Le mythique orchestre cubain, qui fête cette année ses 80 ans, a eu une influence capitale sur plusieurs générations de musiciens africains. Rafael Lay, son directeur musical, évoque les rapports entre l’Aragon et l’Afrique, et annonce une tournée de concerts sur le continent. Interview.
Aragon, ce simple nom a fait rêver des générations de musiciens en Afrique : du Congo au Sénégal en passant par la Guinée et le Mali, combien ont commencé la musique en imitant les 78 puis les 33 tours de cet orchestre historique. Fondé en 1939 (d’abord sous le nom de Ritmica del 39), il a longtemps été dirigé par le violoniste Rafael Lay. À sa mort, en 1982, c’est son fils, portant le même nom, qui en reprendra les rênes. Il est toujours aux commandes de la formation cubaine la plus célèbre d’Afrique, qui se produit depuis près de cinquante ans sur le Continent. D’ailleurs, pour fêter son 80e anniversaire, Aragon annonce une nouvelle tournée.
Entretien à La Havane avec Rafael Lay, né avec la Révolution, et chef de l’orchestre depuis 56 ans.
Du point de vue de la musique, qu’est-ce que la prise de pouvoir de Fidel Castro (1959) a changé dans les relations entre Cuba et l‘Afrique ?
« Il existait une forte connexion avec la musique africaine avant même Fidel. En 1965, Aragon est venu jouer à Paris, et c’est là, parmi les étudiants africains qui étaient venus au concert, que nous avons découvert à quel point ils connaissaient cette musique. Puis il y eut le premier voyage en Afrique, dans la Guinée de Sékou Touré, lors d’une tournée de Fidel (1972). Et puis nous sommes allées dans toute l’Afrique de l’Ouest francophone, et partout notre musique était déjà connue. La première fois qu’on est allés au Sénégal (1984), au Burkina (1985), tout le monde connaissait chacun des musiciens, leur visage, les gens venaient avec leurs disques pour les faire dédicacer. Quand nous partions en tournée, la plupart du temps c’était au Sénégal, en Guinée, en Côte d’Ivoire, et au Mali…
Est-ce qu’on peut comparer les politiques culturelles de la Guinée et de Cuba, à l’époque où Sékou Touré et Fidel Castro étaient au pouvoir ?
On peut dire qu’il y avait à l’époque les mêmes intentions, la même énergie, d’utiliser la culture comme affirmation d’une identité. Nous, à chaque fois c’était le gouvernement cubain qui nous envoyait jouer pour représenter le pays. Je crois que c’était la même chose pour les orchestres guinéens. Il y avait une porosité entre les politiques de nos deux pays.
Nous étions en Guinée il y a dix ans, et il y avait des grèves. Les gens étaient dans la rue. Nous avons commencé à jouer, et les gens se sont mis à nous écouter, cela a apaisé la grogne, et les gens se sont arrêtés. Ça a été un choc pour nous ! La première dame nous a remerciés pour ça. Et le même genre d’expérience s’est reproduit au Mali l’an dernier.
Est-ce que vous jouez différemment quand vous vous produisez en Afrique ?
Nous avons beaucoup de points communs avec les Africains, qui ont cependant une perception bien particulière de notre musique. Ce qui fait que forcément, nous jouons différemment chez eux que devant un public européen. Leur manière de bouger, leur compréhension du rythme, de la musique, tout cela a des conséquences sur notre musique. Même s’ils viennent écouter l’Aragon, qu’ils connaissent à travers les disques, nous ressentons le besoin de nous adapter à leur manière de recevoir et vivre la musique. Ils ont une élégance dans la danse par exemple, plus tranquille et moins démonstrative, qui n’a rien à voir avec la manière dont les Cubains dansent. Certes, le public qui nous suit est sans doute très éduqué culturellement. Mais même lorsqu’il m’est arrivé d’aller dans des discothèques ou des bars populaires, j’ai pu aussi constater que la manière de recevoir la musique, de faire corps avec, est différente. Il y a plus de classe, et moins d’exubérance. Cela dit, il y a des différences : dans les pays anglophones ou lusophones, on fait un répertoire plus classique, tandis qu’en Afrique francophone, il faut qu’on fasse danser les gens.
Vous avez repris des chansons africaines ?
Oui, bien entendu. J’ai fait des arrangements de plusieurs morceaux africains, et c’est un régal de mélanger notre musique aux traditions africaines. Mon père déjà le faisait. L’orchestre va avoir 80 ans, donc on ne cesse d’ajouter à notre répertoire ancien de nouvelles chansons.
Par exemple, quand j’ai entendu la chanson « Yaye Boye » en 1991, à Barranquilla (en Colombie), je l’ai trouvée très familière, et j’ai voulu la reprendre. À l’époque je ne savais pas que c’était Africando, et que c’était Boncana Maïga qui était derrière. Alors je lui ai demandé qu’il me la donne et on l’a arrangée pour l’Aragon, en la chantant en wolof.
C’est un échange des deux côtés, ils nous inspirent comme nous les inspirons.
Cette relation continue ?
Bien entendu, même si les goûts des générations évoluent.
Avec internet, les clips, le tourisme… la jeunesse est très impactée par les changements. Ici, le reggaeton éclipse tout. Mais pour des anciens comme moi, et je le vois quand on va jouer en Afrique, cette connexion reste très prégnante. D’ailleurs, pour notre 80e anniversaire, on va faire une tournée en jouant au Mali, au Sénégal, au Mali, au Cameroun, à Kinshasa je crois aussi…
Vous avez parlé du reggaeton, mais en Afrique l’impact est le même sur l’évolution de la musique que font les jeunes générations.
Une fois en Côte d’Ivoire, il y avait des jeunes qui tournaient un clip, on aurait dit les mêmes qu’on a à Cuba. Incontestablement, c’est la musique à la mode des deux côtés de l’Océan. Mais il y a une perte en termes de chants, sons, de mélodies… N’importe qui peut prendre le micro, avec l’aide de ses machines. Chez nous, il y a quand même une perte des valeurs qui ont fondé nos identités culturelles. Le problème, ce n’est finalement pas aujourd’hui, mais dans vingt ans : qui se souviendra, dans les futures générations cubaines, de nos rythmes, de leur variété ?
Cuba a longtemps été un « conservatoire » d’une multitude de rythmes traditionnels : est-ce toujours le cas aujourd’hui ?
En réalité, on a cette impression parce que nous avons une qualité d’éducation qui nous a permis de former des générations de musiciens avec de forts potentiels… En musique traditionnelle comme en jazz. J’ai aussi le sentiment que nous sommes plus enclins à protéger nos musiques rituelles qu’en Afrique, nos histoires. Ce qui a des conséquences sur la survive des rythmes. En Afrique, la religion musulmane par exemple tend à faire disparaître certaines musiques rituelles, et donc aussi les rythmes qui les accompagnent. Je ne vais que dans de grandes villes en Afrique, mais c’est quand même une impression que j’ai.