Pour Alain Badiou, « il ne naît de pensée neuve en politique que dans des alliances inattendues », (Notre mal vient de plus loin, Fayard, 2016). En musique, le phénomène est le même. Et le projet de résidences Zouz, portées depuis Genève par le collectif Bisque, s’applique précisément à provoquer en studios ce genre d’« alliances inattendues » : « l’idée ici est de conjuguer toute la scène née en partie après les printemps arabes, je pense aux bidouilleurs souterrains de chaâbi entre autres, avec les musiques de niches européennes : noise, kraut, post-punk » s’enthousiasme Mabrouk Hosni Ibn Aleya, cofondateur de Bisque. « Je veux injecter de la no-wave dans le groove de la dabkeh (danse levantine), rendre le mezoued (cornemuse de Tunisie qui a donné son nom à un genre musical) dysfonctionnel. Je veux que les line-up soient instables, qu’on se perde dans l’Arch noise (rock bruitiste)… bref, je veux ouvrir un pont de lumière entre la rue arabe et les caves de Genève ! »
À travers Bisque, Mabrouk rêve de déconstruire le format habituel – magistral et très structuré –, qui règne au sein des musiques amplifiées : « la musique devrait d’abord être une expérience sensorielle, portée par les émotions. Et non par la virtuosité, la maîtrise technique des instruments. Je cherche des artistes capables d’expérimenter au-delà de leur discipline d’origine. Des artistes qui se sont affranchis des académismes, des artistes qui se sont arrachés à leurs conditions de musiciens traditionnels. »
Duo débridé
Romain de Ferron (Lyon), ainsi que Wael Alkak – originaire de Damas –, les deux musiciens convoquées à la table du premier festin nu de ces résidences Zouz, sont de ceux-là.
« Je connaissais le travail de Romain au synthé, notamment sur le binôme post-punk Balladur », explique Mabrouk. « J’avais adoré leur présence scénique ! Pour Wael Alkak, il avait déjà été invité par Bisque. Wael triture le courant chaâbi syrien, pour en faire un mille-feuille synthétique, poussé par une grosse réverbe. Au contact de ces embardées musicales, la transe vient très très vite faire des bulles dans la tête ! » s’amuse Mabrouk. Activiste au sein de la scène expérimentale lyonnaise, Romain de Ferron est impliqué dans le projet Grrrnd Zero, espace autogéré dédié aux expériences sonores alternatives et décentrées. Wael lui, a fui le régime syrien in extremis, pour trouver refuge du côté de Montreuil : « les mettre à table tous les deux, c’est présenter une dynamique nouvelle dans ce qui se fait actuellement dans le monde arabe ainsi qu’en Europe en matière de musique libre. Et puis, de façon plus deep, c’est également riche de sens par rapport à l’époque, à l’engagement, aux crises, au conflit, à la création en exil. »
Enfermés à double tour dans les studios du Vélodrome, autre sémillant espace artistique et artisanal autogéré, Romain et Wael ont charbonné durant quatre jours, pour faire éclore deux longues pistes, d’une vingtaine de minutes chacune. La sortie de résidence a donné lieu à un concert à Genève (oui oui, un vrai) organisé le 1er mai 2021, dans les locaux flambants neufs de Bongo Joe Records, et streamé grâce à Wav 33 sur les réseaux de PAM.
En attendant la nouvelle vague
Une expérience salvatrice post-Covid, après des mois d’élucubrations sur la situation sanitaire, de faux espoirs, de déceptions, de frayeurs parfois. De l’Usine en passant par tous les protagonistes de la nuit genevoise, la scène locale espère bien que son été 2021 se jouera live : « ce premier concert réussi rouvre le champ des possibles, ça fait du bien ! » confie-t-on chez Bongo Joe Records. « Ce nouveau lieu va nous permettre plein de concerts, des conférences bref, de refaire surface avec un max d’événements. Je pense que les espaces comme les nôtres n’abandonneront pas pour autant le livestream. Bien penser à mettre en place des captations, systématiquement, sur tous les lives, c’est aussi opérer un travail d’archivage, hyper important, auquel on ne pensait pas nécessairement avant le Covid. Dans dix piges, on sera ravis de disposer de cette matière live, bien préservée. »
La prochaine résidence Zouz se tiendra justement à l’Usine, d’ici une poignée de jours : « intitulée Fairuz For Lunch, cette seconde session créative mettra en équilibre la Dabkeh libanaise décentrée de Wassim Halal, couplée aux schizophrénies musicales de Gregory Dargent, ainsi qu’à la batterie de Gabriel Valtchev, en proie au syndrome de Gille de la Tourette », détaille Mabrouk de Bisque. « Pilonnage polyrythmique et improvisation contrôlée garanties ! ». Un truc de fou…
Le troisième volet des résidences Zouz s’envolera d’ici quelques mois aux alentours de Tunis, pour une création qui sera dévoilée à l’occasion du festival Sailing Stones, un des secrets musicaux les mieux gardés de Tunisie. Pour le moment…
Special S/O
L’auteur tient ici à remercier chaleureusement – pour leur bienveillance et leur lumière –, les musiciens Wael Alkak et Romain de Ferron, Alain Bittar de l’Institut des cultures arabes et méditerranéennes, les équipes de WAV33 ainsi que de Bongo Joe Records, la sémillante Fanny de Foound, Marine et Will de l’Usine, Sixto de l’excellente cave12, Bob de Kakakids Records, Estelle et Mabrouk.