand Maître Luambo dans son fief, à Kinshasa, ce n’était pas petit. Il fallait un grand pour le faire. Ca tombe bien, Ray Lema en est un.
Le concert fut grandiose. Il est maintenant sur ce disque.
Quelle a été ta première rencontre avec la musique de Franco ?
À la cité, là où habite vraiment le peuple, il y a tout le temps de la musique, et le volume n’est pas limité, chacun met le son au volume qui lui plaît. Il y avait tout le temps les musiques de Kabasele, puis celles de Rochereau, car il avait été seconde voix derrière Kabasele avant de chanter en solo, avec la guitare de Nico. Ça nous a beaucoup marqués, car tous les intellectuels se retrouvaient dans son groupe, avec ses mélodies ciselées, les solos de guitare de Nico : très précis, mélodiques…
Et puis un jour, on a vu arriver ce type qui était très irrévérencieux : à ce moment-là, il roulait sur une vespa, on le voyait traverser les rues à toute vitesse, et les gens disaient « mais attention, regardez ce voyou comment il roule ! ». C’était vraiment une sorte de scandale vivant, ce type, quand il est arrivé.
Et puis, sa manière de jouer la guitare… sa manière de faire ce qu’on a appelé le sebene : tout de suite on le comparait à Nico, et on prenait exemple sur Nico en disant : « voyez pourquoi il faut envoyer les enfants à l’école ! Nico, quand il joue, on suit bien ses mélodies. Alors que Franco, on dirait qu’il ne sait jouer que sur place, les notes tournent sur elles-mêmes, c’est n’importe quoi ! »
Et ça, c’est la première image que j’ai reçue de Franco : les parents nous disant que vraiment, « c’est l’exemple à ne jamais suivre, parce que c’est scandaleux ». C’était mon premier contact.
Mais secrètement, nous on aimait bien ces petites tourneries qui tournaient sur place, mais il ne fallait pas le dire à haute voix, sinon on te disait « tu vas pas faire le voyou comme Franco toi ? ».
Et puis j’ai été « nguembo » c’est à dire littéralement, en français, « la chauve-souris ». Et les chauves-souris, c’est les gamins qui grimpent sur les arbres pour pouvoir assister au concert. Donc moi, j’ai été pendant longtemps la chauve-souris de Franco. C’est comme ça que j’ai pu le voir jouer d’assez près, parce que les arbres étaient juste en surplomb de la scène.
Plus tard, je l’ai croisé en personne quand on est allés à Lagos, parce que le Zaïre avait envoyé une délégation congolaise au Festac en 1977 : il y avait Tabu Ley, Franco, Abeti Masikini et Mpongo Love. Les deux filles ont exigé que je sois là, car j’avais déjà participé à leurs enregistrements et mon piano faisait déjà partie de leur paysage. J’ai partagé la scène avec elles. Mais je n’ai pas parlé avec Franco, il était une trop grande vedette, et chez nous les vedettes sont des patrons, donc on ne s’approche pas du patron juste pour discuter.
Aussi, quand je suis parti du Congo (à la fin des années 70, NDLR), j’avais encore cette idée de Franco : j’étais encore un peu timoré par son côté… bouillonnant. Mais je venais juste de sortir du ballet national, où j’avaispu travailler avec des musiciens traditionnels de tout le pays. Je suis donc parti (aux États-Unis, puis en Europe NDLR), et après de longues années, ces musiques traditionnelles ont fait des trous dans ma tête. Donc, quand on m’a reparlé de Franco et que j’ai commencé à revisiter son répertoire, je me suis rendu compte que c’était le musicien moderne congolais qui avait fait une transposition des rythmiques traditionnelles sur la guitare. Du coup, ça a complètement changé l’image que j’avais de Franco et c’est devenu un mec que je conseille aux jeunes Congolais d’écouter attentivement. S’il était le maître de ce qu’on appelle aujourd’hui le sebene (qui est devenu une signature officielle du Congolais), c’est parce qu’il a fait cette transposition des rythmiques traditionnelles sur sa guitare. Donc ça m’a émerveillé quand j’ai compris pourquoi Franco avait une telle empreinte sur moi : c’est que je me retrouvais dans ce qu’il faisait, et qui était déjà en moi.
Il y a la musique, mais aussi les paroles de Franco…
C’était la grande différence et la grande nouveauté avec Franco. Souvent, les autres compositeurs congolais racontaient des histoires amoureuses : l’amour un peu mielleux, tout sirupeux. Franco, non. Lui, c’est une sorte de griot moderne : il nous raconte notre vie au quotidien, les petits scandales du quartier, les infidélités dans les couples, plein de petits drames quotidiens, et c’est là qu’il nous a d’abord attrapés. Que tu le veuilles ou non, tu retrouvais ce qui se passait par exemple chez le voisin. Donc quand on écoutait un morceau de Franco, on pouvait se faire un signe de tête pour dire : « tiens les voisins d’à côté, Franco est en train de chanter leur histoire ». On retrouvait plein d’histoires qui étaient dans nos vies, et Franco en parlait en musique. Et il avait une voix ! On ne parle pas assez de sa voix. Il y a beaucoup de chanteurs qui sont venus avec de jolies voix, mais dans notre monde traditionnel, on dirait d’eux qu’ils n’ont pas le verbe. Un griot, c’est pas celui qui chante « Je t’aime » avec une jolie voix, mais il te regarde dans les yeux et te raconte des choses avec une voix qui a l’air très naturelle, mais qui est en fait très étudié… et quand Franco chantait au milieu des chanteurs de l’OK jazz, brusquement, les chanteurs de l’OK Jazz sonnaient comme des choristes, et c’était lui, c’était sa voix…
Chaque fois qu’il parle, tu écoutes l’histoire qu’il va raconter. J’ai connu des morceaux de lui qui faisaient 18, 20 minutes, et pour écouter attentivement en hochant la tête des morceaux si longs, c’est qu’il a une voix très spéciale qui a disparu du paysage, c’est le seul qui aie cette voix-là. Cette voix qui a tant de verbes et que j’ai retrouvée dans notre univers traditionnel. Dans cet univers-là, on ne devenait pas chanteur parce qu’on avait une jolie voix, mais parce que quand tu parles, tout le monde s’arrête et dit OK, oui tu as raison… parfois on réglait les problèmes en invitant un chanteur, on lui exposait le problème, le sujet du conflit, et on invitait les tambourinaires. Le chanteur, après avoir réfléchi, racontait l’histoire, mais dans un contexte musical. Et c’est ça Franco, pas seulement sa guitare qui était ancrée dans la tradition, mais il avait pigé quelque chose qu’il nous a transmis et malheureusement, parmi nous qui venons après lui, beaucoup n’ont pas forcément saisi ça : pourquoi ils aimaient cette voix de Franco quand elle arrivait ? Nous tous, on se regardait : « ah ça c’est le vieux qui parle » et c’est merveilleux, ça !
D’où vient l’idée de faire un concert hommage à Franco ?
C’est une proposition de Stephanie Suffren, qui dirige le Jazz Kif. Elle avait l’idée d’un hommage aux grands de la rumba, parce qu’ici on n’a pas beaucoup la notion de la mémoire : les choses passent à toute vitesse ! Elle s’est dit avec son équipe qu’il fallait rafraîchir la mémoire des jeunes pour leur dire : ces anciens-là, ils ne font pas de la musique traditionnelle, c’est déjà de la musique moderne ! Et il faut qu’il y ait une continuité, parce que la musique congolaise est en baisse de régime à cause des mabanga (on cite des noms dans les chansons, et les gens paient pour être cités). Mais du coup, les paroles n’ont plus d’importance aujourd’hui : on fait seulement un peu de tchatche et tout le reste, c’est des mabanga. Et comme il n’y a plus de message qui puisse motiver la composition, la musique est devenue linéaire… au profit des jeunes Nigérians, qui se sont inspirés des musiques congolaises ! Mais comme ils ont des histoires plus élaborées à raconter, il y a un petit plus qui fait que les jeunes Congolais sont piqués et veulent s’inspirer de ce que les jeunes Nigérians font. C’est extraordinaire cette boucle-là ! Donc pour revenir à l’hommage, l’idée c’est que les jeunes redécouvrent que c’est de la musique moderne, et qu’on puisse peut-être remettre le bateau de la musique congolaise sur l’eau.
L’hommage de Ray Lema et de Franco, pour la première fois sur scène à Kinshasa le 15 juin 2019, lors du festival Jazz Kif , a été enregistré et a donné naissance à un disque somptueux. Aujourd’hui paraît son édition vinyle, avant une série de concerts qui commence le 20/09 à Paris, au Parc Floral.
On entre KO, on sort OK, live au Jazz Kif de Kinshasa, One Drop.
Article publié le 11 octobre 2019, mis à jour le 18 juin 2020.