A 30 ans, Nakhane signe un second album inclassable, flirtant avec la pop de David Bowie, la soul de Marvin Gaye, les chœurs d’église et les beats house dont il s’est abreuvé dans les clubs. Entretien avec un ovni au passé tourmenté qui semble avoir trouvé une certaine forme de paix.
Quand tu as publié ton premier album (Brave Confusion, 2013), tu te faisais appelé Nakhane Touré ? D’où venait ce nom et pourquoi en as-tu changé ?
J’avais pris comme nom de scène Nakhane Touré parce que j’avais entendu que Bob Dylan par exemple avait choisi son nom en référence à Dylan Thomas, et j’aimais bien cette tradition de se baptiser d’après un héros, un peu comme quand on ouvre un livre et qu’il y’a un vers tiré d’un poème qui a inspiré le titre du livre. Dans mon premier album, il y avait un morceau intitulé « In the Dark room » où la guitare était d’une certaine manière influencée par la musique ouest-africaine. C’était à l’époque où je débutais à la guitare, et j’essayais d’imiter Ali Farka Touré parce que j’étais obsédé par sa musique. Je n’avais jamais entendu une guitare sonner comme ça avant de l’écouter, je ne pensais même pas que c’était possible. L’idée que j’avais de la guitare était tirée de la funk, du punk, ou encore du blues… mais là sa musique ondulait comme un serpent, elle était sexy, je ne sais pas comment dire mais elle vous hypnotisait. Je l’ai découvert avec son dernier album, Savane, et après ça j’ai eu envie de tous les écouter. Et puis, ajouter Touré à mon nom c’était aussi un choix politique, pour qu’il résonne comme une ode au panafricanisme. Parce qu’il y a mille ans nous (les peuples Bantous, ndlr), nous vivions aussi en Afrique de l’ouest avant de décider de migrer. Or en Afrique du Sud, il y a des gens vraiment xénophobes, et pour moi c’était important qu’ils sachent que leur ancêtres directs viennent de là-bas. Donc les Africains de l’ouest ne sont pas des étrangers, ils pourraient être littéralement nos cousins. Voilà pourquoi je me suis fait appelé Nakhane « Touré ».
Mon nom de naissance c’est Nakhane Mavuso, mais quand j’avais sept ans ma tante m’a adoptée, et m’a donné un nouveau nom. Elle était devenue ma mère. J’ai déménagé chez elle à Port Elizabeth. Plus tard, dans l’idée de m’assumer entièrement, je n’ai gardé que mon prénom : Nakhane, qui a toujours été mon nom personnel.
Tu parles souvent de ta grand mère, à laquelle ce second album est dédié. Il semble qu’elle ait eu une grande influence sur toi ?
Elle m’a élevé de 0 à 5 ans. Elle était incroyable, et je me suis rendue compte, après son décès il y a onze ans, combien elle était importante pour moi, combien elle avait influencé les décisions que j’ai prises dans ma vie. A l’époque je ne pensais pas qu’elle se considérait comme une sage ou une donneuse de conseils, mais elle me racontait des tas de choses, que je ne prenais pas vraiment au sérieux sur le moment mais que j’ai comprises quand elle est morte. Par exemple, elle était alcoolique, mais elle me disait : ne bois pas d’alcool en cachette, tu seras forcément découvert et alors tu seras gêné voire humilié. Quoi que tu fasses, fais-le au grand jour. Elle parlait d’alcool, mais en réalité elle parlait de la vie en général. Et elle a été la première personne à avoir pris un jour ma défense. Je me rappelle qu’un employé de maison un jour avait menacé de me frapper, et elle lui avait dit : « avant de toucher le petit il va falloir que tu t’en prennes à moi d’abord ». Et moi qui étais un enfant déraciné, en entendant ça, je me suis senti aimé. Ma grand-mère n’avait rien à m’offrir en termes matériels, mais elle m’aimait. Elle était extraordinaire.
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Tu sais quand tu n’as que sept ans tu ne te rends pas compte du côté sexuel des chansons, de leur côté politique ou si ce qu’elles racontent est triste. Tout ce qui m’attirait moi c’était la musique, les mélodies.
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Peux-tu nous parler de ton éducation musicale ?
Ca a commencé avec ma mère et ses sœurs qui chantaient dans des chœurs, des immenses chœurs d’une soixantaine de voix, qui chantaient du Mozart, du Haendel. Tu sais les chœurs sont très importants dans la province de l’Eastern Cape où j’ai grandi.
Il y a des festivals presque tous les week-ends, des compétitions provinciales et même nationales, avec des enjeux énormes (et du coup parfois même de la corruption).
Cette musique de chœur, c’est ce que j’ai connu pendant longtemps, en tout cas jusqu’à ce que j’emménage à Port Elizabeth où j’ai découvert Marvin Gaye, et ça a complètement boulversé les choses pour moi. Il chantait, comme à l’église, mais en solo. Tu sais quand tu n’as que sept ans tu ne te rends pas compte du côté sexuel des chansons, de leur côté politique ou si ce qu’elles racontent est triste. Non, tout ce qui m’attirait moi c’était la musique, les mélodies. J’ai été hanté par M. Gaye pendant toutes ces années. Enfant, je n’écoutais pas beaucoup de pop, je n’écoutais guère la radio ni ne regardais beaucoup la télé. Par contre, à l’école, je pratiquais beaucoup la musique. J’ai étudié le trombone classique, j’étais aussi dans un chœur, j’ai travaillé le piano, j’ai même joué du steel drum, j’étais très occupé ! Je jouais avant l’école, pendant toutes les récréations, et aussi après. Bref, c’était vraiment ma passion.
Ensuite, à l’âge de 16/17 ans j’ai découvert Myspace, et là c’est tout un nouveau monde de musiques qui s’est ouvert. Il y avait aussi le magasin de disque où je travaillais qui a compté beaucoup dans cette éducation. Parce que je pouvais emprunter n’importe quel disque : si la pochette me plaisait, je le prenais pour l’écouter à la maison. C’est comme ça par exemple que je me suis initié au jazz. Ca m’a beaucoup servi. J’avais une soif infinie de découvertes musicales et je me suis littéralement gavé. Et quand j’entendais quelque chose d’intéressant, je pouvais l’écouter et les réécouter pendant des semaines, j’en étais obsédé. Quand j’aime quelque chose je veux le faire à fond, et c’est pour ça que je ne prends pas de drogues : je risquerai de mourir en moins d’une semaine (il rit).
Enfin, vers 17 ans, j’avais envie d’écrire mes propres chansons. Mais comment fait-on pour écrire une chanson ? une chanson !!!! Des poèmes, j’en écrivais plein au lycée, mais une chanson, ça me paraissait aussi énorme qu’écrire un livre ! Mais même un livre me paraissait plus facile. Quand j’ai eu 19 ans ma mère m’a offert une guitare, et je me suis assis pour apprendre les bases, les accords, tout ça… je ne voulais pas en jouer comme un guitariste chevronné, mais savoir ce qu’il fallait pour écrire des chansons. Les paroles et les mélodies, comme dans les chansons de Léonard Cohen que j’adore. J’écris des chansons depuis onze ans maintenant.
Et les musiques sud-africaines ?
Il y avait un groupe qui s’appelait TKZee, un groupe de kwaito qui avait sorti un album intitulé « Halloween« , un vrai chef d’œuvre. Tu ne pouvais pas y échapper, même si comme moi tu n’écoutais pas beaucoup la radio. Et puis bien sur Brenda Fassie, pas seulement pour sa musique mais aussi pour son attitude : c’était une dure à cuire. Elle me rappelait ma grand mère. J’ai beaucoup écouté la nouvelle génération qui est arrivée au début des années 2000 : Thandiswa Mazwai, Bongo Maffin, qui continuaient en quelque sorte ce que Miriam Makeba et Hugh Masekela avaient fait, mais en prise avec leur époque et ce que nous traversions. Et puis j’ai déménagé à Johannesburg, et je me suis plus intéressé à la musique électronique, à des sons plus hard. Je crois que c’était parce que dans les sound system le son était crade, donc on s’habitue à cette distortion du son qui finit par faire partie de la musique elle-même. Car la musique c’est comme une peinture : l’endroit où tu la vois, le cadre même de la toile sont importants. C’est pareil pour la musique : ça dépend de où et comment on l’écoute.
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Je crois que ma grand-mère est tout le temps avec moi, et son esprit plane partout sur cet album. C’est d’ailleurs pourquoi la couleur rouge y est omniprésente : parce que son surnom c’était « étoile rouge », et que le rouge est une couleur importante dans l’héritage spirituel de ma famille.
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En 2017, beaucoup de gens t’ont découvert dans le film The Wound (Les Initiés, de John Trengove) où la toile de fond du film était un rituel d’initiation. Quel est ton rapport à la tradition et au monde des ancêtres ?
Très bonne aujourd’hui. Tu sais, la religion chrétienne et les colons présentaient le culte des ancêtres et nos spiritualités traditionnelles comme des choses sataniques. Moi j’ai décidé de quitter la religion chrétienne, car c’était absurde pour moi. Je me rappelle avoir demandé à ma grand-mère : on dit que nos ancêtres sont voués à l’enfer parce que quelques blancs sont venus et l’ont affirmé. Ca n’a aucun sens !!! J’ai ressenti le besoin de revenir et comprendre ce qu’il y avait avant la colonisation, et j’ai eu la chance de rencontrer un isangoma (guérisseur, devin, et prêtre traditionnel). Ca a été ma rencontre avec la spiritualité des Xhosa et ma clef pour comprendre ce qu’elle était vraiment. Pas comme on nous l’avait dépeinte, la plupart du temps de façon mensongère. Le christianisme a amené les gens à mépriser leur propre spiritualité, à mépriser qui ils sont. Maintenant, c’est une part importante de ce que je suis. Je crois que ma grand-mère est tout le temps avec moi, et son esprit plane partout sur cet album. C’est d’ailleurs pourquoi la couleur rouge y est omniprésente : parce que son surnom c’était étoile rouge, et que le rouge est une couleur importante dans l’héritage spirituel de ma famille.
Le titre de ton album c’est You Will Not Die (tu ne vas pas mourir). Tu pensais mourir ?
J’avais ce titre en tête depuis 8 ou 9 ans, je l’avais trouvé en cours d’étude biblique. Il y a un vers dans les Proverbes où Salomon dit : Ne te retiens pas de corriger l’enfant. Si tu le bats, il ne mourra point. Quand j’ai lu ça, je me suis dit que c’était intéressant : si je prends cette phrase et que je la contextualise et la personnalise, ça dit aussi : la vie est semée de chagrin pour sûr, mais je ne suis pas mort pour autant. Pas mort.
Et puis un jour, alors que j’étais dans mon bain (parce que je compose toujours dans mon bain), j’ai eu la mélodie. J’ai bondi hors de l’eau jusqu’au piano, et j’ai écrit la chanson. Elle parlait du sentiment d’abandon :
Et quand j’eus bu jusqu’à la lie,
sans plus de force, même pour pleurer,
il n’y avait plus rien auquel renoncer.
Le matin, au réveil, j’ai su que je n’allais pas mourir.
Donc pour moi, j’ai tout de suite su que cette chanson donnerait son titre à l’album. J’ai eu peur pendant si longtemps, et là j’ai su que je n’allais pas mourir : « ça va aller, mec, tu te réveilleras demain ». Et c’est alors que le film The Wound (les Initiés) est arrivé. Tu ne mourras point. Le tire semble sombre, mais ils est plein d’espoir quand on cherche plus profondément. « Tu vas te réveiller, te brosser les dents, enfiler des habits, et continuer à vivre. » Les êtres humains sont vraiment bons pour ça. Nous refusons de mourir.
Dans la chanson « All Along », tu dis « Je veux retrouver mon innocence », que veux-tu dire par là ?
Ah cette chanson mon gars, jusqu’ou puis-je t’en parler ? Ca parle de l’expérience. Quand tu es un artiste, tu veux tout vivre, tout expérimenter. Mais il y a des moments où tu reviens à toi et tu te dis que tu as peut-être été trop loin. Mais il y a des fois, est-ce une réminiscence de ma culpabilité chrétienne ? – où tu te dis qu’il y a des choses que tu aurais préféré ne pas connaître. Dans cette phrase que tu as cité, je veux dire : est-ce qu’on ne pourrait pas rembobiner, juste pour revenir en arrière ? Car il y a des choses que j’aurais préféré ne jamais voir. Mais ça c’était il y a un an et demi (quand Nakhane a écrit cette chanson, ndlr). Aujourd’hui je dirais plus : allez-y, envoyez ! Je veux expérimenter tout ce qui est possible, je veux tout essayer ! Ca me rapportera toujours quelque chose, peu importe quoi. Cette nuit là, ça m’a rapporté une chanson.
Ndlr : N’épargne pas la correction à l’enfant; Si tu le frappes de la verge, il ne mourra point. Proverbes, 23 :13
Lire ensuite : Hugh Masekela, géant du jazz sud-africain, s’est éteint