Devenue rappeuse fin 2017 avec une série de freestyles Instagram, Joyce de son vrai prénom, est entourée de musique dès l’enfance : « Le dimanche quand on faisait le ménage on écoutait du Bob Marley et de la soul avec ma mère. Et avec ma grand-mère, chez qui j’ai vécu un moment quand j’étais jeune, on écoutait beaucoup de salsa cubaine et de rumba congolaise. »
Découvrant le rap du 94 (un département de région parisienne, NDLR) et 50 Cent dans les rayons de son magasin de disque, Le Juiice se constitue une solide culture musicale tout au long de sa jeunesse, tout en côtoyant des personnes évoluant dans le domaine musical : « J’ai beaucoup de potes rappeurs ou producteurs. Maintenant que je suis dans la musique, je me rends compte que j’ai toujours eu un petit réseau. »
Consciemment ou non, c’est ce réseau qui l’a dirigé vers la musique avec des personnes comme Rolle, producteur de Minissia et de T2R sur son label Guêpier Music : « C’est un mec avec qui j’ai grandi, il produisait des gens dans ma cité et voulait souvent que je l’aide. Je suis conseillère financier, donc tout ce qui est administratif, c’est mon domaine. Donc je l’aidais sur certains trucs, des clips, etc. Sa manière d’agir, de gérer la production, les artistes, etc. Ça a influencé mon procédé. Ça a été une rencontre déterminante ».
À tel point que c’est en accompagnant un artiste de Rolle invité à Rentre Dans le Cercle, l’émission de freestyles présentée par Sofiane, que ce dernier a kiffé son attitude et l’a convaincue de devenir rappeuse. Et pour cause, Le Juiice a toujours eu un style remarquable, presque extravagant. Doté d’une mentalité américaine qu’on retrouve jusque dans son flow et sa trap qui cogne avec autant d’impact qu’outre-Atlantique, Le Juiice voyage chaque année depuis le CM1 aux États-Unis pour rendre visite à sa famille installée entre Washington et New York.
Également habituée à aller en Afrique de l’Ouest, et plus particulièrement dans son pays d’origine, la Côte d’Ivoire, elle a signé un featuring avec une des figures montantes du pays, Widgunz, Le Juiice a parfois besoin de quitter l’hexagone pour regagner en motivation et créativité afin de revenir gonflée à bloc et enchaîner les projets. Un désir difficilement réalisable en cette période covidienne qui la contraint à rester en France, où elle ressent davantage de jugement de la part des gens qu’ailleurs.
Néanmoins, la « Trap Mama » paraît sûre d’elle et a même tendance à tout contrôler, JEUNE CEO oblige (CEO : Chief Executive Officer en anglais, entendez la directrice générale, NDLR). En témoigne son implication dans la direction artistique de ses clips, du stylisme au montage. Cet été, elle dévoilait d’ailleurs un petit chef-d’œuvre avec la trilogie clippée chez elle, « Matin/Midi/Soir. Du réveil de ses petites sœurs pour le petit déjeuner jusqu’à son entrée en studio pour cracher le feu à la nuit tombée, on suit l’artiste tout au long de sa journée. « Je voulais que ce soit vrai, que ce soit moi et que les gens voient les deux côtés. »
Or la personnalité de Le Juiice est loin de se résumer à son image de Trap Mama. Celle qui écrivait déjà des vers libres avant de rapper, lit des livres sur l’accomplissement personnel et d’autres traitant de la Françafrique. S’intéressant à la géopolitique plutôt qu’à la vie politique car « ce sont tout le temps les mêmes schémas qui se répètent et créent des clans… » À l’image des vives tensions qui secouent la Côte d’Ivoire et font écho à la crise de 2010 qui a causé plus de 3000 morts.
Avec cette trilogie, Le Juiice s’ancre un peu plus dans la réalité. Les compositions musicales de Draco Dans Ta Face apportent de l’émotion, tout comme la mise en image de Quentin Merabet lui confère une esthétique proche du documentaire cinématographique. « Au début je voulais faire une série de freestyles puis après je me suis dit que tout le monde faisait ça, qu’il fallait trouver un petit concept. On s’est assis avec mon équipe actuelle : mon pote qui fait de la communication, ma meilleure amie qui est aussi ma manageuse et deux assistantes. On s’est posés et on a discuté, c’est comme ça qu’est venu Matin/Midi/Soir. Maintenant je trouve que c’est une bonne manière de procéder aux brainstormings ».
Jeune CEO dans la Traphouse
Le Juiice a rapidement transposé sa vision entrepreneuriale dans le rap en montant son label, Traphouse : « Avant de faire de la musique, j’avais une entreprise de textile. […] J’ai monté mon label avec ma backeuse, Shinobi Hana. Elle gère une agence de modèle dedans. J’ai commencé la musique avec elle qui me filmait et backait en même temps, donc la création du label devait se faire avec ma sœur. »
« Quand j’me lève le matin
Le Juiice dans « Matin »
Je pense déjà à demain
J’imagine quel obstacle se mettra sur mon chemin
Je le fais pour ma famille pour de meilleurs lendemains
Je fais beaucoup d’effort parce que j’ai peur du déclin »
Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en peu de temps, elles ont parcouru pas mal de chemin. De ses publications Instagram à ses apparitions dans des émissions ou formats internet dédiés au freestyle (Couvre Feu, BET Cypher, Rentre Dans Le Cercle ou Planète Rap), Le Juiice a montré sa valeur dans le domaine. Véritable machine à banger, avec son flow puissant et son egotrip salvateur, elle s’est rapidement imposée comme une trappeuse sur qui compter. Une prouesse réalisée avec seulement quelques singles et un EP, Trap Mama, sorti en février 2020.
L’aisance qu’elle laisse transparaître, bien qu’elle confie ne pas être « instinctive car [elle] aime trop préparer », a tapé dans l’œil de l’inarrêtable Jok’Air et de la faiseuse de hits, Meryl, avec qui elle signe le majestueux et irrésistible « O NONO », extrait de JEUNE CEO. Une alchimie qui semble fonctionner puisqu’ensemble, elles auraient plusieurs morceaux dans les tuyaux.
Quant à Jok’Air, il l’avait déjà invitée sur son projet Jok’Travolta en 2019, dans le morceau « Mille-feuilles ». Devenus amis, ils ont renouvelé leur collaboration avec le tout nouveau remix épicé du classique de Sister Nancy, « Bam Bam », devenu « Bonne Bonne » pour l’occasion. Sur JEUNE CEO, on retrouve Jok’Air sur le vaporeux « Rich Sex ». Le Juiice y développe un lazy flow enrobé d’autotune et de nappes vocales envoûtantes. Alors qu’elle s’aventure sur un nouveau terrain, Le Juiice signe là l’un des plus beaux morceaux de l’EP. Et sans forcer, puisqu’il a été le plus facile à enregistrer, au même titre que « Jeune CEO » : « Ma vision était trop claire sur ce titre. J’ai eu une inspiration claire et nette, j’ai pas hésité sur le refrain, ni les vibes, etc. C’est allé tout droit. »
« J’ai tellement faim que j’ai plus sommeil »
Le Juiice dans « Intro »
« J’ai plein de défauts, mais j’apprends super vite. Quand je m’implique dans un truc, que je connaisse ou pas, j’essaye de le faire bien, d’analyser l’endroit que je fréquente, de m’informer, d’apprendre, c’est la démarche dans laquelle je suis avec la musique. » Et pour l’accompagner depuis qu’elle s’est autoproclamée Trap Mama, elle peut compter sur son ingénieur du son et producteur : Draco Dans Ta Face.
« On s’est rencontrés au 10.50, un studio où j’enregistrais au début. Ils devaient me mettre un autre ingé de base, mais ça n’a pas pu se faire et Draco l’a remplacé. J’ai bien aimé comment la séance s’est passée. Ensuite on a refait d’autres séances, il m’a fait des prods et depuis il y une alchimie. Tous les sons que j’ai pu faire, il est majoritairement dessus. Mon premier titre, “Trap Mama”, c’est avec lui et ça marque le début de quelque chose. Il fait partie intégrante de qui je suis aujourd’hui. ». Ils s’entendent si bien que Le Juiice, n’ayant aucune connaissance en beatmaking, a pu le guider afin de composer l’intro de ses souhaits : « Je sais enregistrer seule, mais faire des prods c’est autre chose, donc je lui ai indiqué tout ce que je voulais. »
Tout au long du projet, les batteries et basses se répondent en apportant impact et profondeur. Couplé à l’arrogance assumée de Le Juiice qui se ressent jusque dans sa manière de poser, le hochement de tête devient imparable, à s’en briser la nuque ! Comme sur l’explosif « Buvance » où elle invite Stavo. Une connexion possible grâce à des connaissances en commun avec le rappeur de 13 Block. « C’est le dernier morceau enregistré pour ma mixtape et je l’ai fait dans des conditions extrêmes. J’étais archi malade, j’avais mes règles… J’étais avec un autre pote ingénieur du son qui a un studio à Aubervilliers. J’avais mal au ventre, je me pose, je fais une sieste. Je me réveille, j’écris et il me dit “toi t’es malade dans ta tête”. Il me ramène une salade de poulet, je mange, je prends des forces et après j’entre en cabine pour terminer le morceau. En plus le couplet est super énervé, on dirait que je voulais en finir [rires]. »
Après cette succession de bangers, le projet se conclut sur une note plus douce avec « Rich Sex » et « Flashback », un titre aux allures de R’n’B moderne pour celle qui écoute davantage de soul ou d’artistes tels que Brent Fayaz et Franck Ocean. « Dans ma tête, c’est comme ça que se structure un projet un peu dur. Je veux toujours laisser une petite touche de douceur à la fin. C’est comme si j’étais en train de préparer l’auditeur à la suite. Il faut que le public sache qu’on va évoluer ensemble. »
JEUNE CEO, disponible sur toutes les plateformes.
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