Près d’une décennie après la chute de l’ancien président Ben Ali, Tunis et ses alentours ont vu éclore bon nombre de dancefloors débridés. Un biotope musical et festif en plein boom… Notre plongée nocturne en cinq lieux capitaux.
Photo : NMO, à Acropolium of Carthage (Echos Electrik)
01 — Le Carpe Diem
Référence de la culture club en Tunisie, le Carpe Diem a ouvert ses portes dès 2012, à proximité de la Marsa. Système-son redoutable, comptoir agité, décor soigné pour un dancefloor qui ne désemplit pas depuis son ouverture… Le « Carpe » est une véritable institution, qui a ouvert la voie à de nombreuses autres lieux de nuit ici, aux alentours de la capitale. Si l’effet « découverte » s’est aujourd’hui un peu estompé, et que la hype locale fréquente moins régulièrement ce club pionnier, la programmation reste solide : le Carpe Diem est un haut lieu du Djing local, fait la part belle à la musique live et surtout : reste un des rares clubs du pays à mettre les moyens pour aligner des artistes internationaux. Popof, Danton Eeprom, Âme ou David Mayer ont déjà été vus aux manettes du Carpe Diem. Passionnés de culture rap, les cofondateurs Rimka et Mehdi “Dirty Vega » sont également parvenus à inviter Dj Pone, Mos Def/Yasiin Bey ou même Vadim. Grosse sécu à l’entrée, comme partout en Tunisie, mais un dancefloor débridé, à expérimenter absolument une fois lors d’un passage nocturne à Tunis.
Route de Gammarth, La Marsa 2070
02 — Wax
Flanqué d’une piscine l’été, le Wax sonne lui plutôt House, Synthpop, Soul ou Boom-bap. En dehors de la sécurité, la restauration comme le service au bar sont super cool. Situé à Gammarth, le Wax bar fait partie de la seconde génération de clubs tunisiens. Ouvert il y a quatre ans, sur un format plus intimiste que le Carpe, le Wax propose de nombreux B2B, de vraies vinyles session (le nom du bar, “Wax » est justement un hommage à la culture des galettes de cire) et met en lumière les local heroes, de BoomJ du collectif World Full of Bass à AMMAR 808 en passant par Moez, Dawan, Melkart, N3rdistan, Shinigami San d’Arabstazy ou 4LFA, un des piliers de la scène rap tunisienne. Si les lieux de nuits se multiplient en banlieue de Tunis, il se partagent néanmoins une clientèle limitée. Aussi, c’est sur le booking que s’opère la concurrence : l’avant-garde électronique internationale est désormais régulièrement invitée à Tunis. Les Français de Brain Damage, Max Best — résident du mythique club de Francfort Robert Johnson —, Reiss, figure de la scène TechHouse d’Amsterdam ou la géniale Carista, boss du label United Identities ont récemment été vus aux cœurs de ce night-bar très chaleureux.
Complexe Trinidad, Gammarth 2080
03 — Yüka (et les autres lieux associés au complexe Ardjan)
À quelques centaines de mètres du Wax, toujours à Gammarth, vient d’éclore le plus gros vaisseau amiral de l’entertainment nocturne tunisois : le complexe Ardjan, ainsi que ses établissements satellites, qui réunissent sur une poignée d’hectares face à la mer ainsi qu’au Golfe de Tunis, une demie-douzaine de beach bars*, night venues et clubs. On parle ici du Habibi, du 117, de Jobi, TAWA ou de Beb Bhar. Si certains de ces lieux se résument à des simples paillotes éphémères, comme le bar de plage “Chez mon Ex » ouvert cet été, d’autres, comme le Yüka, sont d’énormes complexes, avec scène en hauteur, piscine et terrasses. Les dimensions de ce club sont pharaoniques : le Yüka pourrait sans problème accueillir un petit festival. Côté programmation, le Yüka met copieusement à profit la scène locale (de Fatwan à un DJ bass music local comme Gambour), s’essaye à des soirées hip-hop thématiques — on vous laisse apprécier la finesse d’une nuit entière passée sous l’égide sonore du clash entre Lil’ Kim et Nicki Minaj — et fait venir, plus ou moins régulièrement, des têtes d’affiche internationales (N’to, Habibi Funk, Acid Arab)…
En fait, la proposition du Yüka cristallise assez bien l’esthétique générale de la scène club tunisoise. Une scène capable du meilleur — comme accueillir la Boiler Room Tunis avec Deena Abdelwahed à la rentrée 2019 —, mais aussi du pire, comme servir des bières à moitié prix à chaque personne présentant un index encré le jour des élections. Rappel du slogan de la soirée en question : “tu votes, tu bois à demi-tarif, tu ne votes pas tu paies plein pot ! Vive La démocratie ! » À Gammarth, le leitmotiv ne devrait pas être save the date, mais plutôt pay extra-close attention to the date (« faites très attention à la date »).
Hotel Ardjan, Gammarth 1057
04 — Café Culturel Liber’Thé
Des Blues sessions, des groupes de rock, des jazz bands, des scènes hip-hop, des événements autour du 9ème Art – et notamment de la turbulente scène tunisienne grâce au collectif LAB619 –, des battles de Slam, des projections de documentaires engagés, une bibliothèque multilingue tournée vers les sciences humaines, inaugurée il y a près de trois ans… Campé à Lafayette, quartier moderne situé au nord de l’avenue Habib-Bourguiba, le Café Culturel Liber’ Thé fait vibrer l’underground local au cœur de la capitale, loin des nuits d’ivresse de la Marsa… “L’idée, lors de notre ouverture, était d’impulser une dynamique artistique en plein centre-ville » explique son cofondateur Ghassen Labidi. “Nous voulions créer un espace libre, dédié aux jeunes, et pouvoir y garantir des échanges intellectuels non-conventionnels. » Inauguré en février 2011, juste après le départ de Ben Ali, chassé du pouvoir quinze jours auparavant par la fameuse révolution de jasmin, le Café Culturel Liber’ Thé arpente depuis un chemin sinueux : “on a eu beaucoup de mal avec la situation du lieu au début, car le statut de café culturel n’existe pas ici en Tunisie. La police venait pour interrompre nos activités. Nous avons donc créé l’association, cette nouvelle structure nous permet désormais de lever des fonds pour notre programmation culturelle à l’année. » Une programmation gratuite, ouverte à tous, sûrement la meilleure option pour écouter des groupes amplifiés en ville.
55 Rue d’Iran, Tunis 1002
05 — L’association Echos Electrik et le projet No Logo
Fondé il a plus de onze piges, instigateur du désormais culte E-Fest, la structure Echos Electrik continue de mettre en pièce la création numérique à Tunis et au-delà, sous une forme nouvelle désormais, avec le projet No-Logo : “nous avons décidé de changer de paradigme en décembre 2017 » confie le musicien et activiste Skander Besbes**, un des cofondateurs du collectif. “Organiser un événement autour des musiques électroniques ne nous semblait plus du tout pertinent, d’autant que c’est désormais devenu un genre de sport entrepreneurial ici en Tunisie. » En partenariat avec des artistes tunisiens ainsi que le collectif La Bulle, ils initient No-Logo, un centre artistique mobile et éphémère implanté dans l’espace public. “Il s’agit d’un projet très ancré dans la décentralisation de la culture, et qui continue de nourrir des liens très forts avec les outils numériques. » No-Logo traite de réalité virtuelle, d’open source, de programmation, de field recording, d’interfaces Arduino ou de mapping… En une décennie, le collectif a opéré un glissement de la scène électronique vers le monde do-it-yourself des makers, des hackerspaces et des datas libres. Ses projets se jouent désormais hors capitale, loin des banlieues chics et trop imbibées de Tunis : “on bosse des workshops ainsi que des résidences et leurs restitutions à destination des locaux, en empoignant des enjeux territoriaux avec le plus d’honnêteté possible » poursuit Skander (qui est aussi membre du groupe Speed Caravan et boss du label Infinite Tapes). Après s’être invités au printemps 2019 du côté de Kairouan, du Kef ou de Bizerte, les membres de No-Logo seront de retour dans d’autres gouvernorats tunisiens en avril prochain “avant d’innerver le Maroc ou l’Algérie » confie avec malice l’artiste. Un projet situationniste passionnant, et ultra avant-gardiste, à suivre de très près ici.
De Tunis au Kef en passant par Bizerte
* Fin octobre 2019, certains des Beach Bars du fameux complexe Ardjan ont été démolis, par décision municipale, dans le cadre d’une campagne de destruction des bâtiments illégaux. Cette campagne s’opère dans le cadre de la protection du littoral.
L’ironie du community manager du groupe hôtelier Ardjan, face au délit d’exploitation illégale du domaine maritime public.