Nous avons rencontré le virtuose malien, en concert le 25 mars au festival Banlieues Bleues (Montreuil). Des sources mythiques de la musique à l’actualité troublée de son pays, Bassekou parle vrai.
Photographies de Thomas Dorn
Sur la photo ci-dessous, Bassekou Kouyaté trône au milieu de sa famille, de ses musiciens (toujours la famille) et d’une ribambelle d’enfants (ceux des voisins) qui essayaient d’épier l’enregistrement de Miri, le 5e disque du virtuose du ngoni, dans le studio qu’il s’est installé chez lui. Du coup, après la séance, la joyeuse bande de gamins du quartier a eu droit, à défaut de participer au disque, de se retrouver sur les photos qui figurent dans le livret. Aujourd’hui, le génial musicien malien, griot de son état, est de passage en France pour un concert au festival Banlieues Bleues. L’occasion de converser avec lui sur son instrument — capable sous ses doigts de tous les sons, de tous les styles —, mais aussi de son inquiétude pour le Mali, qui hante plusieurs morceaux de ce nouvel album. Pour les Maliens, Montreuil (où il jouera le 25 mars) n’est jamais loin de Bamako, et la Seine des bords du fleuve Niger. C’est là, il y a bien longtemps, au bord de l’eau, qu’apparut le premier ngoni.
Bassekou Kouyaté : C’est un instrument sacré parce que d’après nos parents, nos ancêtres ont trouvé le ngoni avec les esprits. Il y avait un vieux assis au bord d’un bras du fleuve Niger, il était en train de jouer un morceau qu’on appelle justement balabolo (le bras du fleuve).
Un de nos ancêtres passait par là et voit le vieux en train de jouer tout seul, dans le noir, alors il s’est arrêté pour écouter. Quand le vieux eut fini, il remarqua la présence de notre ancêtre, et lui demanda :
– Tu aimes cet instrument ?
– Oui, j’adore, mais je ne sais pas en jouer.
– Tu peux essayer…
Alors l’ancêtre se mit à toucher l’instrument. Le vieux lui dit : toi tu vas garder l’instrument et tu vas faire ta vie avec lui, comme tes fils et petits-fils. Mais il faut bien le garder, le protéger. Mon ancêtre s’est remis à jouer, et quand il a relevé la tête, le vieux avait disparu. Ce morceau qu’il était en train de jouer, on l’a appelé « Balabolo », c’est le premier morceau qu’on apprend quand on se met au ngoni. La première leçon.
Le vieux, c’était un esprit, un djinn comme on dit. Quand j’étais jeune, j’aimais jouer seul dans le noir, ça m’inspire. Tu es dedans, c’est fort ! Une fois mon père est venu m’a entendu. Il m’a dit : Quand tu joues l’instrument, il ne faut jamais jouer dans le noir seul, sinon les esprits, les djinns viennent écouter à côté de toi, ils adorent le son. Et si tu es seul, en entendant un bruit, tu risques d’avoir peur, voire de devenir fou. Maintenant quand je joue, j’allume toujours une lampe.
Le ngoni c’est l’instrument premier des griots ! Partout dans la région tu vas trouver des ngoni, toujours avec les griots. Il change de nom, mais on le retrouve en Gambie, en Guinée, au Burkina Faso, et même au Maroc où les gnawas l’appellent gembri, quand les Peuls eux l’appellent gambari.
Je l’ai appris en suivant mon père, qui a suivi mon grand-père, etc. c’est de père en fils depuis des siècles ! Mes enfants aussi, le jour où je serai parti, il faut qu’ils continuent. Je voudrais que les joueurs de ngoni soient aussi nombreux les joueurs de guitare.
Tu as conservé le ngoni, quand d’autres qui l’ont appris se sont mis à la guitare.
J’aime la guitare, mais nous on a suffisamment d’instruments qui n’ont pas été exploités. C’est à nous de montrer ce que nous avons en Afrique, et au monde entier. Personne ne peut le faire à notre place. Avant il y avait beaucoup de joueurs de ngoni, mais avec l’arrivée de la guitare, avec ses pédales d’effets, etc. Les nouvelles générations se sont portées vers la guitare. Donc pour lutter, j’ai mis des pédales sur le ngoni, j’ai mis une bretelle pour venir jouer debout devant. J’ai voulu montrer qu’on peut tout faire avec le ngoni, le jazz, le rock, tout… Quand les jeunes ont vu ça, certains se sont remis au ngoni. Je pense que je contribue à l’avoir sauvé. Car si on ne continue pas, ça va disparaître. Voilà mon combat. Aujourd’hui y’a des jeunes qui jouent mieux que moi, et c’est ce que je veux. D’où mon projet de centre.
Un centre de formation ?
Oui, moi je veux faire une école, un centre de formation aux instruments traditionnels. De quoi loger les élèves, avec une salle de concert, un restaurant, et je cherche de l’aide auprès de toutes les bonnes volontés. Car, comme mon père le disait, il faut toujours garder cet instrument. Surtout depuis l’arrivée des islamistes qui ont beaucoup d’argent, qui montent leurs télés, leurs radios, et qui sont contre la musique, contre la culture, contre les photos même !!! Et ils mettent ça dans la tête des enfants, en leur expliquant qu’ils iront au paradis s’ils se font exploser. Ils veulent effacer tout de nos esprits, changer nos mentalités. Ils luttent avec les armes, mais aussi avec la propagande. Nous les artistes ont doit aussi lutter sur ce terrain-là, créer des radios, des télés, on doit pas baisser les bras, eux ils ont des financements, nous on n’en a pas et on a besoin d’aide, d’où qu’elle vienne.
Aujourd’hui j’ai 50 élèves, je suis en train de lutter pour ça. L’État malien m’a offert une parcelle de 2000 m2, ils m’encouragent, maintenant il faut que je trouve de l’argent.
Dans notre coutume, les enfants de griot qui viennent chez toi pour apprendre, tu ne peux pas leur demander de payer des cours. Les griots qui veulent que je forme leur enfant viennent chez moi, me donnent dix noix de kola, c’est symbolique.
Mais tant que les enfants sont chez moi, c’est moi qui paye la nourriture, les habits, les chaussures, l’hôpital s’ils sont malades. Tout ce qui est dans ma tête, je dois leur donner. C’est obligatoire. Quand ils ont fini, je leur donne un ngoni et un diplôme, et je leur dis « va gagner ta vie maintenant ». S’ils gagnent de l’argent, certains viendront peut-être plus tard me donner quelque chose, mais c’est pas obligé. Chez mon père il y avait beaucoup d’élèves, mais il avait un grand champ. Donc on partait avec les élèves récolter son mil, son maïs, etc. c’est grâce à cela que l’on mangeait. Mais à Bamako moi je n’ai pas de champ, je dois lutter, tourner, jouer pour faire vivre ces élèves. Nos ancêtres ont arrangé ça depuis des siècles, on ne doit pas changer ça. Le griot, on doit l’aider. C’est pourquoi je veux faire mon centre de formation. Il y aura un restaurant, on fera des concerts, ça permettra de faire marcher l’école.
Ton album s’appelle « Miri« , qu’est-ce que ça veut dire ?
Miri ? Ça veut dire réfléchir en bambara. J’étais au village à Garana, à la tombée du jour, au bord du fleuve Niger. En regardant l’eau, le soleil devenu rouge, les poissons, je jetais des petits cailloux dans le fleuve et je réfléchissais : « regarde un bon pays comme le Mali en train de chuter ! Pourquoi nous ? Que doit-on faire pour sortir de cette crise ? La solution c’est le dialogue sans la violence, car la violence fait surtout périr les innocents. On doit retrouver d’abord le Mali. Si on a le Mali, on va trouver une solution, mais sinon on risque de perdre même le Mali. Tous ces problèmes gâtent le nom du pays… qu’est-ce qu’on doit faire ? » Voilà à quoi je réfléchissais, d’où le nom Miri. Et comme c’était au village, j’ai gardé le morceau acoustique, naturel, sans effets, sans wah-wah ni distorsion… Voilà comment il est arrivé.
On sent dans plusieurs morceaux que tu es profondément inquiet pour ton pays.
On peut pas trouver un autre pays, mieux que notre Mali. C’est là-bas qu’on est nés, qu’on nous connaît, que les gens nous comprennent. On n’a pas d’argent, de pétrole, pourquoi cette catastrophe ? 90 % des Maliens sont musulmans, et depuis 1000 ans. Les musulmans ne tuent pas.
Les Wahabbites, c’est eux qui nous sont tombés dessus : ils veulent le pouvoir et l’argent. Ils veulent nous détruire.
Ils ont commencé avec la violence, mais maintenant ils essayent de conquérir les esprits. Ils veulent nous enterrer vivants. Le cœur du Mali c’est la musique : si tu veux l’arrêter, c’est que tu veux bloquer le cœur du Mali. Mais les gens adorent la musique au Mali, on va gagner.
Il y a quelques années, tu nous avais raconté que les Américains appelaient « blues » des morceaux que tu jouais…
Le blues, ça vient du Mali, de la quatrième région (celle de Ségou). Une fois j’étais aux États-Unis en 1990, j’étais encore tout jeune et je jouais à la radio le thème traditionnel Poye. Taj Mahal a entendu, il est venu et il a dit :
– C’est quoi ça ?
– C’est Poye ! Nos parents connaissent ça depuis 700 ans. À l’époque moi je ne connaissais même pas le blues. Mais tout de suite, il a pu me suivre, et on a pu jouer ensemble.
Des thèmes comme Poye ou encore Korossé koro qu’on jouait pour Biton Coulibaly ou Da Monzon Diarra, tu peux demander à une vieux de jouer ça, mais si tu lui demandes de jouer du blues il ne comprendra pas.
Tu as joué avec des pédales d’effet, dans ce nouveau disque tu joues même avec un bottleneck… quels sont les guitaristes qui ont influencé ta manière de jouer le ngoni
À part mon grand-père Bazoumana Sissoko (griot et trésor national malien, NDLR), j’ai beaucoup écouté les guitares dans les morceaux de Fela, et des grands guitaristes comme Sekou Bembeya Diabaté de Guinée et aussi Jimmy Hendrix… j’ai pris un peu partout, et j’ai essayé de donner ce son au ngoni.
Il faut créer, toujours réfléchir…
Autrement dit, Miri, en bambara. Un disque paru chez Out/Here Records, avec des invités tels que Habib Koité, Madjid Bekass, Afel Bocoum…
À découvrir sur scène le 25 mars à Montreuil, dans le cadre du festival Banlieues Bleues.