fbpx → Passer directement au contenu principal
The Pan African Music Magazine
©2024 PAM Magazine - Design par Trafik - Site par Moonshine - Tous droits réservés. IDOL MEDIA, une division du groupe IDOL.
Le lien a été copié
Le lien n'a pas pu être copié.
Hannah Elsisi : « Chromesthesia sonde un millénaire de création en exil »
Hannah Elsisi © Juri Hiensch

Hannah Elsisi “Chromesthesia sonde un millénaire de création en exil

Sémillante chercheuse et historienne en mission, Hannah Elsisi déploie, avec ses projets Mangrove et Chromesthesia, un concept audacieux : les rythmes qui façonnent les hits et la musique actuelle seraient le fruit d’un millénaire de migrations sonores afrodescendantes. Une idée salvatrice, qui prend aujourd’hui corps sous la forme d’une compilation, mais également sur scène.

L’histoire de la musique n’est pas subordonnée et arborescente. Elle est, au contraire, décentrée, polymorphe et se développe de façon aléatoire. Au départ du postulat conceptuel d’Hannah Elsisi, un simple débat entre potes : Rosalía hyperstar de la pop mondiale, d’origine européenne, aurait-elle construit sa carrière sur la réappropriation culturelle de rythmiques afro-descendantes ? Une discussion simple en apparence, également couplée à une affaire judiciaire : celle qui oppose actuellement le binôme jamaïcain Steely & Clevie aux géants de l’industrie musicale – Warner, Universal ou Sony.

Pour faire simple, selon le duo de producteurs, leur riddim Poco Man Jam signé en 1989 contiendrait l’ADN originel du reggaetón. Une bataille pour atteinte au droit d’auteur de taille, puisque cette rythmique est contenue dans les centaines de hits qui caracolent au sommet du top album mondialisé et ce depuis des années. La piste est séduisante, chacun sait et ressens que, d’une façon certaine, « MIA » de Bad Bunny et Drake ou « Taki Taki » de Dj Snake puisent largement dans les polyrythmies africaines : « je trouve que ce procès est un point d’entrée intéressant pour empoigner la question du capitalisme dans la musique, celle des dynamiques de circulations et d’appropriation des rythmiques, mais également de leur captation par un libéralisme blanc et colonial. Cette affaire met à nu comment la question occidentale du droit d’auteur a généré tout un écosystème, ainsi qu’un système législatif, au service d’une domination, celle d’un capitalisme colonial et culturel, qui élude tout un continent et sa diaspora » explique l’historienne britannico-égyptienne.

Sonic Interventions © Juri Hiensch

« Mon rhizome est une mangrove »

À l’inverse de cette monstrueuse matrice narrative, législative et symbolique, qui stratifie et fige la création musicale, Hannah Elsisi oppose elle, l’expérience caribéenne : lieu des traumatismes, des souffrances individuelles et collectives ainsi que des déracinements, mais aussi lieu des croisements, des rencontres et des espérances d’être. Face aux industries créatives pyramidales et arborescentes, fortes de leurs hiérarchies entre racines, troncs et sommets indétrônables, Hannah Elsisi égrenne elle, le contre-modèle d’une création musicale, hybride, souterraine, métisse. Une vision décoloniale de l’histoire de la musique, qui résiste et se déploie, à la manière insubordonnée d’un rhizome : « le même rhizome développé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille Plateaux précise l’intellectuelle. Or mon rhizome à moi, est une mangrove. »

Mangrove, qui est précisément le nom d’une unité de recherches co-fondée par Elsisi au sein de l’université de New York. Un programme qui étudie les langues, les biotopes, les sonorités ainsi que les esthétiques de la migration. Un vaste projet au cœur duquel Hannah développe Chromesthesia : « Chromesthesia, ou comment la musique afro-descendante innerve, à la manière d’un rhizome, la création contemporaine. De Rio au Caire, de Miami à Kampala, Chromesthesia sonde un millénaire de diasporas, en suivant les paysages sonores des migrations et de la création en exil, commente Hannah. Dancehall, baile funk, amapiano, mahraganat, électro-shaabi, raptor house ou reggaetón justement, sont des genres internationaux, contemporains et majeurs, nés du chaos des déplacements d’afrodescendants dus aux guerres, au changement climatique, aux effondrements économiques, aux guerres comme à l’esclavagisme. »

PÖ © Juri Hiensch

Une compilation d’archive pour « des histoires non-écrites »

Vivaces, les programmes Mangrove et Chromesthesia viennent de prendre corps en cette fin d’année 2024. Sous la forme d’une compilation neuf titres d’abord : sortie en novembre 2024, CHROMESTHESIA: The Colour of Sound Vol. 1 réunit une vingtaine d’artistes, issus des différents archipels sonores conceptualisés par Hannah Elsisi. Une impressionnante compilation en guise d’archive pour « des histoires qui ne sont pas écrites. » Pour incarner les mémoires africaines empêchées et parfois interdites, l’intellectuelle convoque les plus illustres ambassadeur•rice•s d’une bass music exigeante, internationaliste et éclairée. Pas étonnant que ce premier volet s’ouvre avec les polyrythmies de Deena Abdelwahed, électronicienne tunisienne qui n’a de cesse de mettre en pièces abstractions sonores et territoires créatifs en mouvement. Chromesthesia fait également figurer au casting la lyriciste sudafricaine Sho Madjozi, sémillante reine du Limpopo, Pedro Elias Corro, alias DJ Baba the Raptor, parrain absolu du trop sous-estimé raptor house ou 3Phaz, pilier de la scène électronique cairote, qui fait équipe pour l’occasion aux côtés de sa camarade d’origine égypto-iranienne KUKII. KUKII, que beaucoup connaissent sous son ancien pseudo : LAFAWNDAH, néo diva digitale dont on vous reparle d’ailleurs très bientôt sur PAM.

La nébuleuse d’Hannah Elsisi se laisse également découvrir depuis peu sur scène : pour célébrer la sortie de l’impressionnante curation Chromesthesia, l’historienne opérait en novembre 2024, sur les planches du festival Le Guess Who? à Utrecht une vaste performance de treize heures. Au menu de son festin nu ? Un véritable take-over dans la programmation de l’événement néerlandais avec les sets de gqom et amapiano de DJ Lag, la venue du godfather DJ Babatr donc, ou les lives de 3Phaz x KUKII, Sho Madjozi ou de notre bien-aimée , évidemment connue des sympathisants du collectif ougandais Nyege Nyege. Toute la direction chorégraphique de cette version exclusive et live de l’expérience Chromesthesia était placée sous la houlette experte d’Exocé, performer français d’origine congolaise habité et plasticien hybride, lui aussi nourrit des lumières d’Afrique : « l’expérience du rythme et de la polyrythmie est toujours collective » ajoute Hannah Elsisi. « Depuis toujours, les gens se réunissent en cercle, en groupe, pour se guérir, mutuellement. Le continent africain ainsi que la diaspora portent cette histoire ancestrale du rythme dans sa fonction thérapeutique, c’est aussi ce que raconte Chromesthesia. »

Natisa Exocé Kasongo © Juri Hiensch

Chromesthesia: the Colour of Sound Vol. 1, feat. Sho Madjozi, Nick León, Deena Abdelwahed, 3Phaz, LAFAWNDAH, DJ Babatr…

Artistes, producteurs.trices et musicien·nes, vous souhaitez participer au second volet de la collection Chromesthesia ? Contactez [email protected].