Un coffret vinyles consacré par Cheb Gero à Cheb Hasni, une sélection revenant sur le méconnu Drissi El Abassi par Nashazphone, une série documentaire sur l’histoire du raï réalisée par Hadj Sameer, DJ et digger, sans parler de l’engouement suscité par Acid Arab, ou encore le hit oriental disco de DJ Snake… Pas de doute, la bande-son née en Oranie est de nouveau en odeur de sainteté. Et tout particulièrement dans sa version synthétique portée par l’émergence d’une génération de cheb et chaba dans les années 1980. C’est sur cette féconde période que se concentre A Moi la liberté, un slogan emprunté à l’hymne de Cheb Hindi qui ouvre symboliquement cette compilation au sous-titre explicite : « Early Electronic Raï, Algérie 1983-90 ». Soit quatorze morceaux pour près de 80 minutes de musique, où l’esprit du raw raï des pionniers se mixe naturellement à la new wave qui submergea la jeunesse.
Cette lame de fond, qui conjugue les trouvailles du DIY et l’âme profonde du bled, va accoucher d’une quantité de titres, souvent consignés sur cassette. Près de quarante ans après les faits, l’effet demeure le même : on reste stupéfaits par la créativité qui abonde. Que ce soit le doux délire instrumental de Cheb Hader, la mixture de Cheb Hamouda, riddim quasi reggae et évocation de la trompette de l’incomparable Messaoud Bellemou, les effets grandiloquents de Houari Benchenet, un orgue subtil et une voix sublime, les ésotériques ziguouigouis du gamin Chab Mohamed Sghir, digne héritier de son illustre père, le tubesque Djehida de Cheb Tahar, la transe de Chaba Amel ou encore l’inventif Nordine Staïfi, « établi jusqu’à sa disparition à Chambéry, promoteur du staïfi, sorte de compromis entre airs des hauts plateaux de l’Est algérien, rythmes chaloupés des Aurès et groove oranais », pour paraphraser Rabah Mezouane, tutélaire expert du raï et signataire d’érudites notes de pochette. Morceaux choisis parmi cette sélection, concoctée par Fred Serendip, digger en apnée dans les années 1980. Explications avec ce dernier.
Comment est née cette compilation ?
Vers 2015, lorsque j’étais disquaire aux Puces de Saint-Ouen, j’ai rencontré un des producteurs historiques marocains, Brahim Ounassar des éditions Cléopâtre, notamment connu pour avoir produit Nass El Ghiwane et considéré selon certains comme le « roi de Barbès » à l’époque. Étant moi-même pour moitié marocain, nous avons sympathisé et il m’a refilé des cassettes et masters dont il était détenteur. Du raï mais aussi des chanteurs de la génération précédente, dont Mohamed Mazouni comme Je n’aime pas le jour je n’aime pas le nuit ou encore de Salah Sadaoui. Il m’a proposé de vider son garage, et à partir de là, j’ai commencé à chercher d’autres cassettes dans des boutiques que j’avais déjà fréquentées à Barbès. Hélas, toutes étaient fermées, la dernière, l’historique Etoile Verte juste avant le confinement. Je me suis donc mis en quête de leurs stocks, pour acheter des cassettes, puis je me suis rapproché de Michel Levy qui en avait racheté les droits et stocks. Et c’est après avoir accumulé suffisamment de matériel intéressant que j’ai proposé à JB de Born Bad (Jean-Baptiste Guillot, patron du label – NDLR) d’en faire une sélection.
Avez-vous travaillé ensemble sur la sélection ?
Avec le confinement, j’ai pris le temps de numériser toutes les cassettes et puis après j’ai pu peaufiner le choix des titres. Mais ayant l’habitude de travailler avec JB (les compilations Chébran sur Born Bad, c’était lui ! nda), je suis toujours à l’écoute de son avis, de ses suggestions. De toute façon, il a le mérite d’être très clair quand il aime, ou pas.
Justement le deuxième volume de la compilation Chébran parue sur Born Bad apparaît rétrospectivement comme une bande-annonce de celle-ci…
Oui, comme Hedi Bled Nous de Shams Dinn, qui sonne comme du raï avec du breakdance, ou encore Dansez le Raksi de Noureddine Staïfi. Il y a comme une continuité de proposer une compilation plus centrée sur ce qu’on écoutait à Barbès dans les mêmes années. À l’époque, c’était la plaque-tournante, dans l’axe qui allait d’Oran à Paris, en passant par Marseille et Lyon. C’était un réseau de diffusion très underground, où tout se passait de la main à la main, un contre-modèle qui fonctionnait très bien. Un producteur comme Brahim Ounassar a pu comme ça écouler plus d’un million de cassettes d’Ait Menguelet !
Cette sélection met l’accent sur Oran, et le producteur Rachid Baba Ahmed, le Lee Perry d’Algérie…
En fait l’idée était de mélanger des musiques plus historiques d’Oran avec des productions locales de France, comme Chaba Amel. Mais effectivement la « présence » de Baba Ahmed a ici toute son importance. C’est lui qui, après avoir eu un groupe de rock avec son frère, décide de mettre du synthé dans le raï, suite à la découverte de Klaus Shulze. Il est le pionnier des musiques électroniques en Algérie, le premier à avoir un studio qui lui permet d’oser de nouvelles formules. Il invente en direct, prend des risques, et va enregistrer Khaled, Fadela, Sahraoui…
Les dates, 1983 à 1990, correspondent à ces premiers temps du raï des Chebs qui se terminent avec la décennie noire, où les islamistes pointent le raï…
Ces dates correspondent peu ou prou aux débuts de la synthwave. Les années 1980, c’est l’émergence des synthés et boîtes à rythmes, qui permettent une démocratisation de la musique, mais aussi l’essor de la cassette dans les musiques underground, comme le raï ou la musique industrielle. En Algérie, le début des années 1990 est marqué par l’exil de nombreux musiciens, d’autres arrêtent parce qu’ils ont peur. Et paradoxalement, c’est avec l’entrée dans les années noires en Algérie que le raï, déjà bien identifié, va devenir plus crossover. Khaled sort Didi en 1991. Cheb Mami fera plus tard le Superbowl avec Sting. Certains deviennent des superstars, la plupart continuent dans les cabarets, alors qu’au bled le raï est proscrit. Cheb Hasni est assassiné, et Rachid Baba est abattu en 1995 dans son studio.
Le raï épicé de synthés n’est pas sans écho avec la vague Acid Arab…
Le raï de cette époque se situe dans le prolongement de la génération précédente, celle de Bellemou qui avait déjà « modernisé » le raï. Avec son côté mutant, le raï des années 1980 est effectivement très précurseur de ce que nous vivons aujourd’hui : c’est l’une des matrices de ce son. Beaucoup recherchent ce type de productions, un son d’électronique orientale très ouvert et expérimental qui n’intéressait personne avant, et dont tout le monde raffole aujourd’hui : c’est une mode qui va du Qatar au Japon, de Scandinavie aux États-Unis. Tant mieux ! Mais je crois que cela s’inscrit dans un mouvement général si l’on songe aux productions sub-sahariennes underground des mêmes années que l’on redécouvre.
N’y aurait-il pas quelque chose à faire avec la scène au Maroc, où le raï a toujours bien fonctionné…
Oui, le raï est né non loin de la frontière marocaine. Il y a même un festival de raï à Oujda. Des groupes existent, Kamal El Oujdi est même un peu connu. Pas sûr qu’on puisse faire une compilation centrée sur le raï, mais il y aurait matière si on songe aux musiques locales modernisées à la même époque. Ce qui est sûr en revanche, c’est que l’on pourrait sortir un deuxième volume dans le même genre. Il y a par exemple des morceaux géniaux de Khaled à ses débuts, dans une veine électronique, produits par Rachid Baba. Sans parler des titres enregistrés par ce dernier, qui sont vraiment étonnants et avant-gardistes. A vrai dire, à lui seul, Rachid Baba Ahmed pourrait faire l’objet d’une vraie sélection.
Recueillis par Jacques Denis