Plus de vingt ans que l’on n’avait pas eu de nouvelles discographiques de l’Arkestra, le vaisseau amiral arrimé à la pensée de Sun Ra. Il y avait bien des disques, rééditions ou inédits, des concerts, souvent en mode jubilatoire, mais pas un nouvel album en bonne et due forme. C’est chose faite avec Swirling, littéralement en « faisant des remous », un titre qui indique que même mort depuis le 30 mai 1993 à Birmingham, là même où il était né environ quatre-vingts ans plus tôt (rien n’est certain à ce sujet), le guide suprême est toujours « présent » pour guider cette formidable jazz machine, au sens le plus plein du terme. L’Arkestra donc, un big band qui navigua sous bien des noms (Myth Science, Astro-Infinity, Space Arkestra pour n’en citer que trois) comme il emprunta toutes les voies du jazz (dudit free jazz dont le pianiste et chef d’orchestre fut considéré tel le Pharaon, à la « jungle music » cher à ses deux pairs, Ellington et Henderson). La « mythique » formation est aujourd’hui encore bel et bien vibrante, comme l’éprouve à plus d’un titre ce recueil — un tourbillon de notes qui inspira le nom de ce disque qui parcourt quelques-unes des belles plages de Sun Ra mais aussi de plus rares, sans oublier un inédit et une composition originale de Marshall Allen. Ce saxophoniste, vétéran de bientôt cent ans, toujours vaillant, dirige depuis bientôt trente ans la manœuvre de l’Arkestra. Il était tout indiqué pour répondre à quelques questions, avec à ses côtés le plus jeune (64 ans tout de même !) Knoel Scott, vénérable saxophoniste ayant rejoint cet orchestre phare en 1979.
Pourquoi avez-vous choisi le titre de l’album « Swirling » ? Est-ce le sentiment que votre musique devrait donner ? Comment l’on doit jouer cette musique ?
Knoel Scott : Swirling décrit musicalement le lien entre Marshall Allen et Sun Ra. L’Arkestra n’aurait pas survécu s’il n’y avait pas eu Marshall et Marshall est entièrement responsable de l’existence de l’Arkestra après Sun Ra. « Swirling » en tant que composition reflète son propre parcours ainsi que son excellence en termes de musique dans le sillon de Sun Ra, la façon dont il utilise les voix, l’utilisation d’une phrase de 6 mesures au lieu d’une phrase traditionnelle de 8 mesures qui crée cet espèce de tourbillon. Comme le titre l’indique, c’est quelque chose qui tourbillonne et se développe. Ce n’est pas seulement un groupe de gars qui se souviennent des jours passés, c’est une entité vivante qui ne cesse de croître et de se développer. L’univers tourbillonne, la Terre tourbillonne. Quand vous regardez des photos de la Voie lactée, c’est un tourbillon. C’est donc à la fois l’ancien et le nouveau. Il s’agit d’une composition de big band traditionnelle mais avec une teinte moderne. Tout cela a à voir avec l’effet tourbillonnant, nous avons donc pensé que le titre reflétait l’évolution de l’Arkestra.
Quand et comment avez-vous rencontré Sun Ra ? Qu’est-ce qui vous a attiré dans sa musique ?
Marshall Allen : La musique m’a attiré vers Sun Ra. J’ai entendu une démo avec trois ou quatre groupes et Sun Ra. J’ai tout écouté sur la cassette, mais une seule chose m’a attiré — quand Sun Ra jouait l’un de ses morceaux. C’était swinguant, mec. Il y avait quelque chose de très beau. Joe Segal, un impresario de jazz de Chicago, m’a dit : « Eh bien, il répète là-haut, là où vous vivez. Vous vivez dans le South Side. Allez le voir » Sun Ra répétait tous les soirs dans une salle de bal et était toujours à la recherche de talents. Je me suis donc dit : je vais là-haut demain quand j’aurai terminé le travail. Ce n’était qu’à six ou huit pâtés de maisons de chez moi. Il était table en train d’écrire des trucs et le groupe jouait. Alors, je suis monté avec mon instrument et je me suis joint à eux. Tout ce qu’ils ont fait, c’est parler de l’Égypte ancienne et de l’espace extra-atmosphérique. J’étais juste assis là à écouter. Ce sont les compositions du groupe qui m’ont attiré. Il y avait cette profondeur et des idées différentes. J’étais comme « Wow ! » C’est comme ça que j’ai rencontré Sun Ra pour la première fois.
Knoel Scott : Moi, j’ai été présenté à Sun Ra par Makanda Ken McIntyre qui était mon professeur à l’Université d’Old Westbury et il avait une politique de porte ouverte à son bureau. Il a organisé le programme afro-américain à l’université d’État. Au cours de ses conférences et cours, il évoquait toujours Sun Ra lorsqu’il décrivait certains concepts de jazz. J’avais déjà écouté Fletcher Henderson (1897-1952, un des précurseurs de l’âge d’or des big bands et du swing, NDLR) mais j’ai ensuite pris un album de Sun Ra, Jazz In Silhouette. Je me rends compte des similitudes entre moi et Marshall parce que, comme lui, je l’ai écouté et j’ai tout de suite pensé : « C’est la plus belle chose au monde. » J’avais entendu Duke et Basie et ils étaient excellents, mais Sun Ra était différent. Ce groupe était parfait, sans défaut. J’ai découvert qu’un camarade de classe, Craig Harris, jouait avec le groupe. Je lui ai donc dit : « Peux-tu me présenter à Sun Ra ? Parce que je suis sans cesse avec lui ! » À cette époque, Craig voulait quitter le groupe et pour cela, vous deviez obtenir l’assentiment de Sun Ra parce qu’il ne voulait pas que vous jouiez avec quelqu’un d’autre. Lui souhaitait partir, mais ne voulait pas que Sun Ra soit en colère contre lui, car il avait de très fortes vibrations. Alors, il a organisé une audition avec moi et d’autres musiciens à New York. C’était un compromis : nous irions chez Sun Ra et ainsi, il aurait la bénédiction de partir. Craig ne m’a confié cela que 20 ans plus tard, je ne l’ai jamais su à l’époque ! Toujours est-il que Sun Ra m’a auditionné. Ensuite, je suis allé le voir au Beacon. Il y avait Danny Davis (sax alto et flûtiste, NDLR) et June (June Tyson, chanteuse et « reine » de l’Arkestra, NDLR). Ils marchaient dans l’allée et Sun Ra ressemblait à l’incarnation du Pharaon. June ressemblait à Nefertiti et le groupe suivait. Non seulement la musique était fantastique, mais le message et tout ce que j’avais étudié sur les anciens noirs et l’Égypte, que nous étions les vrais Égyptiens, était devant mes yeux. Oui, il en est ainsi ! Sun Ra a été ma première validation de tout ceci. Encore à ce jour, Jazz In Silhouette est mon album préféré de Sun Ra. Les solos, les arrangements, les sections d’ensemble, la variété… Oh mec !
Sun Ra était autant un guide spirituel qu’un chef d’orchestre. Cette dualité est-elle essentielle pour pouvoir créer un jazz innovant dans une formule big band ?
Marshall Allen : Ceux qui étaient créatifs et spirituels ont souvent été les musiciens qui voulaient faire quelque chose de différent. Le seul leader de la ville à vraiment faire quelque chose de nouveau, à plusieurs niveaux, était Sun Ra. Il y avait quelque chose de différent chez lui. Tout le monde voulait jouer avec lui et il y avait beaucoup de bons musiciens, mais beaucoup d’entre eux faisaient aussi d’autres trucs de jazz ; ils avaient leurs propres groupes et jouaient avec différents musiciens. Sun Ra a attiré à lui ceux qui cherchaient quelque chose de différent, de nouvelles idées et une nouvelle utilisation de la mélodie. Il bénéficiait des meilleurs musiciens et ses idées étaient les plus singulières.
Knoel Scott : Sun Ra en tant que guide spirituel était, je crois, unique. Si vous regardez Duke, Mingus ou Miles, ces trois-là en particulier, leur musique était unique mais elle n’était pas aussi différente que celle de Sun Ra. Ils étaient révolutionnaires, mais je ne pense pas que quiconque les ait appelés guides spirituels. Bien qu’ils aient parfois touché à la spiritualité, c’est Sun Ra qui a permis l’éclosion de ces personnalités qui ont abordé le Créateur comme une source d’illumination. Tout le monde est venu après Sun Ra : Pharoah Sanders, l’Art Ensemble Of Chicago, Ornette Coleman… Je crois que Sun Ra a été le premier chef d’orchestre à être un maître spirituel. Aucun des autres n’a développé un système d’équations, d’analyse ou de cosmologie aussi complexe et aussi vaste, aussi futuriste et aussi historiquement renseigné que Sun Ra. C’était un savant. Son rôle a été unique. Est-ce une exigence de créativité ? Je suppose que l’histoire dirait que, non, ce n’est pas une exigence, mais ceux qui se sont étendus aux limites extérieures de la créativité semblent avoir été spirituellement bénis. Sun Ra est le seul à cet égard, au pinacle.
La notion de discipline était fondamentale avec Sun Ra, un peu comme pour James Brown ou Frank Zappa. Comment cette discipline s’exerçait-elle au quotidien et en tournée ? Comment la discipline peut-elle être source de joie et de créativité ?
Marshall Allen : Il faut de la discipline pour que l’Homme apprenne quoi que ce soit ! Comment pouvez-vous apprendre quelque chose sans discipline ? C’est aussi simple que ça. Toutes les choses que vous aimez faire et toutes les choses que vous pensez devoir faire, vous les réalisez avec discipline. Cela peut être une source de joie et de créativité. Sans discipline, vous n’obtiendrez pas ce résultat, vous n’apprendrez rien.
L’esprit communautaire était très important pour l’Arkestra. Que symbolise cet esprit dans l’histoire afro-américaine ?
Marshall Allen : C’est comme le nouveau Président désormais, ce qu’il essaie de faire (intervieweur : quel président ? !! ? Allen parle évidemment de Joe Biden, NDLR). Il essaie de nous ramener tous ensemble. Les goûts et les aversions, les oui et les non, pour les amener tous à un endroit pour tout le monde. Vous pouvez trouver votre place dans l’espace. Il dit que, même si vous n’êtes pas d’accord avec moi, vous trouverez toujours votre place dans l’espace. Il essaie de faire la même chose que Sun Ra essayait de faire, d’une manière générale. Sun Ra avait les bons musiciens qui comprenaient que vous deviez laisser certaines choses de côté pour arriver là où vous souhaitiez parvenir.
Knoel Scott : La communauté afro-américaine est une extension de la famille. L’enfant d’autrui est votre enfant, le frère d’autrui est votre frère. La plupart des communautés afro-américaines fonctionnent ainsi.
Marshall Allen : Quelqu’un a dit : « Je ne joue pas toujours ce que vous voulez, je joue ce dont vous avez besoin. » Ce dont vous avez besoin est pour tous. Si vous parlez de ce que vous voulez — je veux ceci, il veut cela, ils veulent autre chose. Si nous obtenons ce dont nous avons besoin, nous pouvons tous l’obtenir.
Knoel Scott : Sun Ra a déclaré : « Ce n’est pas pour tout le monde. Beaucoup sont appelés, peu sont élus. » Comme, par exemple, les gens qui ont l’intention de se rendre à un concert de Sun Ra mais qui n’iront pas, pour tout sorte de distraction. C’est pour ceux qui en ont besoin et ils en tireront heureusement quelque chose.
Pas d’innovation sans tradition. Est-ce l’un des messages importants à entendre dans votre musique ?
Marshall Allen : C’est l’un d’eux, parmi tant d’autres.
Knoel Scott : Pour moi, cela ne veut rien dire s’il n’y a pas ce swing (il cite ici « It Don’t Mean a Thing (If It Ain’t Got That Swing) », le titre d’une composition de Duke Ellington, NDLR). Quand je vois comment Sun Ra est revenu à Fletcher Henderson et l’a remis au premier plan — c’était l’un des groupes les plus swing. Sun Ra a vu qu’avec l’avènement de l’électronique, il prévoyait l’âge de la robotique dans un monde numérisé et qu’elle s’infiltrerait dans l’état d’esprit et l’âme de tous. Tant de musiciens sont désormais robotisés. Il existe un robot sur YouTube qui interprète « Giant Steps » (le morceau de John Coltrane, NDLR). Cela ressemble à la manière dont la plupart le jouent ! Donc, cette tradition swing est la caractéristique fondamentale de la musique afro-américaine. Cela ne veut rien dire, s’il n’y a pas ce swing.
Marshall Allen : La musique est une langue. Je peux dire ce que je veux à travers ma musique. Je peux vous dire quel est le vrai « moi ». La musique peut guérir, la musique peut tuer, la musique peut vous faire rire ou pleurer, elle peut produire tellement de choses émotionnelles.
Knoel Scott : La musique actuelle a été militarisée.
Marshall Allen : Donc, vous devez être sincère et cela doit venir de l’esprit et du cœur. Vous devez transmettre quelque chose à quelqu’un. Si ce que vous donnez ne sert à rien, cela n’aboutit à rien, et cela veut dire que vos œufs sont pourris. Si vos œufs sont pourris, vous ne pourrez pas les manger ! Alors désormais c’est à nous de changer ce destin.
Knoel Scott : Nous devons laisser les gens entendre une musique qui a de l’esprit.
Marshall Allen : La musique fait beaucoup de choses pour vous. Cela peut calmer vos nerfs, vous rendre heureux parfois. Donc, vous devez être sincère en donnant ce que vous avez à offrir. C’est pourquoi je donne aux gens ce dont ils ont besoin. J’ai vécu assez longtemps !
Finalement, en quoi la musique de l’Arkestra fait-elle, jusqu’aujourd’hui, partie de l’héritage de Duke Ellington et de l’ère des big bands ?
Marshall Allen : Les fondements des choses ne changent jamais. Avec une bonne base, vous pouvez construire un gratte-ciel.
Knoel Scott : Plus précisément, l’héritage clé serait celui de Fletcher Henderson. Duke Ellington lui-même a déclaré que son objectif était toujours de faire sonner son groupe comme le faisait Fletcher Henderson. Sun Ra était une extension de Henderson. Et cela continue encore et encore. Il continue et s’étale comme la branche d’un arbre.
Swirling de Sun Ra Arkestra, disponible chez Strut Records.