Jouer sur les grandes scènes américaines à guichet fermé en partant d’une obscure interprétation autotunée de la musique touarègue sur une carte SIM ; c’est sur ce chemin impossible que le destin a déposé Mdou Moctar, lui qui grattait en cachette une guitare bricolée avec des câbles de freins de vélo étant petit. Révélé par Chris Kirkley via son label Sahel Sounds, le guitariste nigérien a réellement concrétisé son ascension l’année dernière avec le remarquable Ilana, the Creator, pour aujourd’hui tutoyer les cieux avec Afrique Victime, nouvel album qui porte les mêmes messages d’amour et d’égalité entre les riffs. A Arlit, au nord d’Agadez, personne n’aurait pu imaginer qu’un des enfants de la ville rejoindrait une grande maison du rock comme Matador, et squatterait le même catalogue que Sonic Youth, Interpol ou Queens of the Stone Age. Pourtant, l’artiste reste étonnamment peu sensible à cette ascension fulgurante, qui aurait pu ébranler l’humilité qui le caractérisait déjà lors de notre première interview. Pour Mdou, passer chez un gros label, transcender son style musical, ou parcourir les scènes du monde n’est finalement pas un objectif en soi. Le musicien au grand cœur se sert plutôt de cet album comme d’une tribune pour alerter un monde qui doit savoir que terroristes, (néo-) colonisateurs et autres bourreaux contemporains continuent de brutaliser le Niger et l’Afrique en général. Interview en crescendo, avec finale en coup de gueule.
Lorsque ton album a été annoncé, j’ai été marqué par la pochette, sur laquelle est représenté le même oiseau que précédemment, avec une Afrique qui pleure dans le bec, comme s’il s’agissait d’une suite…
Cet oiseau est mon symbole, j’ai décidé qu’il serait présent dans tous mes albums futurs. C’est un croisement du noir et du blanc. Je déteste le racisme, je n’aime pas les frontières. Le turban que je porte chez moi et sur scène est de la même couleur, je considère que les noirs et les blancs sont égaux, on doit tous s’aimer, c’est un symbole de beauté.
Comment as-tu vu ta musique évoluer depuis le dernier album ?
Je ne suis pas du genre à faire attention à ça, car je me considère comme un débutant. Je ne me suis jamais dit que j’étais devenu un grand artiste, je ne sais pas dire comment ma musique évolue, je suis toujours Mdou. Je suis quelqu’un qui apprend, je suis un débutant pour toujours, je ne pense pas changer.
Lors de notre dernière interview, tu étais à Chicago et tu avais du mal à réaliser que tu avais été propulsé sur les scènes américaines depuis ton village, du jour au lendemain. As-tu réalisé aujourd’hui, après tous ces concerts ?
Les tournées sont pour moi un entraînement, c’est une sorte de répétition. Je suis content de découvrir des gens différents, et j’apprends comment jouer devant un gros public, comment leur donner la passion et les rendre heureux. Pour moi, c’est comme une leçon, j’apprécie. C’est ce qui me pousse depuis le début, depuis que j’ai vu Abdallah Oumbadougou faire sourire, applaudir, danser les gens. Avec l’âge, j’ai compris que la musique me permet aussi de transmettre une culture et de faire passer certains messages pour que les gens puissent comprendre que dans certains endroits du monde, il y a des peuples qui souffrent.
Tu nous avais parlé de son influence sur toi. J’ai compris qu’il y avait deux morceaux sur cet album qui lui rendent hommage…
Je ne dirais pas qu’il s’agit d’un hommage, mais il y a une ressemblance avec son style. Sa façon de jouer s’est répandue chez les Nigériens, je l’ai donc fait à ma manière.
On peut dire que ta carrière s’est envolée depuis le dernier album. Es-tu perçu comme un héros dans ton village d’origine et au sein de la communauté touarègue ?
Je ne veux pas trop me jeter des fleurs. J’étais déjà quelqu’un de très respectueux et respecté, surtout par les jeunes, et je les remercie pour ça. Je fais de mon mieux pour leur donner des conseils et les aider. Bien sûr, il y a des gens qui me posent des questions, et qui me disent qu’ils sont très contents de me voir partir à l’étranger pour représenter notre culture. Je suis une sorte d’ambassadeur pour eux. Mais je ne me limite pas à mon village, j’aime aussi regarder autour de moi quand je voyage. Je regarde comment les gens font pour vivre ou survivre. S’ils ont des problèmes d’eau par exemple, j’essaie de faire quelque chose pour les aider… Je n’ai pas la force de faire des forages, mais il m’arrive de les aider à creuser des puits pour qu’ils puissent boire de l’eau, je fais de mon mieux. Je donne des aides alimentaires aux gens vraiment pauvres qui n’ont pas de quoi se nourrir. Je prends des responsabilités, je paie des factures chaque mois pour aider ces gens, j’aide aussi des enfants qui ont des problèmes scolaires. Je ne me soucie pas seulement des Touaregs, mais des humains en général.
Comment a été composé et enregistré l’album dans ce contexte de crise sanitaire ?
On a fait ça à notre manière pendant la tournée. Tous se retrouver en studio pour enregistrer l’album était déjà quelque chose de difficile pour nous. On enregistrait donc un ou deux morceaux de temps en temps pendant la tournée, nous n’avons rien fait en studio, on préfère enregistrer en live ! C’est comme ça qu’est né l’album.
Tu chantes en français sur « Afrique Victime ». Quelle est l’histoire de cette chanson ?
Ce que j’aimerais expliquer au monde est immense, et aucun titre ni aucun album ne serait suffisant pour le faire. J’ai donc écrit « Afrique Victime » pour pouvoir m’exprimer à travers les journalistes, et pouvoir compléter mon message, car je ne peux pas tout dire dans le morceau. Je l’ai fait en français pour qu’ils puissent comprendre directement que nous sommes en grande difficulté à cause de l’exploitation par la France.
Tu parles de l’exploitation de l’uranium ? On sait que le Niger, via le groupe français Areva, est un important fournisseur de combustible pour les centrales…
Ça n’est pas seulement au sujet de l’uranium, il y a beaucoup de choses qui empirent et ça s’accélère. Aujourd’hui, il y a des terroristes armés à moto qui pillent les gens. Il y a quelques semaines, ils ont tué 213 personnes dans des villages, y compris des enfants en bas âge, des femmes, des personnes âgées… Ils ont brûlé les maisons et sont partis avec tous les animaux. La France veut qu’on la considère comme notre propre mère, mais quelle mère regarde ses enfants tomber ? J’aimerais avoir une réponse à cette question ! Elle a la capacité d’empêcher les combats et ne bouge pas. Ne me dites pas que de simples motos sont plus fortes que leurs commandos ! Elle a tous les moyens pour nous aider. On veut comprendre… Depuis que la France est installée ici, nous n’avons que des problèmes. Nous voulons que la France quitte le pays. Je ne peux pas raconter tout ça dans une chanson, c’est pour ça que je cherche le genre d’interview que l’on a ensemble aujourd’hui pour passer ces messages, c’est ce qui m’a poussé à faire cet album.
J’avais effectivement compris que ça te tenait à cœur d’en parler lors de notre précédente interview, et il est vrai que ce genre d’information ne fait pas la une des médias en France…
Tu te souviens de l’attaque qui a été faite contre Charlie hebdo ? 12 personnes ont été tuées en France et le monde entier a hurlé. Les journalistes et les télévisions mondiales ont parlé de la mort de ces 12 personnes. Il y a trois semaines, 213 personnes ont été tuées par des terroristes à côté de chez moi, et personne n’est au courant. On ne peut pas parler de considération humaine entre les Français et les Africains. Les responsables sont toujours sur le territoire nigérien ! Mais ça n’est pas que la France, c’est le monde entier qui ne considère pas l’Afrique comme peuplée d’êtres humains. Ça n’est pas une question de couleur, mais de puissance. Un million d’Africains peuvent mourir sans qu’on en parle, mais un seul Européen décède et le monde entier se met à crier… À cause de ces terroristes à moto, le monde va croire que c’est nous les terroristes ! Les journalistes devraient venir ici pour voir ce qui se passe en réalité.
Afrique Victime déjà disponible ici via le label Matador.