C’est un souffle long, le son d’une flûte. Plus de quarante ans après les faits, l’effet demeure le même : cette « musique traditionnelle et contemporaine de la Martinique », pour paraphraser le slogan accroché à cet album, suspend le temps et l’écoute, envolées ésotériques et tambours telluriques unis pour tracer une voie vers les sommets. Les 25 et 26 juin 1981, date de cet enregistrement, auraient d’ailleurs dû porter le signataire de ce recueil au faîte. Las, les choses de la vie ne sont pas toujours si bien faites, Max Cilla restera longtemps une énigme pour le monde de la musique, guère reconnu à l’aune d’un talent pourtant si immense. Or c’est bien sous ses longs doigts que cette flûte de bambou est enfin ressortie des oubliettes du passé. Et si les anciens l’appelaient « toutou’bambou » , lui rebaptisa l’instrument “flûte des mornes” du nom des régions antillaises les plus escarpées où les Neg Marrons pouvaient trouver refuge après avoir fui le système plantationnaire.
Du PVC à l’ébène, et des mornes à Paris
Le chemin fut long pour le gamin grandi au cœur de la campagne profonde, au plus près de ces conservatoires d’une mémoire africaine confisquée par les esclavagistes. C’est là, très tôt, que le futur adepte des berceuses sera bercé par cette flûte qui représentait alors « la traduction du ressenti de la nature et de la flore environnante, mêlée à ce qui restait de la mémoire africaine, les percussions de la musique ». Dès l’adolescence, il s’y adonne en bricolant de premiers instruments, notamment à partir des bouts de PVC, qui jalonnent les villages martiniquais fraîchement raccordés à l’eau courante. Son certificat d’études en poche, Max Cilla part travailler dans une usine de canne de Rivière Salée comme aide comptable, tout en restant connecté à sa passion, la musique, à commencer par les charangas cubaines, l’Aragon comme la Sensacion, qu’il écoute, posté face au magasin de disques, sur les trottoirs de Fort-de-France. Tant et si bien qu’il forme un petit groupe dans son village de Ducos : harmonica, guitare, conga, et bien entendu flûte… Cela ne durera qu’un temps.
Décembre 1963 : il n’a pas encore vingt ans lorsqu’il embarque à bord du le Paquebot Flandre pour « une grande aventure vers l’inconnu ». Cap vers le Pas de Calais, où il obtiendra un CAP six mois plus tard, après avoir bénéficié d’un stage de formation professionnelle dans le cadre du Bumidom (bureau qui organisait le déplacement de la main d’oeuvre d’outre-mer vers la métropole, NDLR). Le voilà certifié tourneur-fraiseur, embauché dans une fabrique d’Eure-et-Loire. « Tout en gagnant ma vie, j’avais toujours cet amour de la musique ». Et comme son métier était d’usiner des métaux, il décide de façonner ses propres flûtes. « Mais j’ai aussi acheté mon premier instrument lors d’un séjour en 1965 à Paris : une flûte en ébène du XIXème siècle ».
Justement, il est temps pour lui de rallier la capitale, où il s’installe en juin 1966. En quête d’expériences musicales, Max Cilla part à la rencontre « de compatriotes martiniquais » au diapason de ses intentions : parmi eux, Henri Guédon, autre géant martiniquais avec qui il jouera par la suite de loin en loin, va lui servir de guide. « Il m’a fait connaître L’Escale, lieu mythique de la musique en version latine au cœur du quartier latin, rue Monsieur le prince. Il y avait des musiciens du Chili, de Bolivie, du Pérou, de partout… » Mais plus encore ce sont les Cubains qui marquent alors son esprit, notamment Clemente Lozano -flûtiste de Los Matecoco, et Gonzalo Fernandez dont la traversière en ébène à cinq clés l’avait déjà impressionné. « C’est là que j’ai senti un appel très fort de la musique », se souvient celui que les vieux Cubains surnomment alors « Pacheco ». C’est dire.
Bonne pioche au chat qui pêche
L’autre rencontre qui va être déterminante se produit en décembre 1967, quand sortant d’un resto, il emprunte la rue de La Huchette pour rejoindre L’Escale. « Je vois devant moi un Noir, avec un grand manteau et un étui de sax. Vu son look, je me suis dit que c’était un jazzman afro-américain. Quand on s’est croisé, il m’a pris par l’épaule en me disant « Brother », et il m’a invité à le suivre au Chat qui pêche (club de jazz en vogue, NDLR). En arrivant là-bas, il y avait un monde de fous, des journalistes, des photographes… J’ai compris que j’avais affaire à quelqu’un. La patronne, qui ressemblait à Edith Piaf, m’a accueilli et nous sommes descendus dans la cave ». Le voilà sur scène alors que le concert débute, son hôte est à la tête d’une belle équipe : Jimmy Garisson à la contrebasse, Slide Hampton au trombone… « Après un long solo de sax, il m’a tendu le micro. C’était du free jazz, je n’y comprenais rien et je n’ai pas osé me lancer ». Pour le second thème, le flûtiste martiniquais s’élancera enfin dans une impro, « au simple ressenti ». « Ça s’est bien passé et, à la fin du set, un jeune Africain mélomane que j’avais déjà vu faire le bœuf à L’Escale m’a dit que c’était Archie Shepp ».
Et c’est ainsi que Max Cilla va se voir proposer d’animer des dimanches après-midis au Chat qui pêche, à la tête d’un combo afro-cubain. C’est aussi là qu’il échangera avec le génial guinéen Jo Maka, et qu’il écoutera d’autres saxophonistes, comme Marion Brown ou Dexter Gordon. « Mais je dois avouer que plus que le jazz, c’étaient les musiques caribéennes qui me parlaient plus, ou le latin jazz d’Eddie Palmieri ». Et ce, même s’il commencera à apprécier le free jazz après avoir écouté Sun Ra à l’Olympia. « Space is the place ! Plus de trois heures, un vrai spectacle, impressionnant ! » Le jazz, il y reviendra de loin en loin, comme on retrouve un vieux cousin. « Ce que j’apprécie dans le jazz, c’est le caractère moderne des harmonies. J’y ai entendu le moyen d’expression de la communauté afro-américaine face à l’oppression du système, l’affirmation d’une situation culturelle et sociale qui m’a guidé ».
Mona, Bonga : racines, etcaetera
Parmi toutes ces rencontres plus ou moins fortuites, il en est une autre qui va largement compter : Eugène Mona en décembre 1970 dans une soirée animée par la Perfecta. « On était tous deux venus pour danser. Et puis j’ai quand même boeuffé ». Tant et si bien que Mona viendra consulter ce musicien qui depuis son retour en Martinique six mois plus tôt s’attèle à exhumer la flûte des mornes, alors menacée de disparition, en transposant tout ce qu’il a appris outre-Atlantique. « Je lui ai permis d’accéder à un registre plus étendu de la flûte, notamment les doigtés pour activer la troisième octave, et puis je l’ai encouragé à composer. A l’époque, poursuit Cilla, il était dénigré dans le milieu musical martiniquais parce qu’il jouait une flûte et de la musique aux racines paysannes ». Et de disserter sur l’aliénation post-coloniale de la bourgeoisie locale, qui voyait dans cette bande-son des campagnes une musique arriérée. « Moi ayant rencontré tant de musiciens à Paris, notamment africains, je savais que c’était le chemin inverse qu’il fallait emprunter : aller au cœur de la musique racine pour créer sa propre voie, notamment via l’oralité ».
Tout ce qui transpire sur Angola 74 de Bonga, totémique disque auquel notre flûtiste participe en avril 1974, pour célébrer l’indépendance de l’Angola. Au mitan des années 1970, Max Cilla – qui fait alors un nouvel intermède parisien pour lui permettre d’ouvrir encore plus grand les écoutilles, compose pour La Conférence des oiseaux de Peter Brook, intervient pour le théâtre Nô, part à New York partager quelques instants avec des légendes telles que Tito Puente et Machito. Et quand sonne l’heure du retour en Martinique en 1977, les choses ont bien changé : Mona est désormais en haut de l’affiche et lui se voit confier un atelier dédié à la flûte dans le cadre du Sermac, formidable service municipal culturel mis en place par Césaire : Dédé Saint-Prix figurera parmi les élèves ! Et Max Cilla sera même choisi pour représenter la Martinique lors du festival mondial de la jeunesse de La Havane en 1978.
La flûte enchantée
Après avoir posé les fondamentales bases – notamment des tablatures et une méthode de fabrication « standardisée » – pour imposer la flûte de bambou dans le grand concert mondialisé, Max Cilla va pouvoir enfin songer à mettre en place son aussi univers aussi multiple que singulier. « Être facteur d’instrument, c’est une chose ; être musicien, c’en est une autre ; devenir compositeur, c’est encore toute autre chose ». Ce sera bel et bien fait avec l’explicite album La flûte des mornes où, avec son orchestre constitué de tambours rustiques et d’une rythmique plus « jazz », le répertoire se fait l’écho des sons de la Caraïbe, notamment les accents afro-latins qu’affectionne le pianiste Georges-Edward Nouel, autre poteau mitan de la musique antillaise transplantée à Paris. La Ronde des écoliers, Balade dans la forêt d’Ajoupa Bouillon, La Baie du Robert, l’ensemble des thèmes traçant les contours d’une identité composite, en forme d’autoportrait sensible à l’image de la pochette signée par son ami le poète Joby Bernabé. Max Cilla entend jouer une « musique traditionnelle contemporaine », un juste mot d’un journaliste canadien pour décrire sa musique. D’ailleurs, pour parfaire ses connaissances, l’autodidacte partira à Montréal pour une formation intensive d’ethnomusicologie dont il dit, trente-six ans plus tard, qu’elle lui a « permis de conscientiser les particularités ethniques des différentes traditions musicales ». Il va s’y employer.
« Être martiniquais, c’est le fruit d’un syncrétisme de cultures : africaine, européenne, indienne, amérindienne… » S’il a toujours pointé un système post-colonial qui menace la culture locale, Max Cilla se reconnaît plus volontiers dans la pensée d’un Edouard Glissant que d’un Aimé Césaire. « Ce dernier était nécessaire pour défendre la cause du peuple noir. Il a permis d’affirmer nos valeurs, notre statut souverain, de ne pas nous laisser abattre. Mais en tant qu’Antillais, l’histoire a voulu que nous soyons métissés et donc je reconnais toutes ces racines. Je ne peux rien exclure, je suis dans le partage, l’échange, la fraternité. Je suis le fruit du tout-monde et je le vis dans l’unité, pas dans le déchirement. Le même soleil éclaire tous les peuples ». Son ADN personnel compte du sang guinéen, mais aussi breton, et encore indien.
Singulièrement multiple
Au-delà de son authenticité caribéenne, Max Cilla inscrit donc son sillon dans la “diversalité”, heureuse combinaison entre diversité et universalité à des années-lumière de toute affaire identitaire. Pour preuves, les multiples flûtes qui peuplent son quotidien en banlieue parisienne : bansuri, quena, cubaine, peulh, népalaise… « Je suis citoyen du monde et un être multidimensionnel concerné avant tout par le bien-être de l’humanité ». Et de citer un juste mot de Gandhi : « Soyez vous-mêmes le changement que vous voudriez voir dans le monde ». L’Inde, pays que ce disciple des vedas a foulé par deux fois (2007 et 2011) dans des contextes spirituels, trouve des échos dans sa musique. La flûte enchantée du Martiniquais n’est pas sans évoquer les maîtres souffleurs de l’Inde du Nord, les esthètes minimalistes du Japon, une forme d’œcuménisme hors de toute contrainte spatio-temporelle qui fait écho à sa formule en toute circonstance : « Exprimer le meilleur de soi pour le plus grand bien de chacun et le bonheur de tous ».
On peut raisonnablement s’étonner qu’un tel message n’ait pas été perçu à sa juste hauteur en Martinique. « Contrairement à Mona, je n’ai pas pu m’appuyer sur des textes qui parlaient aux gens. Moi, j’étais pris pour un musicien classique, pas assez populaire ». Voilà pourquoi depuis son nouveau départ en France en 1994, il lui aura fallu attendre cette année pour être programmé au festival de Fort de France. « Je me suis entretenu une heure et demie avec le maire et je me suis rendu compte qu’il pensait que les Martiniquais étaient passés à côté de quelque chose ». Il était temps.
L’état des lieux de sa discographie en atteste : s’il a participé au visionnaire Creole Project de David Murray, s’il a joué avec Negoce, accordéoniste guadeloupéen hissé au rang de patrimoine de l’humanité, il n’a rien enregistré sous son nom depuis le second volet de la Flûte des mornes, paru sur le label Hibiscus en 1989. « Quand j’ai vu l’état des ventes, j’ai arrêté ! ». Mais depuis la réédition voici cinq ans du premier volume chez les suisses de Bongo Joe, Max Cilla pressent une certaine reconnaissance, aussi tardive que méritée, au-delà du seul cercle des initiés. Comment ne pas succomber face aux volutes de cette flûte ?! Voilà sans doute pourquoi il assure en préparer désormais un troisième, ainsi qu’un autre qu’il intitulerait volontiers « Max Cilla et ses amis », parmi lesquels le percussionniste sénégalais Babacar Sambe, leader de Sabor Internacional avec qui le flûtiste enregistra dès 1999. En attendant, le bientôt octogénaire sera sur la scène du Festival Villes des musiques du monde avec un autre Sénégalais, Ali Boulo Santo Cissoko, griot qui manie à sa main la kora, mais aussi deux percussionnistes, un Guadeloupéen au ka et congas, plus un Nivernais aux timbales et ti bwa. Somme toute, un casting qui résume parfaitement l’ouverture spirituelle de ce grand mystique qui a fait d’une mémoire orale, ancrée dans l’archipel, le medium idoine pour toucher à l’éternel.
Max Cilla et Danyel Waro seront en concert le 11 novembre au point Fort d’Aubervilliers.