José Nzolani est un chercheur fondamental. Passionné d’histoire et de musique, il a décidé de les approfondir ensemble, tant la musique et la chanson en Afrique, et singulièrement au Congo, font depuis toujours la chronique des évènements. Son livre, Carrefour African Jazz, revient sur l’histoire du Congo (RDC) et sur les musiques qui l’ont accompagnée. Forcément, l’African Jazz de Kabasele y occupe une place de choix, puisque l’orchestre est né dans l’ébullition sociale, politique et culturelle précédant l’indépendance, et qu’il posa les fondations de la musique qui pendant 50 ans fut la plus populaire du continent africain, la rumba congolaise. PAM l’a contacté pour évoquer la figure de Joseph Kabasele, alias Grand Kallé, qui inspira le titre donné à son ouvrage : Carrefour African Jazz. Une somme historique précieuse car soigneusement documentée, qui contient également les traductions d’un vingtaine de chansons bien choisies. Allo José ?
Pourquoi Joseph Kabasele (1930-1983) est-il à ce point une figure cardinale de la musique congolaise ?
Tu parles de cardinal… Kabasele justement est le neveu du cardinal Albert Malula, le premier grand évêque africain. Pour faire bref, Kabasele c’est le père de la musique congolaise, c’est lui qui est à la jonction entre les musiques traditionnelles et modernes, c’est lui qui a découvert un grand nombre d’artistes qui sont à leur tour devenu des grands (Rochereau, Manu Dibango, Pepe Kalle…), et c’est aussi le premier qui a compris qu’il fallait que les artistes prennent leur destin en main en devenant éditeur-distributeur, quand il a créé son propre label, Surboum African Jazz, en 1961. Il a fait entrer la musique congolaise dans la modernité, en faisant le lien entre les musiques noires de chaque bord de l’Atlantique. Il avait une vision internationale de la musique. Et comme Radio Congo belge avait un émetteur très puissant, la rumba du Congo a été bien plus connue que d’autres musiques, celle de Kallé et l’African Jazz en particulier, dont l’aura a été énorme quand est sorti l’« Indépendance Cha Cha ».
José, PAM a choisi cinq titres de Kallé et l’African Jazz, pour que vous nous les commentiez. On commence par…
« Parafifi »
« Parafifi » : ce titre, c’est la contraction de deux noms. Paraiso et Felicité (dont le diminitif est « Fifi »). Felicité Safouessi était une speakerine à la Radio Brazzaville, et Kabasele l’aimait beaucoup : il était sans doute tombé sous son charme, mais malheureusement elle n’était pas libre, elle avait un amant qui s’appelait Paraiso. Alors pour conquérir le cœur de cette fille, il lui a dédié la chanson dont on se demande si elle n’est pas une sorte de drague en direct. « Félicité, sublime beauté de notre époque. Tu as perturbé la vie d’ici (…) Ah ton visage, ma grande, me rend fou/ah tes dents, maman, sont de véritables diamants. » Moi je n’étais pas né à cette époque, mais je sais que Félicité et Kabasele se sont rapprochés.
« Indépendance Cha Cha »
« Indépendance Cha Cha », beaucoup croient que cette chanson a été écrite pour célébrer l’indépendance du Congo. En réalité, elle précède de six mois l’indépendance, car elle a été composée à Bruxelles pour célébrer la victoire du Front Commun. Le Front Commun, cité dans la chanson, qu’est-ce que c’est ? La conférence de la table ronde a commencé le 20 janvier 1960 à Bruxelles, mais deux jours avant, sous l’impulsion des étudiants congolais de Bruxelles, les délégués congolais se sont retrouvés au siège de l’Association les Amis de Présence Africaine et là Marcel Liahu et Thomas Kanza ont demandé aux délégués de taire leur querelles pour faire l’union nationale et se battre pour l’indépendance du Congo. C’est donc là qu’est né le Front Commun, présidé par Joseph Kasavubu (le futur président du pays) et dont le porte-parole était Jean Bolikango, un ancien maître de Kabasele à l’école St Joseph de Kinshasa. Et c’est le 27 janvier, quand Lumumba a rejoint la conférence, que Jean Bolikango a imposé la date du 30 juin comme jour de la proclamation. Le soir même, on a joué la chanson « Indépendance Cha Cha ». Elle célèbre donc la victoire du Front Commun, en citant ses membres : Bolikango, Kasavubu, Lumumba, et Kalonji… Et bien sûr il y a eu avant la chanson « Table Ronde », qui a été crée avant, et celle-ci cite aussi les négociateurs belges.
« Jamais Kolonga »
Jamais Kolonga, c’est un personnage, de son vrai nom Jean Lema. C’était un grand journaliste à la Radio Congo belge, et c’est lui qui a commenté en direct les cérémonies de l’indépendance, le 30 juin 1960. Je l’ai connu, il habitait la commune de Saint-Jean, et moi je le voyais souvent passer.
Pourquoi « Jamais Kolonga » ? À l’époque de la colonisation belge, il y avait une forme d’apartheid au Congo. Les cadres dans les entreprises c’étaient des Européens, les officiers dans l’armée aussi, et les noirs et les blancs ne pouvaient se mélanger. Un jour, il y avait un mariage où l’African Jazz devait jouer, et Jean Lema (qui n’était pas encore journaliste) était un grand ami de Kallé, c’était aussi un grand danseur qui adorait la musique. Et pendant la fête, il a eu le culot d’aller inviter une femme blanche, en demandant d’abord au mari si sa femme pouvait lui accorder une danse. Il a accepté, ils ont dansé. C’était osé pour l’époque ! Après, il a raccompagné la dame auprès de son mari, et en revenant auprès du groupe, Dechaud (Charles Mwamba) le guitariste et frère de Nico lui dit « toi, moto kolonga yo te », personne ne peut te vaincre. « Jamais vaincu », c’est ce que veut dire « Jamais Kolonga ». Et en 1961, quand l’African Jazz se scinde, l’aile fidèle à Kabasele est venue enregistrer à Bruxelles et a demandé au jeune Camerounais qu’il avait rencontré à l’époque de la Table ronde, Manu Dibango, de l’accompagner en studio. Et la première chanson qu’il a enregistrée avec Kabasele c’est « Jamais Kolonga ». La chanson dit « serre moi fort, si tu me lâches, je risque de tomber... »
« Africa Mokili Mobimba »
L’African Jazz au cours de son histoire a connu plusieurs dislocations, et plusieurs reformations. Il y a eu l’orchestre dissident nommé Jazz Africain avec Edouard Lutula, mais ils se sont réconciliés et Kabasele a pris Edouard Lutula, Tino Baroza et son frère Dicky Baroza pour l’accompagner à Bruxelles lors des séances de 1961 auxquelles participait Manu. Pendant ce temps, à Léopoldville (Kinshasa), les musiciens de l’African Jazz qui étaient restés ont créé une formation dissidente, c’était l’African Jazz-aile Nico, par opposition à l’aile Kallé. Quand Kallé et son aile sont revenus, il y a eu la réconciliation en juin, et en août Manu Dibango est arrivé pour les rejoindre. En septembre, ils ont fait le concert de réconciliation, dont la chanson emblématique était « Africa Mokili Mobimba ». Au départ c’est Rochereau qui chante, puis Kabasele, et elle a été composée par Dechaud, le frère de Nico (le trompettiste Willy Mbembe qui joue sur le morceau est lui aussi décédé comme Kallé, un 11 février, mais en 1972, NDLR). La musique existait déjà chez les Cubains, « Madre Rumba » chantée par Celia Cruz, retravaillée et agrémentée à la manière congolaise.
« Carrefour Addis Abeba »
Addis-Abeba, c’est la capitale de l’unité africaine (le siège de l’UA et autrefois de l’OUA) et le Congo a accueilli le sommet de l’OUA en 67. Alors Kabasele a créé cette chanson, et a donné à tous les délégués venus à Kinshasa (accueillis à la « cité de l’OUA » créée pour l’occasion dans la capitale congolaise) une copie de la chanson. Kabasele voulait rassembler les gens (il était unitariste et panafricaniste) et moi, de mon côté pour le titre de mon livre, j’ai fait un jeu de mots entre Addis-Abeba, où toute l’Afrique convergeait, et African Jazz, où toutes les musiques convergeaient.
L’orchestre s’appelait African Jazz, mais pourquoi jazz quand sa musique empruntait davantage à la musique cubaine ?
Le mot « jazz » n’a pas la même signification au Congo que celui qu’on entend ici. C’est d’abord le synonyme d’élégance, on disait « c’est un jazzeur », comme on dirait « un ambianceur ». Les Congolais jouaient la rumba, mais ils ont pris le nom jazz pour l’élégance, car les jazzmen étaient toujours tirés à quatre épingles dans leurs beaux costumes, ils étaient classés, ils étaient jazz. Kabasele qui jouait dans l’OTC (Orchestre de Tendances congolaises) voulait quelque chose de moderne pour baptiser, en 1953, son nouveau groupe : il a anglicisé « africain » pour en faire « african jazz ». À partir de là, beaucoup de groupes ont pris le nom jazz : le OK Jazz en 56, Negro-Jazz, le Circul Jazz, et ailleurs en Afrique le Bembeya Jazz, le Chari Jazz, le Mystère Jazz de Tombouctou…
Votre livre raconte l’histoire de l’orchestre African Jazz, mais vous passez de longs chapitres à retracer toute l’histoire du Congo. Pourquoi ce long détour ?
C’est aussi un livre de réflexion, centré sur l’histoire de l’Afrique indépendante : qu’est-ce qu’on a fait de nos indépendances ? J’ai écrit ce livre en prenant l’histoire du début à nos jours, et pourquoi African Jazz ? La musique chez accompagne la vie de tous les jours, et à chaque évènement de la vie et de l’histoire, il y a une chanson qui le relate. Alors je me suis basé sur l’African Jazz, par son histoire et les groupes auxquels il a donné naissance, car leurs musiques ont accompagné notre vie. J’ai donc parlé des chansons qui accompagnent l’histoire. La musique et la politique sont liées, et on ne peut pas comprendre la musique sans l’histoire. Et les danses elles aussi ne sont pas anodines, elles sont signifiantes.
Carrefour African Jazz, éditions Nzolani.
José Nzolani a aussi publié L’épopée des Maquisards. Tous ses livres sont disponibles ici. Vous pouvez aussi écouter son émission hebdomadaire sur Radio Fréquence Paris plurielle.