En arrivant à Londres, le navire SS Empire Windrush ne portait pas en lui que rêves des travailleurs caribéens, mais aussi un de leurs plus grands artistes, Lord Kitchener, qui s’en fera le porte-voix.
C’était le 22 juin 1948, dans le port de Tilbury, non loin de Londres. Il y a 72 ans exactement.
L’USS Empire Windrush, navire militaire, revenait en Angleterre après une escale à la Kinsgton. À son bord, près de 500 voyageurs venus principalement de Jamaïque, mais aussi des autres îles de la Caraïbe, dont Trinidad. Parmi eux, l’autoproclamé (mais néanmoins véridique) roi du calypso, Lord Kitchener (Aldwyn Roberts de son vrai nom). Inconnu des Britanniques, il est déjà une star aux Antilles anglaises. Lorsqu’il arrive sur le Windrush, ce 22 juin, sa réputation l’a précédé et fait de lui, comme l’indique le journaliste de la Pathé, le porte-parole des passagers caribéens. À cette occasion, « Kitch » a composé une petite chanson qu’il entonne sur le pont. Elle est pleine d’entrain et d’enthousiasme pour cette ville, capitale de l’Empire, qui s’apprête à les accueillir (elle est à découvrir ici, à 2 minutes du début de l’archive).
« London is a place for me
London, this lovely city
You can go to France or America, India, Asia or Australia
But you must come back to London city »
Comme les centaines d’autres venus comme lui des Antilles Britanniques (West Indies), Kitch avait repondu à l’appel de la « Mother country » (mère Patrie) qui appelait les sujets de l’Empire à venir rebâtir ses villes bombardées pendant la Seconde Guerre Mondiale.
Tous avaient payé leur passage 28 livres, une somme à l’époque. Beaucoup étaient des anciens combattants qui avaient servi sous l’Union Jack, et ils rempilaient pour s’embaucher dans la construction, l’armée, et bientôt les hôpitaux et le rail. Lord Kitchener, lui, se produit dans les clubs des quartiers chics, ou ceux des quartiers pauvres du Sud, comme à Brixton qui allait bientôt devenir l’un des lieux emblématiques de la présence caribéenne à Londres. Ils seront plus de 150.000 à rejoindre la capitale dans la décennie qui suit. Quant à Kitch, il enregistre des dizaines de titres pour le label Melodisc, dont il devient le directeur artistique. Très vite, après l’enthousiasme des débuts, ses chansons racontent les difficultés d’être noir à Londres. Il chante toujours avec humour, quitte à le faire grincer, le harcèlement de la propriétaire qui lui réclame son loyer chaque semaine, le racisme ambiant… Il s’enthousiasme pour le be-bop auquel il rend hommage en chansons, mais aussi pour l’indépendance de la Gold Coast qui devient le Ghana en mars 1957 (Birth of ghana).
Il faut dire que les noirs, qu’ils soient d’Afrique ou des Caraïbes, ont bien du mal à trouver un logement (« No blacks, no irish, no dogs » prévenaient certaines pancartes sur les maisons). Ils sont regardés de travers par la police, et finissent par se créer leur spropres lieux de divertissements. Souvent clandestins. C’est ainsi que naît la « frontline », le coin le plus chaud et animé de Brixton.
À l’indépendance, en 1962, Kitch rentre en Jamaïque pour se frotter à d’autres prétendants. En Grande-Bretagne, après dix années de succès, le ska vient de supplanter le calypso. Plus tard viendra le tour du reggae.
Quant aux immigrants de cette première vague migratoire, qu’on appellera plus tard la génération Windrush, ils sont nombreux à rester en Grande-Bretagne et à y fonder des familles. Citoyens britanniques de fait et de droit, ils sont encore loin de se douter que, plus de cinquante ans plus tard, les lois anglaises remettront en cause leur statut, les obligeant à prouver leur citoyenneté. Dans un pays où la carte d’identité n’est pas obligatoire et où l’on ne fait un passeport que pour voyager, une gageure… Le Windrush scandal a contribué à la démission de la ministre de l’intérieur britannique en avril dernier. Les œuvres des calypsonians de cette génération (Kitch, mais aussi Young Tiger, Lord Beginner, Lord Invader), membres et chroniqueurs de la génération Windrush ont été rééditées par le label Honest Jons (fondé par Damon Albarn).
La collection (5 volumes) en hommage à la chanson que chantait Kitch sur le pont du bateau, s’appelle : London is the place for me.
Article publié le 22 juin 2018, mis à jour le 22 juin 2020.