Le pionnier techno Jeff Mills s’associe avec le multi-instrumentiste Rafael Leafar sur The Override Switch, un album de jazz futuriste qui fait aussi écho à la techno de Detroit. En marge d’une sélection coup de cœur pour notre podcast, Rafael nous en dit plus sur ce projet à deux têtes.
Connu pour ses classiques techno et ses sets furieux à trois platines, Jeff Mills s’est tourné depuis quelques années vers une interprétation personnelle du futur de la musique électronique. A ce titre, il collabore avec des orchestres philharmoniques et des musiciens d’horizons différents tels que Tony Allen, Spiral Deluxe ou plus récemment Jean-Phi Dary, brouillant la frontière entre musique acoustique et électronique jusqu’à la rendre inaudible. Loin des codes de la dance music conventionnelle, il tire profit du potentiel infini de ses machines en les utilisant comme de véritables instruments de musique, capables de rivaliser avec une improvisation de batterie. Jeff rencontra Rafael Leafar par l’intermédiaire d’un autre grand nom de la techno de Detroit. C’est en effet ‘Mad’ Mike Banks, légende du crew Underground Resistance qui réunit les deux natifs de la Motor City, bien enclins à s’entendre le temps d’une collaboration inédite. C’est alors que l’idée de The Override Switch se met à germer, un projet de jazz futuriste où le multi-instrumentiste Leafar improvise aux côtés du Wizard, à défaut de jouer avec des purs jazzmen tels que Reggie Workman, Marcus Belgrave, ou Jeff ‘Tain’ Watts. Une nouvelle fois, la chimie fait son travail et le duo fonctionne sur ce disque immersif qui rend hommage à Coltrane, Kraftwerk ou Dilla, des artistes qui, comme eux, resteront des maîtres incontestés de l’expérimentation sonore. Entretien avec Rafael.
Le communiqué relatif au projet commence par « Afro futurism from Detroit ». Es-tu d’accord avec ce terme ? Te considères-tu comme un artiste afrofuturiste ?
J’aime l’afrofuturisme en tant que conceptualisation de l’art mais pas en tant que solution. C’est un sujet aux idées très vaste et ce que j’aime, c’est cet idéal de la liberté des Noirs selon nos propres termes. Là où je n’adhère pas, c’est quand j’entends qu’il s’agit simplement d’un mouvement qui « ose imaginer » un monde où les peuples de descendance africaine et leurs cultures jouent un rôle central dans la création du monde. Mais j’aime le fait que les choses dont rêve l’afrofuturisme aient déjà existé historiquement dans les anciennes civilisations noires et encore plus dans la création biblique du monde. Tous nos désirs pour ce futur dystopique où l’on serait libéré de la disparité des richesses socio-politiques, de l’appropriation culturelle ou autres, pourront être réalisés lorsque nous déciderons enfin d’agir en tant que peuple. C’est aussi à nous, leaders, de planter des graines pour que les prochaines générations réussissent et je crois fermement que Dieu nous y guidera.
Quel est ton parcours musical ?
Je joue de la musique depuis que j’ai 5 ans, quand mon père et moi jouions avec des trompettes du vieux jazz, du r&b et de la soul. La musique vibrait toujours dans la maison de mes parents. Au fil des années, je me suis aventuré entre le piano, la batterie et la basse. Puis, à l’âge de 11 ans, j’ai appris le saxophone et j’ai commencé à apprendre sérieusement la musique classique. À 14 ans, mon père m’a acheté un Yamaha Motif et j’ai commencé à écrire et à produire des beats et à composer au clavier. Je ne réfléchissais pas profondément à la musique que je créais, elle sortait juste de mon esprit. À partir de là, j’ai fini par devenir musicien à plein temps ; j’ai joué du jazz à Detroit pendant deux ans avant d’aller à l’université à New York pendant 5 ans, puis de retourner à Detroit. Au fil des années, j’ai fait beaucoup de musique dans des genres différents et j’ai vraiment adopté le terme Black American Music ou BAM, car aujourd’hui je ne ressens plus le besoin de diviser qui je suis en différents styles, et je n’ai pas non plus besoin de créer artificiellement des barrières musicales pour inventer un genre spécifique.
Cela signifie que tu travaillais déjà autour de la musique électronique avant ce projet ?
Ces beats étaient ma première expérience dans ce type de productions, même si je ne savais pas que ce que je faisais à l’époque était de la musique électronique. J’ai toujours pensé que certains sons électros que je créais étaient plutôt de la musique de jeu vidéo, mais je n’y ai jamais pensé comme étant quelque chose de sérieux jusqu’à ce que mon bon ami Ian Finkelstein se soit vraiment intéressé à un de mes morceaux. Ces beats sont devenus des compositions originales qui ont fini par être utilisées pour différents genres, notamment le jazz, le gospel, l’expérimental et le hip-hop, et j’en joue encore certaines aujourd’hui.
Comment as-tu rencontré Jeff et comment avez-vous décidé de vous lancer dans le projet The Override Switch ?
Quand j’avais mon studio chez Underground Resistance, je parlais fréquemment avec Mike Banks de la musique et de tout ce qui tournait autour. Mais Mike a senti que je pouvais apporter un son différent au « Hi-Tek Jazz » et m’a un jour envoyé quelques morceaux de Jeff Mills en me demandant y ajouter des sons. Il m’a juste dit de faire mon truc et Mike était confiant à ce sujet. Puis j’ai renvoyé les pistes à Jeff et la suite appartient à l’histoire.
Selon toi, quels sont les principaux points communs entre le jazz et la musique électronique ? Pourquoi fonctionnent-ils si bien ensemble ?
Polyrythmies, diversité rythmique mélodique, éléments multiples de « call and response », répétition d’idées avec variations, diversité sonore des instruments acoustiques/électroniques et modulations pouvant s’appliquer à n’importe quel élément musical. Ils fonctionnent bien parce que n’importe lequel de ces éléments peut être la base d’une mélodie, d’une improvisation, d’une histoire ou d’une chanson tout en étant surtout un vaisseau sonore pour communiquer avec l’esprit.
Quelle a été votre façon de travailler ensemble ? Était-ce principalement basé sur l’improvisation ?
C’était complètement de l’improvisation parce que Jeff créait un modèle, me l’envoyait, puis j’improvisais mes idées sous forme de couches de cuivres-synthés-claviers, puis je renvoyais le tout à Jeff pour qu’il puisse le sculpter davantage. C’est comme une forme moderne de « call and response », qui est l’élément musical le plus fondamental et puissant intégré à la musique africaine.
Rafael Leafar était l’invité de notre PAM Sound System Radio Show avec une sélection de ses influences. Écoutez-le podcast ci-dessous :
L’album The Override Switch est maintenant disponible.