Que peut-il y avoir après la fin du monde ? Elza Soares, autoproclamée « femme de la fin du monde » depuis 2015 et son précédent album Mulher do Fim do Mundo, dévoile le mystère et nous présente… Dieu. Mais pas n’importe quel dieu : une Femme, et noire. Son dernier album intitulé Deus é Mulher (« Dieu est une femme »), est un sacré sacrilège dans ce pays profondément sexiste et chrétien qu’est le Brésil. Une forme de répétition dans la provocation, aussi, après celle que la chanteuse a osée il y a 58 ans, en intitulant son deuxième album A Bossa Negra (« la bossa noire »), face à une société raciste jusqu’aux racines.
« Minha voz / Uso pra dizer o que se cala / O meu país / É meu lugar de fala » (« Ma voix / Je l’utilise pour dire les non-dits / Mon pays / Est le lieu d’où je parle », «lugar de fala» signifiant le lieu dans lequel les communautés opprimées peuvent s’exprimer en toute sécurité). Jamais avare d’une énergie provocatrice qu’elle déploie depuis ses 24 ans et ses débuts dans la musique populaire brésilienne, Elza Soares prend les mêmes et recommence. Règle d’or au futebol comme en musique : on ne change pas une équipe qui gagne. À sa tête et sur le banc de l’entraîneur : le carioca Guilherme Kastrup, en charge de la production, des arrangements et de divers instruments. Sur le terrain, aux arrangements et à l’interprétation : rien moins que l’avant-garde musicale de São Paulo, soit Marcelo Cabral à la basse, Kiko Dinucci à la guitare et aux synthétiseurs (ces deux-là se côtoyant chez Metá Metá), Rodrigo Campos au cavaquinho et à la guitare, et d’autres talents à suivre de près, notamment Mariá Portugal à la batterie, Maria Beraldo aux cuivres, et Tulipa Ruiz, Rodrigo Campos et Romulo Frões à l’écriture de certains textes. Notables invitées, les femmes, majoritairement noires, d’Ilú Obá de Min, le premier bloc de carnaval afro-brésilien. Le point commun de tous ces joueurs et joueuses de champ : avoir la trentaine ou la quarantaine tout juste entamée, et une liberté artistique aussi grande qu’une admiration pour Elza Soares, leur aînée de 40 ans.
Une admiration si profonde qu’elle les pousse à oser le syncrétisme musical le plus riche de la scène brésilienne actuelle, pas entendu depuis la tropicália de Gil et Veloso. S’aventurant audacieusement sur les terrains – glissants – du samba et de la bossa, et ceux – plus exotiques – du post-punk, de l’afrobeat et du rock psychédélique ; dribblant entre les instruments champions nationaux (cavaquinho, guitare classique, pandeiro, violon, percussions) et les outsiders (boîte à rythmes, synthétiseurs, guitare électrique distordue) ; l’équipe de la diva brésilienne lui sert un écrin millimétré dans lequel elle jouit de sa liberté totale de murmurer, susurrer, interpeller, crier sa joie d’être en vie en même temps que sa colère de voir mourir à petit feu les promesses d’une société inclusive et solidaire. Cette utopie que l’après-dictature avait permis d’imaginer, et que Lula da Silva a laborieusement tenté de mettre en place entre 2003 et 2011. Il faut dire que le Brésil post-colonial et post-dictature est aujourd’hui traversé par de profondes crises politiques et sociales, et cette société cristallise la quasi-totalité des problèmes auxquels le reste du monde affronte ou va devoir affronter bientôt.
Religion, décolonisation, sexualité, homosexualité, transexualité, violence domestique, corruption… la diva et vétéran du monde du spectacle ne s’économise pas et porte haut la voix – ou plutôt les gritos (les cris) – des opprimés sur disque et sur scène, à un âge où ses pairs contemporains ont tendance à se faire plus discret (Gal Costa, Maria Bethânia, Caetano Veloso ou Gilberto Gil, quoique ce dernier est un peu plus véhément sur scène).
Ainsi, sur « Exú nas Escolas », où Elza Soares critique la place prépondérante de la religion catholique à l’école et défend l’enseignement des religions et cultures afro-brésiliennes, généralement marginalisées ou invisibles. Ou sur « Banho », texte de Tulipa Ruiz où elle rend hommage à deux figures divines orixás représentant la femme et les eaux qui sortent de ses yeux, sa bouche et son sexe : « Eu não obedeço porque sou molhada » (« Je n’obéis pas, parce que je suis toute mouillée »). Une prière-manifeste mystique et sensuelle et devenue hymne officieux de la communauté lesbienne lusophone. Ou sur « Eu Quero Comer Você », littéralement « je veux te baiser », où elle parle crûment d’une sexualité assumée du point de vue de la femme. Ou sur « Credo », où elle affirme que « l’amour est un dieu qui n’a rien à voir avec la religion ». Ou sur « Dentro de Cada Um », où elle affronte tout à la fois patriarcat, sexisme et homophobie :
« [A mulher] vai sair de dentro de cada um
A mulher vai sair
E vai sair de dentro de quem for
A mulher é você.
De dentro da cara a tapa de quem já levou porrada na vida
De dentro da mala do cara que te esquartejou, te encheu de ferida
Daquela menina acuada que tanto sofreu e morreu sem guarida
Daquele menino magoado que não alcançou a porta de saída. »
[traduction libre par l’auteur, NdA]
« [La femme] va sortir de chacun d’entre nous
La femme va sortir
Et va sortir de quiconque
La femme, c’est toi.
[La femme va sortir]
De la bravoure de qui s’est déjà fait tabasser,
De la valise du type qui t’a massacré(e), et t’a rempli(e) de douleur,
De cette fille terrorisée qui a tant souffert et est morte seule et sans abri,
De ce garçon blessé qui n’a jamais trouvé la porte de sortie. »
Deus é Mulher est une bible de la transgression, un manifeste de l’activisme adressé à toutes les minorités opprimées du Brésil et d’ailleurs. Cette bombe anti-réactionnisme à retardement devrait être mise entre toutes les mains de quiconque a l’audace des luttes. «Nós não temos mesmo sonho e opinião / Nosso eco se mistura na canção / Quero voz e quero o mesmo ar / Quero mesmo incomodar», confesse-t-elle dans un murmure fait cri de rage sur «Língua solta». Soit «Nous n’avons pas les mêmes rêves et la même opinion / Notre écho se fond en musique / Je veux m’exprimer et je veux [respirer] le même air / Je veux vraiment déranger.» Elza Soares et son équipe sont hors compétition, décidément trop sulfureux pour qu’on les laisse fouler le terrain du panem et circenses qui régit la société.