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The Pan African Music Magazine
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Monk, donc.
© William P. Gottlieb

Monk, donc.

« Que ma musique ait du succès. » Le premier vœu du pianiste a largement été exaucé. Quarante-et-un ans ans après sa mort, l’aura de Monk demeure sur la sphère jazz, et même bien au-delà.  

« Ne vous méprenez pas : cet homme sait exactement ce qu’il fait en termes de théorie, d’organisation, suivant sa terminologie personnelle, néanmoins rigoureuse. Nous pouvons lui être reconnaissants de combiner l’aptitude, la perspicacité, le drive, la compassion, la fantaisie, et tout le reste, tout ce qui fait l’artiste total. » C’est par ces mots que Bill Evans salue son pair, « un talent créatif non corrompu », au dos du LP Monk. Sa tête de profil, son galure vissé sur la tête et sa clope au bec, la cover vaut comme souvent le coup d’œil. À l’image de la musique, un quartette de haut vol, un répertoire composé de certains de ses anthems et d’autres classiques, le tout piloté par un producteur au taquet, Teo Macero. Grand millésime, 1964. L’année où le pianiste fait la Une de Time Magazine ! Le premier artiste noir, alors que Sydney Poitier décroche le même mois l’Oscar.

Pochette de l’album Monk, 1964 (Columbia)

Cinq ans plus tard, l’album Underground glanera le Grammy dans la catégorie image : sur la photographie qui sert de couverture, on y découvre Monk clope au bec et regard noir en résistant français, avec un gradé allemand attaché sur une chaise qui écoute, et sa muse et protectrice la baronne Pannonica – béret vissé et écharpe rouge, en passionaria. Au pied du piano, quelques bâtons de dynamite, manière de dire que quarante ans après avoir été l’un des principaux éléments déclencheurs du be bop, il est toujours là, prêt à tout faire exploser. 

Pochette de l’album Underground, 1968 (Columbia)

Les ultimes rebondissements d’une récente polémique autour du documentaire d’Alain Gomis, Rewind and Play qui interroge les rapports entre l’artiste et la caméra lors d’une interview réalisée en 1969, l’attestent : on n’a pas fini de disserter sur Monk, à la fois sujet de réflexion sur le jazz et objet qui permet de sortir des grilles de lecture et du prêt-à-penser. Les orthodoxes comme les adeptes de la libre pensée sont raccord, tous convertis au grand-prêtre du bop qui deviendra sur le tard le gourou de la “new thing”. Pas forcément pour les mêmes raisons. Passons.  

Pas de chapelle, mais combien disciples

Monk donc, grandi dans l’ombre de James P. Johnson, son voisin de palier au cœur du quartier de San Juan, à Manhattan, puis célébré par le cubiste des 88 touches en noire et ivoire Cecil Taylor, qui lui emprunte dès 1958 « Bemsha Swing » sur Jazz Advance. Un an plus tôt, Monk’s Music souligne sa capacité à fédérer autour de son esthétique, hors de toute confrérie, des musiciens de générations différentes : Coleman Hawkins et John Coltrane. Le plus jeune des ténors – Coltrane, donc-  avec qui il s’illustrera beaucoup cette année-là au Five Spots et au Carnegie Hall ira jusqu’à déclarer : « Jouer avec Monk vous donne la sensation de tomber dans une cage d’ascenseur. » Et s’élancer sur la grille de « Well You Needn’t », c’est risquer de se prendre les pieds dans le tapis. Coltrane en tirera vite profit pour gravir des pas de géant décisifs. McCoy Tyner est d’ailleurs formel, comme le rapporte Yves Buindans son ouvrage consacré à l’auteur de ‘Round Midnight (chez Le Castor Astral) : « Monk lui a ouvert la voie des compositions complexes comme “Giant Steps”. Sa conception de l’espace entre les notes est une des choses les plus importantes qu’il ait enseignées à Coltrane : à quel moment s’éclipser et laisser quelqu’un d’autre remplir l’intervalle, ou même laisser le vide. »

« Thelonious Monk est probablement le pianiste le plus original que j’ai jamais entendu. » Parmi les nombreux exégètes qui se posent en héritiers de Monk, Randy Weston est certainement le plus africain de tous. La première fois qu’il l’écouta sur scène, ce fut sur la cinquante-deuxième rue, à la fin des années 1940, alors que l’homme du Minton’s Playhouse, le club d’Harlem qui fut le laboratoire du be bop, se produisaitt avec Coleman Hawkins. Ce soir-là, Randy Weston entendit « Ruby My Dear », une ballade dédiée à une jeune diététicienne qui fut la meilleure amie de la sœur de Weston et le premier amour de Monk ! Pas de doute : ils étaient faits pour se croiser. Et pourtant, Randy Weston a bien failli passer à côté. « En l’écoutant, j’ai pensé qu’il ne savait pas jouer au piano… Quelque chose m’a fait revenir et lorsque je l’ai de nouveau entendu jouer, j’ai soudainement constaté qu’il s’orientait dans la direction vers laquelle je voulais aller et que je recherchais sans m’en rendre compte, de jouir de cette liberté rythmique lorsque tu joues au piano. Le piano est aussi un instrument à percussion et possède de nombreuses couleurs et nuances. Monk m’a ouvert cette porte. Alors, lorsque j’ai eu assez de courage pour lui parler, il m’a invité chez lui et il ne m’a jamais donné une leçon de piano, jamais, mais il m’a donné des leçons de piano de tant d’autres manières, en étant seulement dans son entourage. Il était un professeur vraiment formidable », se souvenait Randy Weston au micro de la radio canadienne, le 16 octobre 1978.

La première fois qu’ils se verront, ils passeront neuf heures à causer musique. Enfin Presque. « Monk ne parlait pas du tout, sentait seulement les vibrations comme les grands maîtres soufis. » Monk réinvitera le jeune homme, un mois plus tard. « Cette fois, il joua pour moi trois heures. » Une leçon de piano, des instants de vie, qui ne finiront pas de produire des échos chez Randy Weston qui tient là une boussole, un cap à suivre : l’esprit des ancêtres pour s’inventer un futur. « Monk joue comme ils devaient jouer il y a cinq mille ans en Égypte ! », assurait-il alors qu’il publiait, bien plus tard (en 1991) Spirit Of Our Ancestors.

Free Monk

Un autre pianiste, le tout aussi charismatique Sun Ra, ne manqua jamais de souligner l’aura de Monk. Lequel sut bien tôt aider le futur fondateur de l’Arkestra lorsque les tenants du bon goût regardaient l’homme prétendument venu de Saturne de biais. « Reste bien perché, Sonny (le prénom de Sun Ra, nda), ils ont essayé de faire le même genre de merde avec moi ! » Cette cinglante réplique de Thelonious Monk s’adressait à un homme dans le public pour qui Sun Ra était « trop perché ». Et le pianiste d’ajouter : « C’est peut-être bien le cas, mais ça swingue. » Cette altercation, citée par John F. Szwed dans son imposante biographie sur Sun Ra, rappelle une évidence, pour paraphraser un titre-phare de l’univers monkien : Sun Ra et Monk étaient des esprits à part, « ailleurs », dans le cénacle du jazz.

« Le matériau que Monk nous a laissé, c’est le meilleur, absolument dans chaque détail, dans les proportions et dans la dynamique, dans l’originalité. Et évidemment, dans cette musique, tout procède de longues années de recherche et d’examen du matériau. Cela fait quarante ans que j’étudie les morceaux de Monk, et je vous assure que ça prend longtemps, très longtemps, pour en faire quelque chose d’évident. C’est la même chose pour Pablo Casals et Bach… Il faut pénétrer là-dedans, entendre, et puis comprendre », confiera Steve Lacy en mai 1997 à Christian Steulet. L’érudit saxophoniste n’a jamais cessé de tourner autour de l’œuvre du totémique pianiste, s’attachant à en souligner la grâce atemporelle. Il s’associa plus d’une fois avec un autre fervent commentateur, le pianiste Mal Waldron, l’un parmi tant qui furent irrémédiablement marqué par le phrasé, la prosodie, l’éloquence, tout ce discours si personnel. Comme l’écrit Laurent de Wilde dans le portrait analytique qu’il fit, jouer Monk, c’est avant tout « restituer l’âme de sa musique », et ne surtout pas aborder « le problème de façon académique ». Monk, c’est une invitation à déplacer les logiques, adopter un bon sens de l’oblique.

 Mathématiques monkiennes : le zéro et l’infini

Monk In Our Mind ! Tel était le titre d’un ambitieux programme conçu par Jason Moran, où il délivrait un demi-siècle plus tard sa propre version, tout aussi iconoclaste, du génial big band du Town Hall de New York daté de 1959. « Monk, c’est le big bang. Il y avait peut-être eu un avant, mais il y a eu plus sûrement un après. » L’original est à l’esprit de tous ceux qui créent, hier comme aujourd’hui, et sans aucun doute pour longtemps. Ses constructions aux limites de l’abstraction, ses logiques de réitération, tout rappelle son goût pour les mathématiques. Des équations où l’inconnu est toujours là, quelque part, en suspension. Telles sont les évidences monkiennes. Point de résolution finale, de solution définitive, direction l’infini. La suspension est l’une des multiples pistes de réflexion que Monk a léguées à l’humanité.

Une autre est le silence, dont fut coutumier le pianiste. Un silence qui fit grand bruit dans le landerneau du jazz, trop souvent dopé aux phrases à rallonge. Lui en dit, mais chaque mot pèse comme les notes que ces doigts embagousés posent sur le piano. 


Morceaux choisis d’une interview à l’automne de sa vie : 

« –Quels autres centres d’intérêt as-tu ?
La vie en général.
-Que fais-tu à propos de ça?
Continuer à respirer.
-Selon toi, quel est le but de la vie ?
Mourir. »

Ce sera chose faite une dizaine d’années plus tard, le 17 février 1982. Depuis pas mal de temps, le natif de Rocky Mount en Caroline du Nord était en retraite du monde des vivants, mutique enfermé dans sa solitude, thématique chère à Ellington qui fut l’un de ses points d’influence considérable. « Monk n’était pas du genre bavard. Il restait là, sans rien dire. A la fin de sa vie, il ne voulait pas toujours jouer du piano, il s’était placé au-delà. Tout comme il n’était pas du genre à faire ses gammes.», se remémorait l’immense pianiste Barry Harris, un maître qui a partagé les dernières années de la vie de Monk, chez Pannonica. Ce silence fut sujet à bien des interprétations, dont celle de dire que c’était là le dernier trait d’esprit de celui que l’on dit fou de peur d’admettre qu’il est juste plus clairvoyant. Et pourtant le silence, cette part essentielle de la musique, était au cœur du dispositif monkien. « Le bruit le plus puissant au monde, c’est le silence », assura-t-il un jour. Et chacune de ses interventions, tout en élusions et évitements, en procurent le plus bel écho. Ce maître bien toqué – les chapeaux faisaient partie de sa panoplie quotidienne – n’est pas sans rappeler les esthètes du haïku bien tranché.

Les pianistes ne sont pas les seuls à avoir été frappé par le pianiste. L’Art Ensemble of Chicago comme le bassiste Jamaaladeen Tacuma, comme Jerry Gonzalez qui fit transer Monk aux rythmiques de la rumba, ont pris bien du plaisir à rejouer ses pièces maîtresses. Mais chacun à sa façon, pour pouvoir être dans le vif du sujet. Marc Ribot rappelle ainsi Monk dans sa manière de jouer dans les cordes, toujours sur le fil mélodique. Ce que stigmatise un autre guitariste, Bill Frisell : « Quand vous écoutez Monk, cela vous saute aux oreilles. Le pouvoir de l’émotion suscitée par une chanson. » Le répertoire de Monk, c’est une succession d’étranges ritournelles qui vous habitent et vous hantent. « Monk avait une écriture finalement très pop. Il est d’ailleurs très facile à écouter en surface, mais il recèle d’autres couches, plus subtiles, plus ardues. », rappelait le trio EST qui lui aussi se fendit d’un drôle d’hommage au satané moine. Ou plutôt, « un ange du ciel, pour avoir un tel son », selon le regretté trompettiste Jacques Coursil.

C’est ce son, et tout le reste, la panoplie du pèlerin défroqué, ce « génie de la musique moderne » pour paraphraser un des albums de sa discographie, qui a touché depuis belle lurette au-delà des ouailles jazz. Le chantre post-punk Daniel Darc comme l’apôtre du rock Lou Reed ont déclaré leur flamme avant qu’ils s’éteignent. Andy Summers, ex-Police, lui a dédié un album en 1999, Gotan Project a mixé « ’Round About Midnight » à Chet Baker ! Et Muni Munk, paire electro du label allemand Gomma, a souvent (comme son nom l’indique) puisé son inspiration chez Monk. En la matière, les têtes de relecture du hip-hop ont fouillé dans les disques de Monk pour en extraire des boucles : RZA a samplé « Ba-Lue Bolivar Ba-Lues-Are » pour le Cuttin’ Headz de Ol’ Dirty Bastard, et avant lui DJ Premier détourna « Light Blue » pour le mythique « Jazz Thing » de Gang Starr. J Dilla lui aussi s’y adonna, tout comme Madlib sous pseudo Qasimoto. Quant à Lupe Fiasco, associé à Pharell, il tonna tout de go : « J’aime Thelonious Monk, il est le fond d’écran de mon ordinateur. » Comme quoi, Miles avait encore devisé juste lorsqu’il écrivit dans son autobiographie : « Tout ce que Monk a composé peut se retrouver dans les rythmes nouveaux qu’utilisent aujourd’hui les jeunes musiciens : Prince… J’adorais le regarder jouer : il suffisait d’observer ses pieds pour savoir s’il entrait dans la musique. S’ils bougeaient tout le temps, il était parti. C’était un peu comme regarder et écouter de la musique de l’Église sanctifiée : le beat. »

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