La révélation hip-hop sud-africaine nous raconte les coulisses de son ascension à travers le tremplin offert par Black Panther et son album solide et allégorique : Anima Mysterium.
Crédit photos : Christopher Terhart
Yugen Blakrok est incontestablement l’une des voix hip-hop de l’année 2019. Il y a six ans, elle sortait une première mixtape encensée intitulée Return of the Astro – Goth, qui mettait en lumière certaines prédispositions à rejoindre les porte-drapeaux du hip-hop militant sud-africain. Comme si sa carrière s’était arrêtée aussi vite qu’elle avait commencée, elle ne réapparaît ensuite qu’en 2018, sur la bande originale du film Black Panther qui la révèle malgré elle au grand public. Suite à cette brève mais détonnante apparition au royaume du Wakanda, retour à Johannesbourg pour y sortir dans la foulée son fantastique album Anima Mysterium, à contre-courant des tendances dictées par la scène rap actuelle. Influencée par une atmosphère politique aussi pesante que ses couplets, elle s’appuie sur les productions sombres et lourdes de son complice Kanif the Jhatmaster pour y dérouler un rap spirituel qui dérange, dans un disque transcendant maîtrisé de bout en bout. Rencontre avec cette artiste aussi ésotérique qu’avant-gardiste.
Tu t’attends sans doute à cette question mais elle est obligatoire. As-tu enregistré le morceau “Oops” spécialement pour la bande-originale de Black Panther ?
J’imagine que oui, mais sans le savoir. Lorsqu’on m’a approchée pour participer au projet, il n’y avait aucune information sur la raison pour laquelle j’allais écrire ce couplet. En bref, il n’y avait que quatre mots : « high-energy rebel shit ». C’est ce que je leur ai donné.
Y’a-t-il un avant et un après Black Panther dans ta carrière ?
Je pense que le rythme était bien plus lent avant Black Panther. Nous avions déjà fait trois tournées européennes en deux ans au moment de cette collaboration, et je crois fortement que le fait d’être là-bas a contribué à mon invitation sur cette bande originale. Il y a définitivement un avant et un après Black Panther car cette démarche a présenté mon travail a des gens qui, en temps normal, ne m’auraient probablement pas trouvée. Je suis profondément reconnaissante envers Kendrick Lamar et Sounwave (producteur fétiche de Lamar, ndlr) pour m’avoir intégrée à ce projet.
Qui est l’Astro-Goth, qui intervient dans ton premier album ? Est-ce la version super-héros de Yugen Blakrok ?
Non, pas du tout. Dans ce premier album, il y a une histoire qui tourne autour du fait de devenir quelqu’un. On peut dire que le personnage est fabriqué à partir des thèmes et des concepts explorés dans cet univers.
Anima Mysterium possède un son unique, avec des moments sombres et parfois terrifiants, loin des clichés de la scène rap US actuelle. Que cherches-tu à exprimer dans cet album ?
Je voulais continuer à écrire cette histoire. Le Mysterium reprend là où l’Astro-Goth s’était arrêté, et plonge dans une atmosphère plus dense. Une autre dimension, si tu veux. C’est plus émotionnel que mental, assez lourd si on le compare à son prédécesseur, et beaucoup plus rebelle et conflictuel envers le système.
Qu’admires-tu dans le travail de Kanif the Jhatmaster, ton producteur ? Comment travaillez-vous ensemble ?
Kanif est un magicien acoustique. J’aime son souci du détail dans son travail, et son aptitude à pousser les barrières. Nous détestons tous les deux les trucs chiants. Nous avons un cycle d’inspiration dans lequel nous récoltons l’énergie. Parfois, j’écris en m’inspirant de ses beats, mais la plupart du temps, il crée spécifiquement la musique autour des paroles, de ce que j’ai envie de dire et du ton que je veux adopter.
Certains morceaux n’ont pas de refrain. Tu déroules tes histoires et c’est aussi ce qui rend l’album lourd et pesant. Essaies-tu de lâcher le plus de messages possibles pour mieux faire réfléchir tes auditeurs ?
Sur Anima Mysterium, il y a un refrain sur la plupart des morceaux. Environ un tiers n’en possède pas et c’est délibéré. Il s’y passe beaucoup de choses sur le plan sonore et conceptuel. Toute la magie apportée par ses caractéristiques en font un projet multicouches complexe qui nécessite d’y revenir pour comprendre des choses que tu aurais ratées. J’essaie de ne pas me limiter aux structures conventionnelles.
Tu as déjà expliqué le titre de l’album dans d’autres interviews. Peux-tu nous en dire plus sur les artworks impressionnants de la pochette et de la dernière face du vinyle ?
J’ai approché le photographe allemand Christopher Terhardt pour shooter les photos de la pochette. Il possède un style brillant et travaille avec la photographie infrarouge, qui a été développée et utilisée pour la guerre. Nous voulions utiliser cette même technologie pour construire quelque chose de beau qui s’opposerait directement au concept de destruction de l’album. Anne-Sophie Leens (Spooky de Dookoom) a réalisé la mise en page, la typographie et le graphisme du diagramme du Zodiaque de Dendérah que l’on trouve derrière le vinyle Hydra. Il s’agit d’un lien vers notre passé. L’artwork additionnel a été réalisé par mon amie et affiliée du label Lapetus, Nat Jones.
Pourquoi travailles-tu avec un label français ? Comment es-tu entrée en contact avec IOT ?
IOT comprennent et partagent notre vision. Nous nous sommes rencontrés en 2016 pendant notre tournée européenne et nous avons gardé le contact. Quand Kanif et moi avons terminé Anima Mysterium, il y avait plusieurs majors et labels internationaux qui voulaient travailler avec nous pour cette sortie. Mais nous avons toujours travaillé en totale indépendance et avions besoin de partenaires qui comprendraient la démarche et nous laisseraient la place et le contrôle pour faire ce que l’on veut, sans compromis. IOT est ma famille.
Si tu ne savais pas rapper, que ferais-tu ?
J’aimerais enseigner !
Anima Mysterium est disponible en écoute intégrale ici