C’est à trois heures de route de Tamanrasset, au pied de l’assekrem, un des hauts plateaux qui dominent le Hoggar, qu’Abdallah ag Alhousseini s’est confié sur l’avenir, le présent et le passé de Tinariwen. Quarante ans plus tôt, le guitariste et compositeur né en 1968 dans le nord Mali emménageait dans la grande ville du Sahara algérien et découvrait Ibrahim ag Alhabib et Alhassan ag Touhami, ceux-là même qui venaient de fonder avec Intayaden le groupe phare du mouvement ishumar, celui des jeunes chômeurs Touaregs ayant quitté le désert pour les villes, et qui cherchaient hors de la lutte armée d’autres formes de résistance. Abdallah en deviendra bientôt membre, et puis l’un des principaux porte-paroles, consacrant son énergie à diffuser le message des Touaregs Tinariwen sur la planète musiques. Ils y imposeront un son, celui du désert blues, qui sera leur signature. Vingt ans après leur accession au marché international, où ils sont désormais célébrés comme les ambassadeurs de la culture tamasheq (touarègue), Tinariwen vient de publier un nouvel album, qui tisse un lien avec l’autre face des Etats-Unis d’Amérique : la country. L’occasion pour Abdallah de s’expliquer sur cette intime connexion et, par-delà, d’évoquer le passé comme le futur du groupe.
Quelle place tient Tamanrasset dans la vie du groupe et au-delà pour les communautés touarègues ?
Cette ville a joué un rôle central dans l’histoire du groupe, des membres y étant nés, comme Eyadou, ou d’autres comme moi qui y suis arrivé en 1983 ont fondé une famille. C’est là qu’est né le style ishumar, là que j’ai vu pour la première fois Ibrahim et Hassan, c’est aussi là que j’ai commencé à jouer. Et plus généralement, vu sa situation géographique et l’évolution géopolitique du Sahara, Tamanrasset est en quelque sorte la capitale touarègue. C’était le point de ralliement des Touaregs qui étaient éparpillés sur des milliers de kilomètres, qu’ils soient d’Algérie, du Hoggar, du Mali, du Niger…
C’est aussi là que vit la grande chanteuse Badi Lalla, à Tahaggart, un quartier où vivent nombre de Touaregs ayant fui la grande sécheresse qui frappa au début des années 1970… Que représente la tradition chez Tinariwen ?
C’est la source à laquelle nous avons souvent puisé. Nous l’avons d’ailleurs même invitée sur scène à Paris, aux Bouffes du Nord en 2014. Notre musique, c’est la vision des jeunes par rapport à cette tradition, comme une recréation. Je suis très intéressé par la poésie traditionnelle, même si la cause tamasheq est bien présente dans les chansons que je peux proposer.
La musique de Tinariwen a enfanté nombre de groupes qui s’en sont inspirés. Comment regardes-tu son évolution depuis quarante ans ?
Cela n’a pas tant évolué. Et ceux qui continuent font un peu comme nous. Il faut dire que c’est difficile de vivre de sa musique ici : pas d’école de musique, pas de salles de concert, pas de magasins d’instruments. Ce n’est pas facile de faire évoluer un style avec de telles contraintes. Nous manquons de beaucoup de choses. Le résultat est que la structure musicale n’a pas connu de grands bouleversements.
C’est plutôt lors de vos tournées en Europe ou aux Etats-Unis que vous avez eu des idées de pistes inédites, des croisements comme avec ce dernier disque qui invite des musiciens de country….
La structure, l’esprit, demeure le même, même si on a ajouté des instruments, même si le son a évolué. Parmi toutes les musiques, la country est celle la plus proche de l’esprit de la nôtre. Moi, ça me touche tout particulièrement, et pourtant il n’y a aucun rapport historique avec notre musique. C’est une musique qui parle à l’âme comme la nôtre, et comme souvent en pareil cas, ce n’est pas facile d’expliquer pourquoi…
Tinariwen a souvent été comparé au blues, la musique de la communauté afro-américaine que l’on oppose à la country, celle des Blancs…
Si tu écoutes Tinariwen, cela sonne plus proche du blues, ce qui n’empêche pas mon sentiment personnel qui va vers la country. Cela remonte bien avant d’aller aux Etats-Unis. Sans connaître forcément le nom des artistes, j’ai beaucoup écouté de cassettes.Tracy Chapman, Johnny Cash, Eric Clapton même si c’est plutôt rock…
Le fait d’aller aux Etats-Unis t’a permis de creuser ce lien…
Aux Etats-Unis, on a cherché à faire des concerts avec des musiciens sur place et à les rencontrer, comme à Nashville. Ce n’est jamais facile de les rencontrer, car nous ne faisons que passer dans les villes : on arrive le jour même pour repartir dans la nuit ou le matin. Il faudrait plus de temps, comme pour Emaar, où nous étions restés longtemps à Los Angeles et nous avions pu nous retrouver avec des Américains à Joshua Tree (célèbre studio en Californie, NDLR).
Il était d’ailleurs question que votre nouvel album s’enregistre à ici à Tamanrasset avec des musiciens de là-bas…
Oui, sauf qu’avec le Covid, les restrictions de voyage, les Américains n’ont pas pu venir. Ça fait quelques années qu’on ne peut rien faire chez nous. Les ingénieurs son ne peuvent pas venir au nord du Mali ni au Niger. Nous avons donc dû enregistrer nos derniers albums au Maroc, ou cette fois à Djanet. Ce choix permet plus de sécurité, et donc plus de liberté, c’était le seul endroit où on pouvait enregistrer dans les montagnes pendant plusieurs semaines, avec quatre Occidentaux parmi nous, sans l’obligation d’être accompagné par des gendarmes.
Vous avez utilisé du matériel d’un autre groupe touareg, Imarhan, originaire de Tamanrasset…
Oui, nous avons la chance de travailler depuis vingt ans avec le même ingénieur du son, Jaja, mais qui ne peut plus venir comme bon lui semble lorsqu’on est dans le désert. Il pourrait transmettre tout son savoir à des jeunes ingénieurs du son d’ici. Dans le désert avoir des ingénieurs du son formés, ce serait un plus pour capter notre musique dans sa véritable dimension. Et puis cela change tout de travailler avec un gars de chez nous. Il peut caler notre son qui est naturel pour lui. Ce serait plus souple. Un Ishumar peut imaginer lui-même quel son placer avec quelle chanson. À force d’avoir travaillé avec nous, Jaja connaît cela aussi, mais c’est bien le seul. Si demain il arrête pour telle ou telle raison, impossible de trouver un remplaçant : Jaja a passé beaucoup de temps dans le désert, il a connu nos galères, nos souffrances, il a joué dans toutes les conditions possibles. Cette expérience, basée sur le temps, c’est irremplaçable.
Pourquoi avoir baptisé ce disque Amatssou (la peur) ?
La peur augmente chez nous, dans le désert, notamment au nord du Mali. C’est encore pire qu’il y a dix ans. La présence de Wagner, le nouveau pouvoir en place au Mali, les groupes terroristes, la situation générale des populations, tout s’aggrave.
Tu n’es pas très optimiste pour le futur…
Il faudrait pour cela que la population réagisse massivement. Les Touaregs sont très fragiles, de par le monde dans lequel on vit. Le désert n’est pas facile à vivre en pareille situation, avec une guerre qui s’éternise et qui a des conséquences tous les jours. Nous sommes en minorité, on ne peut pas résister longtemps à ce type de problèmes. C’est une menace sur notre culture qui risque de disparaître.
Cela a brisé l’unité de la communauté ?
En général, les problèmes provoquent une dispersion, d’autant que s’ajoute une dimension politique, et aussi des ambitions de business. La crise actuelle a aussi permis de souder certains, ceux qui pensent juste à leur dignité, à l’intégrité de leur territoire…
C’est le rôle de Tinariwen, qui représente quelque chose de plus fort que juste la musique…
On l’a déjà fait, mais on ne peut pas faire plus. Notre musique reste une mémoire, qui rappelle les souvenirs, un soutien moral qui préserve l’esprit de notre culture. Nous avons vieilli et nous ne sommes plus en mesure de faire plus. Nos chansons ont permis de souder la communauté de ceux qui aspirent à la dignité, et pour beaucoup les écouter rappelle la grandeur de la cause touareg. Des jeunes vont les reprendre et les améliorer, les faire vivre auprès d’autres. Qu’ils soient du Mali, du Niger ou d’Algérie, tous les jeunes Touaregs qui font de la musique jouent dans le même esprit : ils parlent de souffrance, d’exil, même s’ils n’ont pas connu les moments que l’on a traversés.
Vous continuez malgré tout comme dans ce nouvel album… Vous y croyez encore ?
Bien sûr. Mais je le répète : on ne peut pas faire plus ! 90% de nos problèmes, toujours pas réglés, sont liés à l’éducation. La plupart des jeunes de la génération 90 ne sont pas allés à l’école, et de fait ils évoquent tout ce que l’on stigmatisait déjà : la souffrance, la marginalisation… Même s’ils sont nés à Tamanrasset. Tant que l’on n’aura pas réglé cette question, on tournera en rond. Sachant qu’en plus, les problèmes se sont aggravés et multipliés avec la situation au Mali. J’ai l’impression qu’il est encore plus facile aujourd’hui de terroriser les populations que voici vingt ans.
Même si la musique joue un rôle d’éveil des consciences, tu mets l’accent sur l’éducation, comme principale solution…
La musique joue un grand rôle, dans toutes les communautés. Cela donne de l’espoir, oriente les choses. Mais après, il faut prendre le relais. La musique ne peut pas tout résoudre, comme ce que nous avons fait à nos débuts. A l’époque, la grande majorité n’écoutait que le son des ishumars, aujourd’hui il y a bien plus de propositions.
Dans ton cas, la musique t’a changé…
La musique m’a ouvert des portes, fait connaître le monde, comprendre mieux la situation de la planète. Mais je préfère que mes enfants aillent avant tout à l’école, pour qu’ils puissent être en capacité d’affronter pleinement ce monde. Je ne le forcerai jamais : ça ne sert à rien, si cela doit arriver, cela se fera. Comme pour moi. Ce doit être en toi, ça doit venir de ton cœur, de tes tripes.
Rétrospectivement, grâce à vous, le monde touareg est mieux connu sur la planète, dans la dureté de sa réalité, au-delà des clichés…
En Occident, les gens ne connaissaient pas trop notre monde. Dès que tu quittais les pays de la méditerranée, la plupart avaient une vision très romantique. Aux Etats-Unis, qui connaissait notre monde ? J’ai pu mesurer ça à longueur d’interviews. Nous avons toujours bien eu conscience de notre rôle de médiation, de diffusion, de cette histoire, de cette communauté, les attentes de ce peuple. En concert mais aussi en interviews, où nous avons consacré beaucoup d’énergie à cela. C’était en quelque sorte une de nos missions, avec une vraie dimension politique. C’était très conscient, quitte à être fatigué par cela.
Comme tu disais : vous êtes allés au bout de vos efforts
Aujourd’hui à mon âge, je ne peux pas faire plus. J’ai des enfants, une famille, qui ont besoin de moi, et lorsque je suis en tournée, je m’en inquiète plus encore qu’avant. Tout cela joue sur mon état d’esprit. De plus, ma santé n’est plus la même, et j’ai bien conscience que cela ne pourra pas durer éternellement.
Les tournées à l’étranger sont parfois éprouvantes, et pourtant l’aventure continue…
Depuis 2000 on est toujours collé ensemble. Nous avons partagé beaucoup de moments, sur scène et dans la vie. Aujourd’hui, j’aimerais bien essayer d’autres choses, comme les autres. Ce qui nous a sauvés, disons préservés, dans cette affaire, c’est que les Touaregs n’ont pas l’habitude de discuter beaucoup des questions de planning, d’agenda… On ne passe pas nos soirées à parler de tout cet aspect organisationnel. Cela a permis de rester soudés, sinon nous aurions déjà suivi chacun notre chemin.
Tu t’imagines une vie après Tinariwen ?
Après, il y a un autre monde. Des générations vont arriver, feront d’autres choses, certains ne nous auront même pas connus, et je ne suis pas sûr que cela manquera à tous. C’est la roue du temps. Quand nous sommes apparus, nous étions les seuls, et les anciens restent très attachés à notre musique, avec un peu de nostalgie. Aujourd’hui, il y a une multiplication de propositions, et c’est tant mieux. Avec l’arrivée des technologies, notamment l’internet, tout a changé, l’information circule plus vite, et nous parvient. Les jeunes musiciens sont très vite connectés avec le reste du monde, et cela fonctionne dans les deux sens : ils diffusent leur musique comme ils sont nourris de nombreuses autres influences.
En ayant parlé avec certains à Tamanrasset, ou en regardant votre public en France, c’est quand même une musique qui parle encore aux jeunes…
Les jeunes font évidemment des remixes, manipulent notre musique. Pour nous, tant que le message passe et essaime, c’est bien car cela correspond à notre objectif initial. Qu’ils fassent du rap ou de la techno, le son de leur génération, c’est bien normal. Peu importe la manière, le tout est que nos paroles portent le message.
Et d’ailleurs vous touchez des publics qui ne comprennent rien au tamasheq, mais savent ce dont vous parlez…
Quand ta musique est fondée sur un message mûrement réfléchi, beaucoup vont le comprendre à travers ta manière d’aborder le chant, la guitare. Le public est en attente de ce type de propositions, l’authenticité ne ment pas. C’était ça le message originel de Tinariwen, une musique faite pour s’inspirer, sensibiliser, écouter.
Amatssou disponible ici.