Au chapitre des classiques africains, on ne pouvait oublier Moussolou, le tout premier album d’Oumou Sangaré. On y découvre déjà la diva frondeuse et rebelle, qui chante la condition des femmes.
“Je ne voulais même pas enregistrer un album” dira Oumou Sangaré au sujet de Moussolou, son premier enregistrement studio en 1989. Pourtant, trente ans et dix disques plus tard, la chanteuse rayonne comme une voix cardinale du Mali, une icône africaine, une star internationale, une femme d’affaires accomplie — un hôtel, une ferme pilote, une marque de voitures, une société de taxis — une sœur de luttes dont l’intégrité, la constance et la liberté de ton demeurent éminemment respectées. Une femme debout, une artiste majeure.
« La première fois que j’ai entendu Oumou, c’était à travers une cassette de Moussolou, que m’avait remise Ali Farka Touré” se souvient Nick Gold, le patron du label World Circuit, dans un article du Monde. ”Pendant des mois je l’ai écoutée. Quand j’ai voyagé au Mali, on l’entendait partout. Impossible d’y échapper ! » De fait, sa musique fait sensation et la cassette, publiée en 1990 chez Syllart Records, se vend à plus de 250000 exemplaires, un record absolu pour l’époque. “Le jour de la sortie de l’album, les gens faisaient la queue pour l’acheter. Et de là, ça a décollé !” rembobine Oumou Sangaré dans le livret qui accompagne la réédition de Moussolou en 2016 chez World Circuit. Mais quel est le secret d’un tel succès dont le destin s’est peut-être joué… à une voiture près ?
Lorsqu’Oumou Sangaré pousse la porte de l’incontournable studio JBZ à Abidjan pour enregistrer les six titres de Moussolou, la jeune femme n’a rien d’une naïve : à 21 ans, elle a déjà tourné en Europe avec l’ensemble Djoliba Percussions aux côtés de Toumani Diabaté tandis qu’elle gagne sa vie, en toute autonomie, en chantant dans les cérémonies de baptême et de mariage à Bamako. ”Le producteur Samassa m’avait déjà contactée plusieurs fois pour faire un album mais j’avais toujours refusé, car je me disais que si ça ne marchait pas ce serait la honte pour moi. Mais il est revenu plusieurs fois à la charge, et a fini par m’offrir sa voiture en cadeau et je me suis dit : Oumou, tu roules en moto Yamaha, mais attend, là c’est quand même mieux une voiture… J’accepte !” raconte-t-elle encore. Si l’anecdote prête à sourire, elle révèle aussi une forte personnalité.
En studio, Oumou Sangaré tient tête aux producteurs qui reprochent à sa musique son caractère trop traditionnel et refuse fermement la boîte à rythme qu’ils tentent de lui imposer. Mais c’est surtout par les paroles de ses chansons qu’Oumou Sangaré affirme véritablement son âme frondeuse : à rebours des tabous d’une société conservatrice, la chanteuse prend le parti des femmes africaines (“Moussolou”), célèbre l’amour sensuel (“Diaraby Nene”) et l’amour sincère (“Ah Ndiya”), n’hésite pas à s’opposer aux mariages forcés ou arrangés dans (“Diya Gneba”). Sans équivoque du titre aux textes, Moussolou (les femmes) fait évidemment scandale à sa sortie. “Cela a vraiment vexé beaucoup de gens, mais c’était nécessaire” juge Oumou Sangaré. “Il a été critiqué dans la presse. C’était une catastrophe. C’était révolutionnaire et, bizarrement, ça faisait plaisir en même temps. Et combien émancipateur ! On ne pouvait pas l’ignorer. C’était immense.” Ouvrant la voie à une nouvelle génération d’artistes qui dans ses pas oseront s’exprimer, Oumou Sangaré s’impose alors en pionnière féministe répondant, sans s’y attendre, aux préoccupations de milliers de femmes dont elle n’a depuis jamais lâché la cause.
Amazone d’Afrique, Oumou Sangaré est aussi une véritable ambassadrice pour le Wassoulou, poumon forestier du sud-ouest du Mali, dont elle soutient l’économie en y orchestrant notamment l’ambitieux FIWA, Festival International du Wassulu, depuis 2017. Le Wassoulou, c’est aussi la région de sa mère, “une battante” à laquelle elle rend hommage sur Moussolou en s’exprimant en wassoulou n’ke (le dialecte du wassoulou, ndlr) et en chantant les rythmes de la région, hérités pour partie des rituels ancestraux des chasseurs.
Pour moderniser les sonorités traditionnelles du Wassoulou sans les dénaturer, Oumou Sangaré fait donc appel à Amadou Ba Guindo — membre alors du prestigieux orchestre National Badema du Mali — dont les arrangements minimalistes participent indiscutablement au succès de son premier opus, chef d’œuvre intemporel révélant déjà l’énorme potentiel tubesque de la chanteuse. Basse et guitare sous-tendent le jeu virtuose du kamalé ngoni (harpe-luth) et du karignan (percussion raclée) quand un violon inattendu nuance le tout. Souple, puissante, indomptable, la voix d’Oumou Sangaré transcende enfin ce disque-signature, à la source d’une carrière majestueuse. Comme le prouvent encore sa collaboration afro-house avec le duo Synapson ou son dernier disque, Mogoya (2017, No Format), enrichi en synthés pop et guitares psychédéliques croisant le beat avec les rythmes du regretté Tony Allen. Oumou Sangaré est une femme de son temps qui ne trahit jamais ses fondations — auxquelles elle revient très franchement dans Acoustic, un disque enregistré en deux jours sans filet de sécurité, à paraître le 19 juin 2020.