Gilles Jérôme Moehr, plus connu sous le nom de Gilles Peterson, ne semble pas connaître l’ennui. Manager d’artistes, programmateur radio et directeur de label – sa maison de disques Brownswood étant le tout dernier chapitre que le mélomane a rajouté à une histoire qui aura commencé en 1987 avec le label Acid Jazz, et dans la foulée Talkin’ Loud. Sa curiosité tous azimuts pour les musiques est légendaire, et s’illustre parfaitement avec l’épisode du déménagement de son domicile de North London, une étape obligatoire pour trouver le refuge idéal capable d’héberger son imposante collection d’environ 50 000 disques. Le chiffre importe peu puisqu’il n’a cessé d’augmenter depuis le premier album acquis par le mélomane. Depuis 2016, cette pièce uniquement dédiée aux galettes noires héberge également Worldwide FM, la webradio que Peterson a lancé avec Thristan Richards, cofondateur de Boiler Room. Aux platines, les deux associés diffusent de la musique globale vers un auditoire tout aussi global.
Cela n’empêche pas Peterson de s’autoriser à jouer ce que bon lui semble pendant ce rendez-vous hebdomadaire de trois heures de musiques – chaque samedi après-midi sur BBC Radio 6 Music. Typiquement, son set fait le lien entre la tropicália, l’afrobeat et le jazz astral. Entre autres…
On est bien loin des débuts de Peterson, alors jeune Sud-Londonien qui s’essaye aux radios pirates [ou « radios libres », comme on le disait plus généralement en France ; NDT]. Alors installé dans sa cabane de jardin, il enregistre son émission sur cassette, qu’il diffuse ensuite grâce à un émetteur clandestin perché sur une colline voisine. Né dans la ville normande de Caen d’une mère française et d’un père suisse, le jeune Gilles traverse la Manche, encore enfant. Lors de son transfert du lycée français vers l’école anglaise, il comprend rapidement que la meilleure manière de s’intégrer est de rejoindre une subculture musicale. Pour le petit Français, le choix se portera sur la tribu jazz, dont l’ADN sonore le guidera jusqu’aux musiques du continent africain.
Au téléphone depuis le QG de Brownswood, Gilles Peterson narre une nouvelle fois l’histoire du disque avec lequel son exploration des sons d’Afrique a commencé. « Je me souviens avoir acheté un exemplaire de l’album live de Hugh Masekela and Herb Alpert. C’était un invendu perforé [les vinyles non vendus voyaient le coin de leur pochette perforée pour éviter la revente ; NDA] qu’on trouvait un peu partout pour à peine 50 pence. Impossible de trouver des imports dans les magasins OurPrice, en revanche ils avaient tous cet album. De quoi penser que c’était un disque ringard. Je l’ai tout de même acheté et j’ai trouvé ça génial ! Au trombone, c’est Jonas Mosa Gwangwa, décédé en janvier dernier. J’en ai profité pour le réécouter et je trouve ça encore excellent ! » C’est avec ce disque que Gilles commence sa collection africaine, qui ne cessera de grossir depuis lors. C’est aussi à ce moment-là qu’il réalise qu’avoir dans sa malle à vinyles des disques que les autres DJs de clubs n’ont pas serait la clé de son identité musicale.
« L’autre disque qui m’a vraiment marqué, et a changé ma vie en quelque sorte, est Roforofo Fight de Fela Kuti. »
Je me souviens l’avoir entendu à l’Electric Ballroom de Camden, et je n’en croyais pas mes oreilles. C’était un assemblage de toutes les meilleures choses : le son de batterie de Art Blakey sur Orgy in Rhythm, les cuivres, le Fender Rhodes, la pochette, et une seule chanson par face. Tout était fabuleux. Et je reconnais que beaucoup de DJs, moi y compris, avons gagné notre pain grâce à la musique de Fela, et ce pendant des années ! Quand les autres DJs jouaient du James Brown, si tu voulais être à l’avant-garde et jouer dans une autre catégorie, Fela était la référence. Et j’ai mis un certain temps à trouver quelque chose d’aussi puissant que Fela. »
Gilles passe alors les années 90 à perfectionner sa signature musicale, au fil de ses nombreuses émissions sur les radios Invicta, Kiss et Jazz FM. La même décennie lui fournit une autre épiphanie sonore lorsqu’il entend Mulatu Astatke dans la boutique de Soul Jazz Records à Soho. « Un moment incroyable et crucial » qui guidera dorénavant la programmation de ses mixes radiophoniques. « Tout est histoire de contexte, de quand et où et comment tu entends un son, explique Gilles. Auparavant, les seuls endroits où j’entendais de la musique africaine dans son contexte, c’était sur Radio Nova à Paris ou sur des stations radio françaises lors de mes vacances et séjours en famille chez ma grand-mère en Normandie. On entendait du Salif Keita, parmi plein d’autres choses variées. Cette musique n’était pas reléguée dans un coin. C’était grand public. »
Son refus de ghettoïser les musiques associé à son envie d’en savoir le plus possible sur tous ceux qui participent à la production d’un disque expliquent en partie pourquoi les émissions radio de Peterson sont captivantes. Et au cours d’une conversation, son enthousiasme monte encore d’un cran : « Je vais te raconter un autre souvenir marquant. J’étais à Tokyo et je faisais mes emplettes chez Disk Union dans le quartier de Shibuya, raconte Gilles. J’étais encore sous les effets du jetlag et j’étais debout depuis 6 heures du matin, alors forcément j’étais le premier client de la journée. C’est un tout petit magasin, dont je parcourais les disques un à un quand le gérant passe Love and Death de Ebo Taylor. Je m’écrie, “Oh my God! C’est le meilleur disque que j’ai jamais entendu (allez, encore un) ! Il me le faut !” J’ai demandé le prix au propriétaire et il m’a répondu que, comme c’était son exemplaire, il ne comptait pas le vendre. Je lui rétorque alors, “c’est pas possible, tu ne peux pas faire ça!” »
En tant que collectionneur, Gilles est accroc à cette quête interminable, et en cas de manque il peut heureusement compter sur ses dealers parisiens : Superfly Records et Betino – deux de ses disquaires de prédilection. Peterson sait aussi se montrer reconnaissant envers le travail de réédition de labels comme Awesome Tapes From Africa, Soundway et Analog Africa qui ont prouvé « qu’il y a bien plus de matière à explorer lorsqu’on aide à valoriser et faire émerger les scènes locales. »
Indaba is
Une réflexion qui nous mène directement à Indaba Is, sorti ce 29 janvier. Enregistré à Johannesbourg en à peine cinq jours, l’album est le résultat de collaborations entre de nombreux invités et une sorte de supergroupe composé des membres des collectifs artistiques The Brother Moves On et The Ancestors. À l’autre bout de la connexion internet et depuis Johannesbourg se trouve Thandi Ntuli, musicienne présente sur le disque et instigatrice du projet. La directrice artistique sud-africaine nous explique comment la scène musicale de Joburg a donné naissance à cet album éclectique qui ingurgite jazz, musique improvisée et afrofuturisme.
« C’est le moment parfait pour lancer un projet concocté en Afrique du Sud. Je crois que tout le monde n’a pas encore compris ce qui se passe ici depuis la fin de l’apartheid. Au cours de mes voyages, j’ai eu le sentiment que tout ce que les gens savent de notre pays tourne autour de cette époque révolue. Ça vaut aussi pour leur connaissance musicale, qui se focalise énormément sur les sonorités apparues immédiatement après 1994. Jusqu’à aujourd’hui, l’évolution de notre culture, musique et histoire n’a pas encore été comprise à l’échelle internationale. »
Ntuli, secondée par son partenaire créatif Siyabonga Mthembu, espère que Indaba Is incitera ceux et celles qui l’écoutent à creuser dans la dense constellation musicale d’Afrique du Sud, dont elle-même fait partie intégrante. La musicienne locale, qui a par le passé contribué avec Thandiswa Mazwai de Bongo Maffin, a posé sa voix et son piano sur l’album, et considère la collaboration avec Brownswood très positive. « Une des choses que j’apprécie le plus à propos de Brownswood, nous confie-t-elle, non sans enthousiasme, c’est que c’est un groupe de passionnés, à commencer par le fondateur du label, et jusqu’au moindre de ses collaborateurs. »
Quant à la fluidité du processus de production de l’album, Thandi relève : « Grâce au mouvement Black Live Matters dont les manifestations ont surgi sur tout le globe l’an dernier, l’industrie discographique a amorcé une phase de réflexion. J’ai par exemple apprécié le fait que Brownswood ait retravaillé sa proposition initiale concernant la rémunération des artistes. Ils n’en ont pas fait toute une histoire, et j’ai senti que c’était tout à fait normal pour eux. Voici ce que j’appelle “aller dans le bon sens” quand il s’agit de réparer certaines erreurs de notre passé commun. Qui plus est, c’est une équipe majoritairement féminine et issue de la diversité, offrant un mode de travail très collaboratif. »
Quand on rapporte ces propos à Gilles, il acquiesce avec plaisir : « Pour moi, c’est plus important que d’avoir un hit sur Spotify. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle on fait ce boulot avec Brownswood. On travaille pour le plaisir. Nous n’avons jamais eu de business plan, pour autant le catalogue s’est étoffé et nous employons huit personnes. C’est génial. Nous faisons du développement d’artistes, à l’ancienne. »
Et les excellentes critiques de Indaba Is semblent prouver que ce travail de repérage d’artistes et de scènes émergentes porte ses fruits : « Il arrive qu’une identité culturelle très locale finisse par s’associer à une certaine musique, et qu’elle parle aux gens, philosophe Gilles à propos de sa success story sud-africaine. C’est ce qui se passe avec la musique brésilienne – sa brésilianité. On a parfois envie d’entendre de la samba, et rien d’autre. »
Et maintenant, quelle est la suite (non discographique) pour Gilles Peterson ?
Pour rappel, le DJ né en Normandie a créé en 2006 The Worldwide Festival de l’autre côté de l’Hexagone, dans la ville portuaire de Sète, dont l’édition 2021 devrait avoir lieu du 2 au 10 juillet. Outre-Manche, du 19 au 22 août, c’est une impressionnante affiche qui attend le public du festival We Out Here, un festival inspiré par la compilation éponyme que Brownswood a sorti pour célébrer les talents de l’île.
Tout comme les autres producteurs qui tentent d’organiser un événement en pleine pandémie mondiale, Gilles et son équipe travaillent d’arrache-pied, espérant que leurs rendez-vous culturels « auront une chance d’avoir lieu ». Enfin Peterson est aussi le sujet d’un nouveau livre publié fin mars, intitulé Lockdown FM, sorte de carnet de bord des coulisses de l’émission de radio qu’il a animé pendant le confinement en 2020.
À l’instar de sa collection interminable de disques, Gilles n’est jamais à court d’une bonne histoire, et nos 45 (tours par) minutes de conversations sont trop courtes pour les entendre toutes. Avant de quitter la conversation, le raconteur-DJ-superstar trouve toutefois le temps d’une ultime anecdote qui viendra comme ponctuer et résumer la valeur qu’il donne à la musique. « J’avais une voiture en kit [kit car ; NDT] d’origine japonaise. Elle était équipée d’un minuscule moteur de Nissan Micra, mais ressemblait à s’y méprendre à une Jaguar avec une carrosserie d’enfer. Le genre à faire tourner toutes les têtes sur son passage. Le producteur de musique électronique, Floating Points, adorait cette voiture, et il avait en sa possession une exemplaire single 7” du titre “Amazonas”, du claviériste brésilien João Donato, qui ne me laissait pas indifférent ! C’était censé être une version différente du LP, que j’avais déjà. Je lui ai alors donné les clés du véhicule sur un coup de tête, et on a fait l’échange. J’étais vraiment content de mon coup au début, mais après mes recherches et quelques écoutes des deux versions, j’ai réalisé que la version de la chanson que j’avais reçue en échange de ma voiture n’était qu’à peine plus forte en volume que celle de ma collection personnelle. Je pense qu’au petit jeu du troc, j’ai un peu perdu. »
Indaba Is, disponible via Brownswood Records.