Jazzmen et Gnaoua, le dialogue entre ces deux univers ne date pas d’hier. Il dut être initié par le pianiste Randy Weston, entré dans la transe dès les années 1960. Bientôt d’autres partiront eux aussi goûter les plaisirs des confréries marocaines, élaborant des alchimies terriblement rétrofuturistes.
Crédits photo : Carol Friedman
C’était le 1er septembre 2018 : Randy Weston, l’élégance faite homme, tirait sa révérence. Deux ans plus tôt, le pianiste fêtait ses quatre-vingt-dix à Jazz à Vienne, invitant notamment le mandingue des claviers Cheick Tidiane Seck. Lequel lui rend hommage avec un projet, Timbuktu sorti sur le label Komos, qui rappelle combien la musique du géant de Bedford était imprégnée d’Afrique.
Randy Weston, en mission dans le saint des saints
« Blues To Senegal », « Nubia », « Roots Of The Nile », « Lagos », « A Night In Mbari », « The Three Pyramids And The Sphynx », « Congolese Children Song », « African Lady », « Zulu », « Uhuru Kwanza », « African Cookbook », le répertoire que lègue Randy Weston s’inscrit dans le continent « perdu », celui des racines du blues, pour paraphraser une autre de ses majuscules compositions. Cette Afrique, il en avait entendu parler chez beaucoup, initié dès son plus jeune âge : « J’ai dévoré quantité de livres à propos de l’Égypte ancienne, de l’Éthiopie… Ils rappelaient que nous étions les descendants des plus grandes civilisations », se remémorait-il il y a quelques années à l’évocation de son enfance auprès d’un père, Panaméen venu de Jamaïque, imprégné de la Harlem Renaissance. Et puis il croisera la musique de celui qui deviendra sitôt une de ses références, un pianiste à l’esprit aussi frappé que frappeur : « Monk joue comme ils devaient jouer il y a cinq mille ans en Égypte ! » Pas de doute, avec un tel phare pour éclairer sa pensée, Randy Weston a vite su que c’était dans la mémoire de l’Afrique qu’il trouverait matière à creuser le son des origines, le sillon de son originalité.
L’esprit des ancêtres sera une thématique récurrente chez celui qui fonda l’United Nations Jazz Society, association visant à « revendiquer la culture afro-américaine, mais aussi les concepts d’émancipation en Afrique ». C’était au début des années 1960, et l’Afro-Américain entamait un premier trip en Afrique : dix-huit pays, pour une grande tournée qui rappelle celle de son autre maître à penser, Duke Ellington. L’Afrique il y reviendra bien souvent, notamment au Shrine de Fela lors de l’épique édition du Festac organisé à Lagos en 1977. Néanmoins, de toutes ses expériences, une va durablement le marquer : les Gnaoua du Maroc, avec lesquels il établit une connexion en 1967, au moment même où Randy Weston fonde The African Rhythm Club du côté de Tanger. « Les Gnaoua ont été des esclaves, eux aussi ont dû migrer de force en l’occurrence vers le nord du continent en passant par le Sahara. Malgré cela, ils ont emporté avec eux une culture très riche. Rien ne s’est effacé en chemin. Et le lien entre leur histoire et celle des Afro-Américains m’est apparu évident. Ils incarnent l’une des civilisations les plus anciennes et les plus fécondes d’Afrique. Ils sont nos frères et nos ancêtres », insistait-il dans un entretien à Jazz News au moment où paraissait son autobiographie.
« Tanjah », « Casbah Kids », « Sahel », « A Night In Medina », « Marrakesh Blues » ou bien encore « Sidi Bilal », le saint des saints des confréries du Sud marocain, là encore l’immense répertoire du pianiste atteste de son enracinement profond dans cette culture. C’est elle qui va irriguer son écriture, tant dans les mélodies, intensément spirituelles, que dans les rythmes qui empruntent bien souvent les sacrés chemins du guembri, cette basse d’avant la basse, le cœur qui pulse. À partir de sa rencontre avec Gnaouas, musiciens guérisseurs que le pianiste saluera d’un explicite The Healers, Randy Weston va remettre constamment en jeu et en perspective tout le jazz, dans son assertion la plus historique : il va le projeter dans une esthétique résolument syncrétique, en accord avec sa volonté d’embrasser l’histoire diasporique dans ses noires et ivoire.
Et comme au Maroc, les Gnaoua ne sont pas les seuls à prescrire la musique comme remède, Randy Weston écrivit un thème dédié aux Jajouka, « le groupe de rock’n’roll vieux de 4000 ans », selon le beat poète William Burroughs. Voilà pourquoi les musiciens comme les Rolling Stones, mais aussi Ornette Coleman en 1973, vinrent s’inspirer auprès de ces bardes marocains qui vivent à Jajouka, un bled au pied du Rif. Tous ont dû alors kiffer aux sons envoûtants de la nira, la flûte de bambou, ou de la ghaita, le hautbois du Maghreb, aux rythmes transcendants du luth-tambour ou du bendir. Depuis, si le charismatique hadj Abdessalam Attar s’en est allé, Bachir, l’un de ses fils, a entretenu cette volonté messianique, invitant aussi bien Maceo Parker que Lee « Sonic Youth» Ranaldo, ou encore Bill Laswell, pour Axiom.
La route des esprits est ouverte
C’est sur ce même label, sans aucun doute le pic de la productive carrière du bassiste, que le saxophoniste Pharoah Sanders enregistra en 1994 à Marrakech avec l’un des meilleurs maalem, Mahmoud Guenia, un pur délire extatique : Trance Of Seven Colors, en référence aux sept couleurs qui symbolisent la cosmogonie des Gnaoua. Chacune correspond à une phase dans une nuit de transe, la lila derdeba, boostée aux sons obsédants du gembri et des crotales (“castagnettes”, NDLR) métalliques. Et pour avoir eu le loisir de l’entendre en direct, nul doute que la fusion fut atomique. Trois ans plus tard, le patron des Gnaoua de Marrakech (décédé en août 2015) remit ça, cette fois avec l’irradiant soufflant Peter Brötzmann et le batteur tambourinaire Hamid Drake, adepte de ce genre de projets.
D’autres ténors du saxophone se sont essayés à ce type de mix : Archie Shepp a ainsi développé une relation avec les mystiques Marocains, comme il échangea avec les Soudani (un autre nom d’une même communauté, qui peuple tout le pourtour du Sahara) au Festival panafricain d’Alger de 1969. Dès 2006, le vétéran le fit aussi avec le Dar Gnawa de Tanger et le maâlem Abdellah El Gourd. « Les incantations gnawi me rappellent le gospel dont j’ai été nourri dès mon enfance, lorsque ma grand-mère – une ancienne esclave ! – m’emmenait à l’église. Ça m’a aidé dans mon approche de la musique gnawi. Je suis entré en cette dernière comme dans une Église. », confiera-t-il à L’Humanité cinq ans plus tard. Cette année-là, il s’associe lui aussi à l’incontournable maâlem Mahmoud Guenia.
Depuis vingt ans, ils sont nombreux, à avoir pratiqué ce genre de pèlerinages, qui servent autant à se ressourcer qu’à puiser matière pour innover. Les Français de Gnaoua Jazz Experience croiseront ainsi le frère cadet de Guenia. Avant eux, Adam Rudolph y chercha un supplément de spiritualité, tout comme Don Cherry. Un autre trompettiste, Graham Haynes, fit dès les années 1990 des séjours réguliers à Marrakech, étant parmi les premiers invités du festival d’Essaouira qui consacrera notamment ces rencontres du troisième type, tout sauf fortuites. Le succès de ce rendez-vous, dont la direction artistique est assurée par le batteur Karim Ziad, va replacer au centre cette tradition longtemps boudée des autorités, mais courtisée par les amateurs de musiques improvisés.
À cet égard, le projet mené depuis une dizaine d’années par l’épatant régional de l’étape est exemplaire : le chanteur Aziz Sahmaoui, grandi dans ce creuset syncrétique et camarade de jeu de Karim Ziad revisite l’esprit de ceux que l’on dit descendants des Guinéens avec University Of Gnawa, une équipe dont les piliers sont Sénégalais. Il a même encore récemment échangé avec le fils d’Hamid Boussou, le regretté majestueux maâlem de Casablanca, esthète d’un minimalisme superlatif dont l’âpre sobriété inclinait vers le blues le plus sombre.
À Essaouira, devenu le grand raout que l’on sait, on a croisé Bojan Z, Hamid Drake, Vincent Ségal, Éric Legnini ou encore Pat Metheny… Tous au diapason de ces sons qui tournent et retournent en boucles denses. Transe toujours. « La culture afro de La Nouvelle-Orléans et celle des Gnaoua ont beaucoup de similarités : nos racines, nos ancêtres, nos rythmes sont les mêmes, seul l’accent diffère. », assura un jour à Essaouira le saxophoniste Donald Harrison. On peut croire sur parole celui qui est aussi un grand chef des Black Indians de Louisiane.
Jacques Denis est sur Twitter.