Le 02 octobre 1958, la Guinée Conakry devenait indépendante. Dix ans plus tard, elle rendait hommage à Samory Touré, héros de la lutte anti-coloniale, dans une oeuvre magistrale, signée du Bembeya Jazz National.
Ce 2 octobre, la Guinée Conakry fête l’ anniversaire de son indépendance. C’est l’occasion pour PAM de revenir sur un disque extraordinaire : Regard sur le passé, qui raconte l’épopée de Samory Touré, dernier grand résistant ouest-africain à l’invasion coloniale française. Il n’y avait que le Bembeya Jazz pour mettre en musique un tel récit, dans la grande tradition des griots. Regard sur le passé, paru en 1969, allait inspirer bien d’autres orchestres (Rail Band, le Super Mama djombo, etc…).
L’histoire de ce disque commence en septembre 1968, à l’approche du dixième anniversaire de l’indépendance du pays.
Sékou Touré, le président guinéen, a négocié avec le Gabon le rapatriement de la dépouille de l’empereur du Wassoulou qui resista longtemps aux troupes coloniales françaises. Capturé en 1898, Samory fut déporté sur une île gabonaise et trouva la mort sur place, le 02 juin 1900. Les restes de celui dont Sékou Touré ferait un héros national rentrent donc en Guinée, comme ceux d’Alpha Yaya Diallo (autre résistant, roi de Labé, déporté et décédé en Mauritanie). Le président guinéen, qui a investi massivement – au nom de l’Etat – dans la culture et notamment dans les orchestres, lance un concours national de chant-mémorial, qui soit « une dédicace aux héros pour leur lutte contre l’envahisseur colonial ».
Le Bembeya Jazz, devenu orchestre national trois ans plus tôt, relève le gant. Les longues répétitions sont suivies par le président lui-même, via Aboubacar Kanté, le patron du label d’état Syliphone. Des griots, maîtres de la tradition, sont consultés, tout comme des idéologues du parti (unique), car Regard sur le passé, Grand Œuvre du Bembeya, doit aussi servir le présent et la cause du régime. Finalement, le 02 octobre, jour de la fête d’indépendance, le Bembeya joue pour la pemière fois ce morceau inédit au Palais du Peuple de Conakry. Comme le racontent Justin Morel junior et Souleymane Keita dans leur ouvrage consacré à l’orchestre*, le chanteur vedette Aboubacar Demba Camara apparaît sur scène revêtu des atours que portaient les sofas (cavaliers) de Samory Touré.
L’épopée fait mouche. Elle débute sur une longue descente de ballafon, reprise à l’identique par la guitare de Sékou Diabaté alias Diamond Fingers. Modernité enracinée dans la tradition, ou mieux, comme l’aurait dit Sékou Touré, « authenticité ». Puis, le reste de l’orchestre se met en branle et ouvre la voie au chant clair de Demba Camara.
Sékou « le Growl » Camara s’occupe du récit en français :
« L’air que vous entendez est une composition en l’honneur de l’ empereur du Wassoulou, l’Almamy Samory Touré, dont la lutte anti-colonialiste a donné naissance aux plus belles chansons de geste d’Afrique.
Ecoutez, écoutez fils d’Afrique, écoutez femmes d’Afrique, écoutez aussi jeunes d’Afrique – espoir de demain, une page de la glorieuse histoire africaine. »
Ainsi l’épopée, chantée en malinké mais racontée en français, sera-t-elle comprise par tous les Guinéens, et bien au delà des frontières de la Guinée. Récit, chant, grandes envolées instrumentales se succèdent et font de la chanson, par-delà de l’histoire qu’elle raconte, une épopée musicale.
Le Bembeya se classe premier, et, après quelques retouches voulues par Sékou Touré lui-même, enregistre dans les jours suivant le disque Regard sur le passé. La 17ème prise (on jouait alors sans s’interrompre et tous ensemble) est la bonne. Un morceau d’histoire était gravé dans la cire à jamais, divisé en deux parties, une pour chaque face.
Le Bembeya allait aussi le jouer, quelques mois plus tard, au Festival Panafricain d’Alger, où il obtient la médaille d’argent. Mais surtout, cette entreprise plus qu’ambitieuse allait mettre la barre très haut, et inspirer des centaines d’artistes d’Afrique de l’ouest.
« Il est des hommes qui, bien que physiquement absents, continuent et continueront à vivre éternellement dans le cœur de leurs semblables. Le colonialisme pour justifier sa domination les a dépeint sous les traits de rois sanguinaires et sauvages. Mais, traversant la nuit des temps, leur histoire nous est parvenue dans toute sa gloire. »
La fin du récit, triste et solennelle, évoque la traîtrise des troupes coloniales françaises et la capture de Samory, puis son exil et sa fin au côté de son fidèle compagnon Mory Tidiane Diabaté.
Avec Regard sur le passé, il s’agit bien de donner une nouvelle version, africaine celle-là, de l’histoire du continent, à travers le récit édifiant de la vie d’un de ses grands souverains. L’enjeu, après plus d’un siècle de colonisation, c’est de redonner fierté aux Guinéens, de leur permettre de se forger une histoire et un patrimoine.
Mais il ne faut pas perdre de vue non plus que les louanges de Samory servent en même temps à conforter Sékou Touré dans son pouvoir. D’abord, parce qu’il revendiquait Samory comme son aïeul. Ensuite, parce que comme Samory, Sékou Touré avait été l’homme qui avait dit Non à de Gaulle et à son référendum, non à la France qui proposait une « indépendance » à responsabilité limitée, en gardant le contrôle sur les secteurs stratégiques de l’Etat. Avec Sékou Touré, c’est la Guinée toute entière qui avait voté non. Et elle l’avait payée cher, puisque le Général de Gaulle (qui avait fait campagne pour le Oui), vexé, fit rapatrier hommes, machines et capitaux :
« Le 29 septembre 1958, la Révolution triompha, nous vengeant définitivement de cet autre 29 septembre 1898, date de l’arrestation de l’empereur du Wassoulou, l’almamy Samory Touré. »
Regard sur le passé était donc une manière de raffermir la légitimité de Sekou Touré, continuateur de l’œuvre de Samory. Mais le guide la la Révolution, panafricaniste convaincu, n’en devint pas moins, à l’intérieur du pays, un tyran. Et la culture, de moyen d’émancipation, devint le lieu privilégié de sa propagande, et de celle de son parti, le PDG (Parti Démocratique de Guinée). Quelques mois plus tard d’ailleurs, en 1971, le Bembeya enfonçait le clou avec le long titre « Chemin du P.D.G. »
Omnubilé par les complots, Sékou Touré enverra nombre de ses opposants, réels ou supposés, mourir dans les geôles du camp Boiro. Emile Condé, l’un des tous premiers promoteurs du Bembeya Jazz (qui s’appelait alors l’Orchestre de Beyla) y fut emmené en 1971, avant d’être, comme tant d’autres, exécuté. Tout comme Fodeba Keita, fondateurs des Ballets africains et premier Ministre de la culture de la Guinée indépendante. La Révolution avait accouché de musiques magnifiques, mais peu à peu, elle se mit aussi à dévorer ses enfants. Personne n’a encore chanté leur requiem.