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The Pan African Music Magazine
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FELAGRAPHIE : le roman de Fela Anikulapo Kuti (2/3)
Fela Kuti en 1966 ©Tola Odukoya

FELAGRAPHIE : le roman de Fela Anikulapo Kuti (2/3)

Alors que l’expo Rébellion Afrobeat a ouvert ses portes à Paris, PAM - partenaire de l’évènement, vous propose de lire ou relire le parcours de l’inventeur et roi de l’Afrobeat. Un récit biographique en trois volets, publié tous les lundis, écrit par le journaliste François Bensignor, qui a contribué au catalogue de l’exposition.

L’ensemble de la série est à retrouver ici

IV

Conscience rebelle : l’arme de l’Afrobeat

De retour au Nigeria début 1970, Fela trouve un contexte propice aux changements. La guerre civile, déclenchée après la sécession du Biafra le 30 mai 1967, a pris fin le 11 janvier 1970 avec la reddition des Biafrais. Durant les trente mois de ce conflit atroce, plus d’un million de personnes ont trouvé la mort, dont une grande partie d’enfants et de femmes décimés par la famine. La reconstruction et la réconciliation se feront sans heurt, mais sans que les raisons qui ont mené à l’affrontement ne soient jamais réglées.

Avec la fin de la guerre civile, un vent d’optimisme souffle à nouveau sur Lagos. À Ikoyi, à Victoria, les quartiers d’affaire installés sur les îles au sud de la capitale et centre économique du pays, des immeubles poussent comme des champignons, arrosés par la manne pétrolière. Des chantiers d’autoroutes enjambent les lagunes sur d’immenses viaducs de béton. La reconstruction va de pair avec la réconciliation et l’intégration des ex-combattants ibos sécessionnistes dans l’armée fédérale. Toute la vie culturelle profite de cet état d’esprit positif et la musique bénéficie d’une économie florissante.

Open and Close

À 32 ans, Fela adopte un mode de vie qui lui convient. Il fume de l’herbe, s’entoure de jeunes filles en fleur (et en fugue) comme de mauvais garçons pour sa sécurité. Il cultive ses idées sur la question noire héritées des Black Panthers et milite en faveur d’un retour aux traditions africaines. Bravant les obstacles, il parvient à faire venir Sandra de Los Angeles. En septembre 1970, la jeune Américaine devient ainsi chanteuse soliste de Nigeria 70. Remi, femme officielle de Fela peu appréciée par sa belle mère Funmilayo Ransome-Kuti, qui adore Sandra pour son engagement politique, quitte la maison familiale pour s’installer dans un appartement indépendant avec ses trois enfants. Mais Sandra, qui n’a pu obtenir qu’un visa de touriste, doit quitter le pays six mois après son arrivée, au grand dam de Fela.

Alors que la jeunesse urbaine éduquée de Lagos s’abreuve de la pop des Beatles et se déchaîne sur les chorégraphies de James Brown, elle perçoit dans l’afrobeat un écho à la vie du Lagos moderne. Fela assume entièrement son rôle de performer : chanteur, danseur, meneur de revue. Il abandonne la trompette pour les claviers, faisant un usage très personnel de l’orgue. Il rugit, prend la pose dans son pantalon moulant, entouré de ses ravissantes danseuses, présente son nouveau pas de danse, « Open and close », qui consiste à ouvrir et refermer les jambes de manière suggestive. D’une beauté plastique renversante, il rayonne de joie de vivre. Ses jeux de scène avec ses partenaires évoquent directement les plaisirs sexuels avec un raffinement et une modernité qui ravissent son jeune public.

Fela au Shrine, 1977. Photo Jean-Jacques Mandel. Avec l’aimable autorisation de la Philharmonie de Paris.

Les stars s’entichent de l’Afrobeat

Fin 1971, Ginger Baker, ex-batteur de Cream, power trio qui a illuminé la pop anglaise de 1966 à 1968, décide d’installer un studio d’enregistrement à Lagos. Il traverse le Sahara au volant de sa Range Rover, en compagnie de Tony Palmer, caméra au poing. Son film Ginger Baker in Africa témoigne de l’épopée. On y assiste à l’incroyable show de Fela dans un club de Calabar, au sud-est du Nigeria, dans l’ex-Biafra. Ginger Baker mettra deux ans à installer l’A.R.C. Studio à Lagos, mais il se servira de son matériel 16 pistes pour enregistrer l’album Live ! (1971) de Fela, l’accompagnant sur plusieurs morceaux, notamment « Black Man’s Cry » et « Egbe Mi O (Carry Me I Want to Die) » très représentatifs des débuts de l’afrobeat.

Ce style déconcertant fascine jusqu’à James Brown. Alors que la tournée du Godfather of Soul, qui vient de former les JB’s, passe à Lagos, ces messieurs ne manquent pas d’assister au show de Fela. Bootsy Collins, alors bassiste des JB’s, raconte : « On est allé dans [son] club, où ils nous ont traités comme des rois. On leur a dit qu’ils étaient les mecs les plus funky qu’on ait jamais entendu de notre vie. Je veux dire, on était le groupe de James Brown, mais ils nous avaient complètement bluffé ! »

Tony Allen raconte même que David Matthews, l’arrangeur des JB’s s’était tranquillement installé à côté de lui pour noter ce qu’il jouait : « Il regardait les mouvements de mes jambes et de mes mains et il se mettait à écrire… Ils ont pris beaucoup de choses de Fela quand ils sont venus au Nigeria. C’est comme s’ils s’étaient influencés mutuellement tous les deux. » Les morceaux « Down and Out in New York City » et « Blind Man Can See It« , sur la BO du film Black Caesar (1973), témoignent des emprunts de James Brown.

Open & Close, album paru en 1971

En 1973, Paul McCartney vient à Lagos enregistrer au studio de son ami Ginger Baker. Sur son conseil, il rencontre Fela dans son nouveau club, le Shrine. Mais lorsque l’ex-Beatles veut faire jouer certains musiciens d’Africa 70 sur son album, Fela intervient brutalement. Il l’apostrophe depuis sa scène, puis au studio, l’accusant de vouloir voler la musique des Noirs. Vexé, Paul évitera toute citation musicale africaine dans les parties enregistrées à Lagos pour l’album Band on the Run de son groupe Wing.

La même année 1973, quand le trompettiste sud-africain Hugh Masekela, militant anti- apartheid, vient se ressourcer auprès de Fela, l’accueil est bien différent. Fela l’invite à jouer avec son groupe et l’emmène au Ghana, où il le présente à son vieil ami Faisal Helwani. Celui-ci va produire l’album Masekela Introducing Hedzolleh Soundz, un modèle de fusion afro-jazz où le jeune groupe ghanéen Hedzolleh Soundz signe l’essentiel des morceaux.

Africa 70 au Shrine

La carrière de Fela décolle vraiment en 1972, alors qu’il s’associe avec son vieux copain J.K. Braimah. Resté à Londres jusqu’en 1971, J.K. y retrouve Fela qui est venu enregistrer l’album Afrodisiac au studio Abbey Road. Fela n’a alors de cesse de le convaincre de rentrer au Nigeria et devenir son impresario. Après avoir rebaptisé son groupe Africa 70, Fela, trouve dans le club de l’hôtel Empire, en face de la propriété familiale où il s’est installé dans le quartier de Moshalasi-Mushin, le lieu idéal où mettre en scène le théâtre halluciné que deviendront ses shows. Cette boîte, connue à l’époque du highlife, assez vaste pour accueillir près d’un millier de spectateurs, devient l’Afrika Shrine.

Son groupe a déjà amplement chauffé la salle quand Fela fait son entrée, les poings brandis. Avec ses claviers, il se tient à l’avant de la scène en forme de T, l’orchestre étant placé derrière lui. Africa 70 est alors composé de deux trompettes, dont le soliste Tunde Williams ; deux saxos ténors, Christopher Uwaifor et le soliste Igo Chico, Lekan Animashaun au saxo baryton ; trois guitares, basse, rythmique et la “ténor”, jouée par Oghene Kologbo ; quatre percussionnistes, dont l’excellent Henry Koffi aux congas ; sans oublier le magicien Tony Allen, à la batterie et à l’interface entre Fela et l’orchestre. En 1973, après une dispute avec Igo Chico, Fela décide d’apprendre le saxophone en 24 heures. Il en jouera dès le concert suivant… Les six splendides chanteuses danseuses évoluent entre Fela et l’orchestre.

Quatre petits podiums occupent chaque coin de la piste de danse, les fameuses « cages » où de sculpturales gogo girls au maquillage tribal dansent de manière très sexy pendant le spectacle. « Des projecteurs de couleur font apparaître leurs ondulations suggestives en ombres chinoises sur les bandes de tissus qui les entourent. Fela commande les projecteurs à l’aide de quatre pédales. Lorsqu’il pense qu’une des danseuses est fatiguée, il éteint le podium sur lequel elle danse et elle le quitte. S’il trouve que l’une d’elles ne paraît pas assez belle, il n’hésite pas à la frapper, » raconte John Collins.

Pidgin et yabis

Dès l’arrivée de J.K. Braimah, la carrière de Fela prend une autre dimension. Le premier album issu de leur association contient deux chefs d’œuvres intemporels : Shakara (Oloje) et Lady, étalons de la puissance créative de Fela. « Après Shakara, tout ce qu’on faisait devenait des hits » confirme J.K. Il sait faire fructifier le génie dévorant de Kuti et exerce une influence positive sur le contenu artistique de son œuvre. Il privilégie notamment le “pidgin english”, langue d’échange populaire entre toutes les ethnies du Nigeria, ce qui permet d’élargir le public de Fela, qu’il fait rire, s’indigner ou réfléchir.

Les paroles de Fela concernent à présent toute cette population nouvellement urbanisée du Nigeria. « Go Slow » dénonce les embouteillages de Lagos, comme la gestion du pays. « Roforofo Fight » dépeint ces adversaires qui s’invectivent en paroles et les met en garde : s’ils se battent dans la boue, qui reconnaîtra l’un de l’autre quand ils seront tous deux souillés de fange ? « Gentleman » s’en prend aux africains qui s’habillent à l’occidentale. Fela s’impose « en maître chroniqueur de la vie urbaine, en humoriste à scandale, plein d’ironie, en observateur pénétrant et perspicace de la condition africaine postcoloniale » écrit Michael E. Veal. Avec « Je’ Nwi Temi (Don’t gag me) », Fela affirme : « Même si la vérité est parfois difficile à entendre, elle reste ce qu’elle est : la vérité. »

Naissance de Kalakuta

L’Afrika Shrine devient un lieu très attractif. Le samedi soir au “Comprehensive Show”, on danse sur les dernières chorégraphies. Le dimanche à la “Yabis Night”, on peut échanger des idées, faire des jeux de mots, se moquer du monde sur les thèmes mis au débat par Fela, jamais en reste pour le yabis (la plaisanterie immodérée). On mange, on boit au Shrine, qui fait office de librairie, avec les ouvrages de Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Marcus Garvey, Malcolm X… Ces héros font l’objet du culte animiste et révolutionnaire qui se pratique devant l’autel installé près de la scène. En baptisant son club Shrine (le temple), Fela donne une dimension spirituelle à ce lieu de spectacle, dont il est le Chief Priest (grand prêtre).

La notoriété de l’artiste et son mode de vie attirent des jeunes gens qui partagent ses idées comme ses pratiques déviantes. Des dealers s’installent dans la rue ainsi que la prostitution. Des baraques de fortune servent de logement à des proches de l’organisation Africa 70. Des petites échoppes fleurissent autour du club et de la maison de Fela. Mais son succès en fait aussi la cible des caïds du quartier, qui tentent d’imposer leur loi. Ils ont pris l’habitude de jeter des bouteilles cassées sur la piste de danse en plein spectacle. Fela, qui entend faire cesser ces attaques, lance les “boys” de son service d’ordre dans des expéditions punitives et fait régner l’ordre.

A la Philharmonie de Paris, ces encarts (en jaune) annonçant le programme du shrine (dont les Yabis night) ont été aggrandis au format affiche. Mais ils figuraient parmi les petites annonces, toujours accompagnées d’une citation du chief « priest ». photo PAM.

Expensive Shit !

Le 30 avril 1974, la police débarque en nombre dans la maison de Fela qui est en pleine interview. De l’herbe y est saisie et les 60 personnes qui s’y trouvent interpelées. Enfermé à la prison d’Alagbon Close, cellule “Kalakuta”, Fela fulmine : sa première tournée importante au Cameroun tombe à l’eau ! Les filles mineures qui habitent chez lui sont expédiées à l’assistance publique.

Libéré après huit jours, Fela est de nouveau arrêté chez lui en pleine nuit. Aux policiers qui viennent le cueillir, il va jouer un bon tour. Après avoir avalé l’herbe apportée par les flics pour le confondre, Fela bénéficie de la solidarité de ses codétenus, qui lui “cèdent une place” dans leur pot de chambre, où il peut évacuer la preuve de son délit. Au troisième jour de sa détention, Fela qui jouait les constipés présente aux gardiens son pot de chambre avec un étron sans la moindre trace de cannabis !…

Ces événements inspirent deux chansons « Alagbon Close » (1974) et « Expensive Shit » (1975), où le comportement des forces de l’ordre est dénoncé et ridiculisé. La maison de Fela, baptisée “Kalakuta Republik” (“République des Vauriens”) est entourée de barbelés. Mais le 23 novembre 1974, lors d’une nouvelle descente, la police l’écroule à coups de haches. Cette fois, elle cherche une fille de 14 ans en cavale, réfugiée chez Fela. Son père est… l’Inspecteur général de la police de Lagos. Plusieurs fois déjà, il a envoyé ses sbires chercher sa fille. Mais comme elle voulait rester, Fela les avait laissés devant la grille. Ce matin là, les habitants de Kalakuta jettent sur les flics tout ce qu’ils trouvent. Fela s’échappe par le toit. Et la police met à sac Kalakuta, cognant sur tout ce qui bouge. À sa sortie de prison trois jours après, 10 000 supporters en délire accueillent Fela. Juché sur le toit d’une voiture, un bras en écharpe et un bandage sur le crâne, il insulte copieusement le gouvernement devant une foule ravie. L’événement est immortalisé dans la chanson Kalakuta Show.

V 

1975-77 : les années fastes

1975 est une année charnière pour le Nigeria, comme pour Fela. Après leur putsch du 29 juillet, les généraux Murtala Ramat Muhammad et Olusegun Obasanjo annoncent que la nouvelle junte redonnera le pouvoir aux civils en 1979. Ils dégraissent l’armée de 100 000 hommes, créent 7 nouveaux États et décident d’ériger la capitale fédérale à Abuja au centre du pays. Un nouvel Inspecteur général de la Police, M.D. Yusufu, est nommé. Une aubaine pour Fela, car c’est une des rares personnalité intègre à ce niveau de responsabilité. De plus, il apprécie la musique de Fela, qu’il tient pour un artiste et non un criminel, contrairement à ses prédécesseurs. Une période de répit d’environ un an s’ouvre ainsi pour le chanteur trublion.

Femi Kuti à la Philharmonie de Paris, le jour de l’inauguration de l’exposition « afrobeat rebellion ». Photo PAM

Kalakuta vu par Femi

Au milieu des années 1970, Kalakuta ressemble à un croisement étrange entre une communauté hippie libertaire et un village africain avec sa hiérarchie, ses règles spécifiques. « Quand j’étais enfant, ça m’amusait beaucoup d’être à Kalakuta, se souvient Femi, fils aîné de Fela (…) Je me suis désintéressé des études dès mon entrée dans le secondaire. Les gens disait : « Ah ! C’est le fils de Fela ! »… L’école est devenue un calvaire. Les autres collégiens n’arrêtaient pas de m’injurier ou de me maltraiter : « Ton père, il fume de l’herbe ! », me lançaient-ils et la bagarre commençait… »

« Je faisais l’école buissonnière pour aller à Kalakuta. Ma mère croyait que j’étais à l’école, alors que je passais mon temps à jouer à cache-cache, aux gendarmes et aux voleurs… Kalakuta et ses environs constituaient une sorte de petit village. Une bonne centaine de personnes vivaient autour de la maison. C’était une petite communauté. Tout le monde se connaissait. Ça ressemblait à un petit quartier chaud vivant essentiellement la nuit. On y trouvait de la drogue, des filles, etc. La nuit, c’était woooo ! Vraiment incroyable ! »

L’héritage du “pasteur chantant”

En 1975, Fela débarrasse son nom de celui du pasteur britannique Ransome, qu’il considère comme une “souillure colonialiste”. Flash-back ! La famille Kuti doit sa notoriété au grand-père de Fela, le révérend Josiah Jesse Kuti (1855-1930). Fils d’un batteur de tambour réputé, qui se bat contre l’implantation d’écoles chrétiennes, Josiah Jesse (J.J.) adopte très jeune les convictions de sa mère, l’une des premières femmes Egbas converties au christianisme. Dès ses 9 ans pris en main par les missionnaires de l’église anglicane, J.J. devient professeur à l’École Saint-Pierre d’Abeokuta, qu’il quitte dix ans plus tard. Il se met alors à prêcher en plein air, bâtit l’église de Gbagura et est ordonné prêtre en 1897. Il fera construire 25 nouvelles églises, si bien qu’en 1911 il devient Pasteur de l’Église Saint-Pierre, principal lieu de culte chrétien d’Abeokuta.

Au centre, le reverend Josiah Jessee Ransome Kuti, qui enregistra en 1922 à Londres des cantiques Yorouba

Les qualités de musicien et de chanteur de J.J. ont contribué à convertir 250 000 fidèles Egba entre 1880 et 1920. Son idée de génie : composer des hymnes religieux adaptés de la tradition africaine. Le père Ransome, missionnaire britannique qui dirige J.J., comprend qu’il tient là un moyen infaillible d’attirer les conversions. Il entraîne J.J. à Londres pour lui faire enregistrer 4 chants religieux, en piano voix, sur le label Zonophone. Ces chants remportent un tel succès au Nigeria que le mentor anglais de J.J. lui fait “don” de son nom. Ainsi rebaptisé J.J. Ransome-Kuti, le grand-père de Fela accède à la célébrité comme “le pasteur chantant”.

Deux générations plus tard, Fela s’oppose violemment à l’héritage de ce grand-père chrétien qui fit le jeu des colonisateurs. Son combat politique contre la soumission des Africains aux règles importées par les Blancs l’entraîne à exprimer sa détermination à défaire tout ce que son aïeul avait construit par son travail de missionnaire. Par un solennel retour à l’authenticité africaine, il se choisit un nom de combat : Fela “Celui dont émane la grandeur” Anikulapo “qui a la mort dans son carquois” Kuti “dont la mort ne peut être causée par les mains de l’homme.”

Maître en son domaine

À l’image de James Brown, Fela est un despote intransigeant sur scène envers ses musiciens, danseuses et chanteuses, qu’il met à l’amende pour une fausse note, une erreur de tempo, etc. Il est aussi le maître de sa maisonnée, artiste en tout point certes, mais aussi mi-gourou, mi-monarque éclairé. Quand Fela apparaît en slip dans le salon pour démarrer sa journée vers 15h, chaque membre de son entourage a sa fonction : l’un lui sert à boire, l’autre son plat de riz, un troisième lui tend la boîte à joints. La première bouffée d’herbe odorante démarre ses activités, qui s’achèveront vers 6 heures du matin.

L’engagement politique de Fela fascine les étudiants. Auprès de lui, ils viennent s’initier à la pensée du Black Power et aux réalités de l’Histoire de l’Afrique. « Mon université se trouvait devant moi, en la personne de Fela, » se souvient ID, le futur responsable de la communication du Black President, qui fréquente Kalakuta de préférence à la fac. Chaque jour, il vient pour s’entretenir, échanger des idées avec l’artiste. Il consulte les ouvrages de sa copieuse bibliothèque africaniste, se plonge dans ceux qu’il lui conseille et commence progressivement à se sentir « un vrai Africain ».

John Collins, Anglais qui vit au Ghana depuis 1952 — personnalité incontournable du monde musical, il deviendra ethnomusicologue, chef du département musique de l’Université du Ghana, consultant, producteur de disques, journaliste, écrivain — a fréquenté Kalakuta de l’intérieur. En 1974, guitariste de Basa-Basa and the Bunzu Sounds qui vient jouer et enregistrer au Shrine, voici sa vision de Kalakuta : « Le singe à la porte, l’âne dans la cour et le grand chien alsacien hirsute Wokolo (« Va chercher une bite ») toujours là. La salle d’attente jaune avec ses fauteuils recouverts de peluche, sa peau d’ours, des photos de Fela et ses amis. La petite salle de réunion avec ses coussins et le fauteuil spécial de Fela sur lequel il siège pour le tribunal. »

En 1975, il assiste à cette scène, qui fait partie de la vie intime de la communauté : « Une danseuse à la tête rasée était restée pendant des heures à râler et crier dans la Kalakosa [petite prison virtuelle faite avec des ficelles en guise de barreaux, dans laquelle un résident de Kalakuta puni doit expier sa faute, sous peine de devoir quitter la maison]. On l’en sort et les résidents l’entourent dans la cour. Elle se met à hurler à l’adresse de Fela. Alors lui, J.K. Braimah et les autres lui répondent par des chants en chœur, au rythme de leurs battements de mains. Soudain ce jeu de chants se transforme en une chanson. Puis la magie se brise et la danseuse retrouve son calme ainsi que sa liberté, pendant que les gens de Kalakuta reprennent chacun leur activité, échangeant leurs commentaires comme s’ils venaient de voir un bon film. »

L’âge d’or de l’Afrobeat

Entre 1975 et 1977, Fela donne le meilleur de sa musique avec pas moins de 23 albums truffés de chefs-d’œuvre : six en 1975, sept en 1976, dix en 1977. À cette époque, Fela stimule son inspiration en cessant de jouer les morceaux sur scène après les avoir enregistrés.

Ses paroles ciblent de plus en plus directement les déviances de la société africaine postcoloniale (« Ikoyi Blindness », « Colonial Mentality »). Il dénonce l’oppression insupportable qu’exerce le pouvoir militaire sur le peuple, les sévices dont lui-même et sa communauté sont victimes (« Everything Scatter », « Kalakuta Show », « Sorrow Tears and Blood », « Shuffering and Shmiling »). Il raille cette “élite” africaine, qui souhaite bénéficier d’une éducation européenne, et qui accepte l’infériorité dans laquelle les colonisateurs blancs ont maintenu les Noirs (J.J.D. = Johnny Just Drop). Il fustige la corruption des gouvernants (« Monkey Banana », « Unnecessary Begging »), etc.

Africa 70 est au summum de son art. Compacte, la musique se développe comme le rouleau d’une vague géante, venu de loin au large ; elle se forme avec la lenteur des montagnes, se gonfle et s’élève, laisse apparaître la crête blanche au sommet du majestueux édifice mouvant de sa masse fluide et déferle puissamment modelant le fuselage d’un tube comme un rêve de surfeur, dans lequel s’engouffrent les solistes puis la voix de Fela. Certains estiment qu’il construisait ses morceaux à la manière d’un acte sexuel, élément absolument essentiel dans l’équilibre de sa vie : une piste intéressante…

« J.J.D. », enregistré en public à la Kalakuta Republik, révèle la solidarité joyeuse, l’ambiance chargée de magie que Fela parvient à installer en concert. Au Shrine, l’orchestre chauffe le public pendant une heure ou deux. Quand il apparaît, Fela verse une libation sur l’autel près de l’entrée. Après avoir salué son public avec la gentillesse d’un ami, il se tient immobile, le temps que son technicien installe ses instruments et ses micros. Lorsque tout fonctionne, la musique se met doucement en marche, rythme par rythme, instrument par instrument, jusqu’à produire cette polyrythmie envoûtante et polymélodique à la progression inexorable.

« J.J.D. » est probablement la seule “photographie sonore” témoignant des variations telluriques que Fela était capable d’imprimer à son orchestre et à son public, qu’il savait conduire jusqu’à un état proprement cathartique et qu’il laissait en état d’hébétude après cette expérience inoubliable.

Fela Kuti – J.J.D. (Johnny Just Drop!!)

L’entrée en politique

En 1976, Fela se politise pour de bon. Sandra, venue spécialement de Los Angeles enregistrer l’album Upside Down avec Africa 70, passe deux mois et demi à Lagos. La promesse d’une démocratie rendue aux civils laisse poindre l’euphorie de l’espoir. Fela se projette déjà dans ce personnage du Black President, qu’il prévoit d’incarner dans un film avant de se présenter aux suffrages du peuple. Ses diatribes politiques, attaques verbales et autres moqueries relayées par les médias redoublent envers les gouvernants, alors qu’Olusegun Obasanjo prend les rênes du pouvoir après un coup d’État manqué.

Le 20 novembre 1976, Fela fonde les Young African Pioneers (YAP). ID et ses deux amis, Duro Ikujenyo et Ghariokwu Lemi, le génial graphiste qui réalise les pochettes des albums de Fela, sont chargés de tenir le bureau de l’organisation et de diffuser dans son journal, YAP News, les idées politiques de Fela. La véritable mission des YAP est de contribuer à la campagne politique de Fela, qui va se présenter aux élections présidentielles de 1979.

Le tournage du film autobiographique qui doit servir la propagande de Fela, Black President, a démarré avec une équipe ghanéenne. L’ambiance y est particulièrement déjantée, selon John Collins, qui y joue le rôle d’un inspecteur d’académie anglais. Sur la route de Lagos à Abeokuta, Fela, au volant de son minibus VW peint à la mode psychédélique avec le nom de son groupe, s’amuse à faire la course avec les grosses cylindrées, spécialement les Mercedes. Dès qu’une grosse bagnole tente de le dépasser, il appuie à fond sur le champignon. Et quand le conducteur se retrouve à sa hauteur, il lui jette des regards de fou furieux hilare. Bien sûr, quand un autre véhicule apparaît en sens inverse, la Mercedes doit se rabattre derrière le minibus, ce qui provoque une explosion de rire dans le minibus.

À l’approche de la quarantaine, Fela n’a rien perdu de son esprit potache et déconneur. Mais la menace que représente son engagement politique, alors que ses chansons ont fait de lui un véritable héros du peuple, va l’exposer à des représailles, dont il n’aurait jamais imaginé l’extrême violence. En toute occasion, il saura néanmoins se montrer d’un courage exemplaire.

ID à la Philharmonie de Paris, devant un numéro du journal YAP News dont il était le rédacteur en chef. Photo PAM

Le Festac

Afin de redorer l’image du pays, ternie par la guerre du Biafra, le gouvernement nigérian a décidé de reprendre le flambeau du premier Festival mondial des Arts nègres, organisé à Dakar en 1966. Du 15 janvier au 12 février 1977, le Festac se tient donc à Lagos, célébrant la créativité culturelle des artistes de l’Afrique et de ses diasporas. Coût de l’opération, environ 140 millions de nairas, près de 140 millions de dollars à l’époque. La musique tient une place prépondérante dans le programme. Parmi les invités : Stevie Wonder, Isaac Hayes, Sun Ra, Caetano Veloso, Gilberto Gil, Miriam Makeba, Tabu Ley Rochereau, Mighty Sparrow, Sidiki Diabaté, Les Amazones de Guinée, King Sunny Ade, mais… pas Fela !

Sollicité à participer au comité préparatoire, Fela est d’abord prêt à collaborer, avant de se montrer intraitable envers les organisateurs de cette “grand messe” qu’il identifie rapidement comme étant “une pure escroquerie”. Le programme qu’il propose est rejeté en bloc par le général qui préside le comité. Fela récuse publiquement qu’un militaire puisse être responsable de ce rassemblement culturel, démissionne et annonce qu’il organise un “contre-Festac” au Shrine.

« Pendant tout un mois, nuit après nuit, le Shrine était bourré à craquer de Noirs venus de partout, raconte Fela. Ils voulaient tous savoir ce qui se passait réellement au Nigeria. Pourquoi je boycottais le festival, etc. Et je leur ai tout dit. J’ai utilisé le Shrine comme une tribune pour dénoncer toute la merde, toute la corruption de ce gouvernement qui les avait invités. J’ai tout déballé. Heeeeeey ! Ça, le gouvernement ne me l’a jamais pardonné! Mais Obasanjo s’est retenu. Il a attendu la fin du Festac et que tout monde se soit barré de Lagos. »

VI

La destruction de Kalakuta et ses conséquences

Le 18 février 1977, six jours après la clôture du Festac, un bataillon de soldats prend d’assaut la villa de Fela. L’album Zombie vient de sortir. Sa chanson titre dénonce l’aveuglement obtus des militaires, comparés à des morts-vivants. Une provocation de trop, que le pouvoir militaire ne peut supporter.

Les soldats procèdent à une mise à sac méthodique : les voitures, le minibus, le matériel de musique, tout est systématiquement cassé puis la maison incendiée. Ses habitants sont molestés, les femmes violentées. La Kalakuta Republik passe en quelques heures d’un espace de liberté à un spectacle de désolation. La Junction Clinic, établissement privé que Beko, le frère cadet de Fela, a fait construire sur la même parcelle familiale et qui dispense des soins gratuits aux pauvres du quartier, est également saccagée et brûlée. La mère de Fela, Funmilayo Ransome-Kuti, vit alors au premier étage de Kalakuta, âgée de 76 ans. Les nervis du pouvoir n’hésitent pas à la précipiter par la fenêtre de sa chambre.

Funmilayo Ransome Kuti, portrait exposé à la Philharmonie de Paris. (DR)

Funmilayo Ransome-Kuti (1900-1978)

Il faut ici rappeler la femme exceptionnelle que fut la mère de Fela.

Funmilayo (“donne-moi le bonheur”) était le pur produit de l’éducation religieuse du temps de la colonie britannique au Nigeria. Son grand-père paternel, disciple de l’Anglican Faith (foi anglicane), était le fils d’un de ces hommes razziés parmi la population Egba. Vendu comme esclave au Nouveau Monde, celui-ci avait été renvoyé en Afrique après l’abolition de la traite des Noirs. Il avait débarqué au Liberia, nouvel état fondé en 1821 pour y installer les esclaves libérés. Bien qu’ayant perdu son nom au profit de Thomas, son saint patron, l’homme avait conservé la mémoire des origines de sa famille. Il avait donc décidé de quitter la côte du Libéria pour rejoindre Abeokuta, la capitale royale de l’Egbaland.

C’est là que naissait son arrière petite-fille, le 25 octobre 1900. Élève brillante à l’Abeokuta Grammar School, qu’elle dirigera plus tard avec son mari, elle fait ses études supérieures en Angleterre avant de regagner sa ville natale. Le 20 janvier 1925, quand elle épouse le révérend I.O. “Daodu” Ransome-Kuti, elle est institutrice. Le caractère brillant et déterminé de Funmilayo va se manifester par un engagement politique exemplaire. Elle organise d’abord l’Union des Femmes Egba, qui va regrouper jusqu’à 20 000 membres, puis l’Union des Femmes Nigérianes, fondée en 1945.

Funmilayo s’illustre notamment dans son combat contre les taxes imposées arbitrairement aux petites commerçantes du marché par le chef traditionnel de l’Egbaland, l’Alake Ademola. Elle organise la mobilisation afin de faire cesser ce racket, qui prive les femmes d’une partie essentielle de leurs maigres revenus. Inlassable dans ses démarches auprès des instances coloniales, jusqu’à Londres, Funmilayo obtient gain de cause après deux ans d’un combat acharné. Ainsi, Oba Alake Sir Ladapo Ademola II, ce roi devant lequel la coutume voulait que chaque sujet se prosternât, est contraint d’abdiquer en 1949. Il s’exile hors de l’Egbaland, chez les Yorouba du nord.

Funmilayo Ransome-Kuti voue son action essentiellement à la cause des femmes. En 1953, elle fonde la Fédération des Sociétés de Femmes Nigérianes, qu’elle fait entrer dans la Fédération Internationale Démocratique des Femmes. Son influence est décisive dans l’obtention du droit de vote pour les femmes dans la première Constitution républicaine du Nigeria indépendant votée en 1963. Alors qu’une profonde amitié la lie au leader ghanéen Kwamé NKrumah, sa carrière politique prend une dimension internationale dans les années précédant l’accès à l’indépendance.

Femme politique influente, elle visite alors les pays de l’Est, est accueillie par Mao ZeDong et reçoit le Prix Lénine de la Paix en 1960. Mais son positionnement politique et son intransigeance idéologique la placent en porte-à-faux d’abord vis-à-vis de son parti, qui l’exclut, puis des gouvernants du nouvel État nigérian, qui la privent notamment de son passeport afin de limiter son action au territoire national. Très proche de son fils Fela jusqu’à la fin de sa vie, Funmilayo a aiguisé son sens critique, son courage militant et son africanisme.

Impasse

Durant le mois qui suit la destruction de sa maison, Fela passe de l’hôpital à la prison, une jambe dans le plâtre et des pansements sur ses blessures multiples. Au tribunal, il apprend que ce sont des “soldats inconnus” qui ont incendié sa maison et que personne ne lui doit quoi que ce soit… Toutes les accusations portées à son encontre sont annulées et les plaintes qu’il a lui-même déposées afin d’être dédommagé sont évacuées. Ce terrible épisode lui inspire deux nouveaux albums : Sorrow, Tears and Blood et Unknown Soldier. Dans le premier, il dénonce la police et l’armée qui laissent derrière elles « la douleur, des larmes et du sang : leurs marques de fabrique ! ».

Fela Kuti – Sorrow Tears & Blood

En cette année 1977, Fela est sérieusement sonné mais pas encore KO. Les 80 personnes qui vivaient à Kalakuta se retrouvent à la rue, sans le sou. L’organisation des YAP, déclarée illégale, est dissoute… Stalemate (“Impasse”) est le titre d’un des dix albums qu’il publie cette année-là. Aux abois financièrement, puisqu’à Lagos la police empêche l’accès à ses concerts, Fela réenregistre d’anciens titres – « Why Black Man Dey Suffer », « Lady », « Frustration of My Lady » – et laisse ses deux solistes, Tony Allen et Tunde Williams faire leurs albums respectifs – Progress et Mr. Big Mouth – accompagnés par Africa 70. Aucun expédient ne peut être négligé pour permettre à la troupe de survivre au jour le jour.

Sans maison, Fela et ses proches campent un temps dans le garage de son frère Beko. Mais l’été venu, le chanteur va trouver une solution originale : squatter le bureau du directeur de Decca, maison de disques qui avait publié certains de ses albums en 1976 et avec laquelle il est alors sous contrat. Une clause précise que si l’une des deux parties ne le respecte pas, elle est redevable de la somme de 250 000 nairas à l’autre partie. Or, Decca a fabriqué 60 000 exemplaires de Sorrow, Tears and Blood en Angleterre et refuse de les commercialiser, sur l’injonction du gouvernement nigérian.

Le contrat n’étant pas respecté, Fela vient réclamer son dû, à défaut de quoi, il va occuper les locaux de la production jusqu’à ce qu’elle s’acquitte de sa dette. À l’été 1977, Fela et sa troupe s’installent donc sur la moquette du bureau du patron de Decca à Lagos, un Européen. Au bout de deux mois, les négociations n’aboutissant à rien, la seule personne qui parvient à convaincre Fela de déguerpir est le chef de la police M.D. Yusufu, à qui l’artiste ne peut ni ne veut rien refuser…Mais un problème beaucoup plus grave préoccupe Fela. Le tournage du film à sa gloire, Black President, s’est achevé début 1977. L’équipe ghanéenne est rentrée à Accra, laissant à Fela le soin de mixer la bande son. Or, pendant l’attaque de Kalakuta, l’unique exemplaire, qui contenait de nombreux enregistrements live d’Africa 70, est parti en fumée. Fela avait investi 1,5 millions de nairas dans ce film, élément déterminant de sa campagne électorale. Dans l’intention de refaire la musique en studio, il se rend donc au Ghana à l’automne. Mais réenregistrer les parties live s’avère impossible… Le film qui devait marquer l’apogée de sa carrière de musicien et l’affirmation de son engagement en faveur d’un changement radical de politique au Nigeria ne verra donc jamais le jour.

Bref refuge au Ghana

Empêché de se produire à Lagos, Fela installe sa troupe à Accra, où la demande ne manque pas. Mais ses problèmes judiciaires impliquent des aller-retour au Nigeria. L’un d’eux est l’occasion d’un événement devenu légendaire. En février 1978, un an après la destruction de Kalakuta, Fela décide de commémorer cet anniversaire de triste mémoire en organisant son mariage avec les 27 femmes qui vivent avec lui. Bien qu’elles soient consentantes, cette union choque la société nigériane moderne. Pour ses contemporains qui se projettent dans le modèle occidental, ce geste s’inscrit à l’opposé de toute morale, ces 27 jeunes femmes, danseuses et chanteuses étant considérées comme des prostituées.

Fela agit cependant en cohérence avec l’idéologie africaniste qu’il prône, se conformant aux traditions ancestrales qui ont prévalu durant des millénaires avant la colonisation. Ce faisant, il place son personnage au sommet de la hiérarchie sociale, la puissance d’un monarque pouvant s’évaluer au nombre de ses épouses. Son avocat fera capoter la célébration en convoquant la presse et en refusant de cautionner le mariage. Mais deux jours plus tard, Fela organise une cérémonie intime avec un prêtre traditionnel ifa. Dans les interviews qu’il donne à cette occasion, le chanteur développe ses idées sur la femme, les relations sexuelles et la virilité.

De retour au Ghana pour un concert dans le grand stade d’Accra, Fela redouble de diatribes politiques et de propos hostiles à l’oppression des militaires. Or à l’époque, la jeunesse ghanéenne conteste vigoureusement la junte au pouvoir. Et quand « Zombie » retentit dans le stade, la foule explose. Des groupes d’émeutiers s’en prennent aux soldats dont la présence est ostensible. Fela et son équipe sont arrêtés, placés en garde-à-vue, expulsés deux jours plus tard et interdits de séjour au Ghana.

La Kalakuta Republik se réinstalle alors à Lagos dans une maison mise à disposition par J.K. Braimah. Dans le même quartier d’Ikeja, un terrain est trouvé pour bâtir le nouveau Shrine. La mémoire de Funmilayo Ransome-Kuti, qui succombe le 13 avril 1978 des suites de sa défenestration, y sera ardemment célébrée devant l’autel installé au pied de la scène. Alors que Fela vient de perdre le modèle de détermination constructive que représentait pour lui celle qui avait largement contribué à forger son esprit militant et résistant, son fils Femi, 16 ans, s’installe à Kalakuta.

Désertion

Le tout premier concert que Fela et sa troupe donnent en Europe a lieu au Festival de Jazz de Berlin en septembre 1978. Le public n’est pas tout à fait préparé à recevoir le genre de show que balance Africa 70 au Shrine. Fela lui-même semble légèrement déstabilisé par les protestations de certains spectateurs allemands qui ne comprennent pas son anglais. Mais l’ambiance se réchauffe à mesure que le spectacle va crescendo. Si « V.I.P. » a du mal à décoller, « Power Show » dévoile l’incroyable potentiel de l’orchestre dont l’énergie se libère sur l’excellent « Pansa Pansa ». Enfin, l’estocade est portée grâce aux déhanchements prodigieux des six danseuses sur « Cross Examination » : 20 minutes de pur afrobeat !

Fela Kuti – Power Show Live at Berliner Jazztage, Berlin 1978

L’enthousiasme est tel que, le lendemain du concert, une petite moitié des membres de l’orchestre en profite pour jouer la fille de l’air. Une rumeur a couru selon laquelle l’argent gagné en Allemagne allait servir à financer la campagne présidentielle de Fela. De son côté, le Black President raconte qu’il ne lui restait plus rien, car son cachet de 100 000 $ (d’autres sources parlent de 80 000 $) devait aussi couvrir les frais de transport et de logement des 70 personnes de sa troupe. Quoi qu’il en soit, avec le départ de Tony Allen, la musique de Fela se retrouve amputée d’un des éléments qui ont marqué sa force originale.

Rentré au Nigeria en 1979, le batteur annonce qu’il démissionne définitivement. Mais il prend le temps d’enregistrer sous son nom No Accommodation for Lagos, un album avec Africa 70 et la participation de Fela, qui le coproduit. Quant à ce dernier, il publie deux albums Unknown Soldier et V.I.P. (Vagabons in Power – Vagabonds au pouvoir). Sa rencontre avec le jazzman californien Roy Ayers — qui embauche également Tony Allen — donnera la matière de deux albums : Music of Many Colours signé Ayers et 2000 Blacks signé Fela, publiés en 1980.

Retrouvez l’histoire de Fela Kuti jusqu’au 11/06/23 à la Philharmonie de Paris

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