Avis à ceux qui s’arrêtent à l’image mystique du duo masqué quand on parle de Dengue Dengue Dengue : « j’adore les Daft Punk, mais je ne pense pas que nous ayons quoi que ce soit en commun ! » Felipe est clair, son collègue et lui officient plutôt dans la recherche du rythme que dans la house postmoderne. Beating Heart, Enchufada ou On the Corner… les labels les plus en vogue du moment s’arrachent les Péruviens qui ont décidé de lancer cette semaine leur propre label, Kebrada, célébrant leurs 15 ans d’amitié et leurs 10 ans de carrière.« Nous sommes allés jouer en Argentine en 2009, se souvient Rafael, l’autre moitié du duo, et nous avons vu des mecs réinterpréter la cumbia et jouer des sons que nous n’avions jamais entendus en club. Quand nous sommes revenus à Lima, nous avons commencé à expérimenter avec la cumbia, et nous sommes devenus les Dengue Dengue Dengue après quelques mois. »
C’est dans le salon de l’appartement qu’ils partageaient, au milieu du district de Barranco, qu’est né ce triple nom de scène. Les jeunes amis tombent alors sur un disque de la collection du grand-père de Felipe, l’album Dengue !!! Dengue !!! Dengue !!! Dengue !!! d’Enrique Lynch. « Il était très populaire et faisait sa propre interprétation des rythmes dengué, explique Felipe, c’est devenu une private joke entre nous ! » Rafael complète : « à Lima, le mot ‘dengue’ est aussi de l’argot pour dire que l’on est excité à l’idée de faire quelque chose, comme d’aller à une soirée. Je suis vraiment ‘dengue’, ou j’ai le ‘dengue’ en moi. Beaucoup de gens pensent que c’est à cause de la maladie du même nom, mais ça n’a rien à voir. » Les amalgames des Daft et de la piqûre de moustique étant mis de côté, on peut maintenant parler musique sans apriori.
L’héritage afro-péruvien, mais pas seulement
Leur dernier album Zenit & Nadir est le fruit d’une quête rythmique qui ne date pas d’hier, en partie menée au plus près du vaste patrimoine musical des descendants des esclaves africains au Pérou. « C’est comme pour la cumbia, affirme Felipe, c’est venu naturellement. Cet album est un mélange d’anciens et de nouveaux morceaux, nous expérimentons avec ce genre de sons depuis nos débuts. » Attention néanmoins à ne pas les ranger dans une petite case afro-cumbia, leur style étant bien plus généreux en influences. « Ce qui nous intéresse dans la musique afro-péruvienne, poursuit Rafael, c’est qu’il s’agit de l’une des plus grosses références que nous avons dans notre culture en termes de musique polyrythmique. C’est une importante inspiration, mais ça n’est pas la seule. »
Soucieux de rendre leur démarche tangible, DDD a travaillé avec des membres de la famille Ballumbrosio, une lignée de 15 enfants tous danseurs et musiciens, et dont le père est reconnu au Pérou comme un trésor national. Sur des morceaux comme « Ágni », les percussions live jouées par deux des frères Ballumbrosio raffermissent un peu plus l’esthétique électro-organique qui a fait la réputation du duo. A même de pouvoir explorer les musiques landó, festejo ou crioullo, Rafael revendique l’intérêt de maintenir cette richesse en vie. « Il y a une ville au sud de Lima qui s’appelle Chincha, explique-t-il. C’est l’une des villes principales du Pérou où la majorité de la population est noire. La musique là-bas est vraiment différente. Cette immense famille essaie de préserver tous ces rythmes et de maintenir cette culture, et nous collaborons avec la seconde génération. »
Pour faire-valoir la crédibilité de leurs expériences, DDD n’hésite donc pas à incorporer des instruments traditionnels comme sur l’EP Son de Los Diablos, ou à transposer des sources plus ou moins obscures dans un futur immédiat. C’est le cas sur le morceau « Habu Raminibu », extrait de leur EP Semillero et construit autour de la musique spirituelle de la tribu Huni Kuin. « C’est une tribu amazonienne, développe Felipe. C’est à la base le projet du brésilien Joutro Mundo, qui s’est rendu sur le territoire Huni Kuin. J’ai produit le morceau à partir des chants et percussions qu’il a enregistrés là-bas. »
Beats hybrides pour oreilles exigeantes
« Notre projet est très ouvert, confirme Rafael, mais c’est difficile de l’expliquer aux gens car ils veulent toujours nous mettre dans un cadre. Même quand on sort un album avec de la musique afro ou autre, ils appellent toujours ça cumbia ! » C’est indéniable, DDD casse les repères. C’est pourquoi leurs morceaux polymorphes finissent par se retrouver sur différents labels, au point de devoir parfois changer d’alias : « sur l’EP ‘Continentes Perdidos’, nous avons choisi le pseudo DNGDNGDNG parce que l’humeur est vraiment bizarre et particulière. Nous avons des sons que nous sauvegardons pour plus tard. Si on l’avait sorti au moment où nous l’avons fait, ça n’aurait pas fonctionné. » A condition de la dévoiler au moment opportun, leur musique est assurément intemporelle. Composée de morceaux qui leur sont chers, leur récente trilogie d’EP Humos tombe à pic pour illustrer ce propos. « Il s’agit de morceaux qui ne sont pas sortis à proprement parler, explique Rafael, et qui ne rentraient pas dans le cadre de nos disques pour certaines raisons. Nous utilisons la plupart de ces morceaux dans nos DJ sets et nous voulions les sortir en vinyl ! »
Paradoxalement, c’est en puisant leur inspiration dans le savoir des anciens que le duo dessine sa version de la musique électronique contemporaine. Sur la série Humos, on retrouve Justo Betancourt et Zambo Cavero remaniés à la sauce DDD. Un exercice toujours périlleux mais néanmoins bénéfique, qui leur sert à la fois de challenge et de source d’apprentissage : « faire un remix de ce type d’artiste t’apprend des choses et te permet de comprendre le rythme, confirme Rafael, ça nous aide à produire de la musique originale ensuite. » Cette trilogie indispensable est également un prétexte pour lancer leur label Kebrada, véritable bulle créative pour les artistes sud-américains en devenir. « En Amérique Latine, il y a quelques labels qui sortent des trucs plutôt downtempos, constate Rafael. Je pense qu’il y a de la place pour faire un focus sur les polyrythmies et de nouvelles expérimentations africaines. »
Pour boucler la boucle, nous revenons en fin de discussion sur l’aspect visuel de leur travail qui, nous disent-ils, a autant d’importance que la musique. Rafael confirme : « nous essayons de voir le projet comme un tout, en nous occupant de tous ses aspects avec le même soin. La musique vient d’abord et nous dicte le chemin à prendre pour l’esthétique du projet. Nous essayons de tout faire nous-mêmes, mais nous collaborons aussi pour les masques ou les pochettes de nos disques : la péruvienne Tania Brun ou l’italien Davide Manccini pour le style noir et blanc, Victoria Topping pour la couleur. »
En plus de souffler symboliquement ces dix bougies, Dengue Dengue Dengue annonce déjà la sortie d’un premier EP, d’une compilation, et d’un album de QOQEQA sur leur label Kebrada. De quoi rebondir pour une autre décennie, au moins…
Fiebre, le prochain album du groupe sortira le 16 octobre sur le label mexicain N.A.A.F.I. Précommandez-le dès maintenant ici.
La compilation Discos en 3/Cuartos sortira quant à elle le 11 septembre. Découvrez un extrait en avant-première ci-dessous et précommandez-le ici.