Le chanteur marocain, ancien de l’Orchestre National de Barbès et du Joe Zawinul Syndicate sort le 25 janvier Poétic Transe, troisième album avec le all stars qui l’accompagne, University of Gnawa. Un condensé de Transe, de groove et de poésie.
Photographies de Thomas Dorn
Assis dans un café, en plein centre de Paris, Aziz Sahmaoui regarde à travers les grandes baies vitrées qui s’ouvrent sur le ciel blanc et froid de la capitale. Dehors, les passants aux couleurs sombres pressent le pas. Mais les yeux du chanteur regardent au-delà, comme si toute situation pouvait offrir de nouvelles images poétiques. Les mots alors, coulent comme l’eau d’une fontaine en plein désert, légers et libres. Ils ont un goût que l’on connaît : celui de sa musique. C’est aussi le goût du vent, qui souffle sur Poétic Transe, le troisième disque enregistré avec son groupe, University of Gnawa.
Africa unite
Dès le début de l’album, le ton est donné : le son d’un ngoni surgi des bords du fleuve Niger, quelques mots arabes et d’autres venus du Togo, le chœur puissant qui scande les merveilles du Paradis Africain (Janna Ifirikiya) puis le wolof qui nous ramène à Saint Louis, dans la voix d’Alune Wade qui fait miroiter les rayons du soleil sur le fleuve Sénégal. La Kora de Cheikh Diallo enveloppe avec grâce cette harmonieuse réunion d’échanges par delà le Sahara, entre deux parties de l’Afrique qui ont passé trop de temps à s’ignorer alors qu’elles n’étaient qu’une. « Janna Ifrikiya » chante la beauté du continent, qui fascine le monde entier « Tout le monde veut aller en Afrique, tout le monde est séduit. L’Afrique a aussi capté le regard de la lune et des étoiles, la clarté du ciel. Le morceau est aussi un peu ironique quand il évoque ceux qui s’intéressent à ses richesses. Il y a des richesses dans le sous-sol, mais notre richesse est d’abord spirituelle, elle est dans l’eau, la terre, l’arbre et la lumière, dans les comportements hospitaliers. Il n’y a pas que les querelles et les injustices » rappelle Sahmaoui, dont l’œil capte la beauté que sa bouche traduit en images, comme un rempart aux forces de destruction. Elles sont toujours là qui menacent, prenant les habits de la peur. « La Peur » (nogcha en arabe), c’est d’ailleurs la seconde chanson du disque, qui démarre sur une lente litanie rappelant le rythme de rameurs sur d’antiques galères, quand s’élève le chant aérien qui comme un oiseau survole la scène. Les chœurs, eux, ondulent comme d’immenses vagues régulières, et rappellent le chant d’espoir des esclaves noirs qui traversèrent de force l’Atlantique ou le Sahara. C’est d’ailleurs de leurs puissantes complaintes que sont nés le blues ou les transes salvatrices des Gnawas, lumineuse confrérie musicale soufie dont les héros descendent de cette sombre histoire. À écouter « La Peur », on se dit que la liberté n’est chantée avec tant de grâce que par ceux qui en connaissent le prix. Et ont dépassé « cette peur qui est en nous, celle de rencontrer l’autre comme si c’était un inconnu, alors que nous sommes les mêmes » rappelle le chanteur.
L’autre c’est nous
Ne faire qu’un avec l’autre, l’inconnu, c’est précisément la valeur cardinale que l’on retrouve tout au long du parcours d’Aziz Sahmaoui. Tout cela était déjà là quand il chantait dans l’Orchestre National de Barbès (ONB), splendide réunion aussi métissée que le quartier de Paris dont le groupe portait le nom.
« On était quatre ou cinq chanteurs, on chantait du gnawa, du raï, du kabyle, on chantait aussi en français et l’on passait d’un univers à l’autre… le tout arrangé d’une manière originale avec les musiciens de Sixun, Paco Sery, les incroyables sons d’Olivier Louvel à la guitare, ou la voix chaude de Larbi Dida… c’est grâce à toute cette diversité que l’ONB a participé à cette ouverture culturelle, et l’orchestre représentait la France partout dans le monde ».
Puis il y a eu le Zawinul Syndicate, le groupe du pianiste vagabond Joe Zawinul, qui après avoir joué avec les monuments du jazz, comme Miles Davis, avait monté Weather Report puis ce fameux « Syndicat », arche de Noé faisant coexister des talents venus des quatre coins de la planète. Aziz y rejoint son copain le batteur Karim Ziad pour chanter, jouer du ngoni et des petites percussions. « C’était magnifique, c’était extraordinaire comme école ! » se souvient le chanteur plein d’étoiles dans les yeux. Il y restera jusqu’au bout, jusqu’à la mort de Joe Zawinul en 2007. C’est alors qu’il propose à certains de ses camarades, comme le bassiste Alune Wade, lui aussi membre du « Syndicat », de fonder un nouveau groupe. Ils sont aussitôt rejoints par le virtuose guitariste Hervé Samb et Cheikh Diallo qui brille aux claviers comme à la kora. Le Strasbourgeois Jon Grandcamp (batterie) et le Marocain Adhil Mirghani (percussions) complètent ce noyau dur, ouvert à toutes les rencontres, dont celles du guitariste togolais Amen Viana ou du batteur Cyril Atef (le « bum » de Bumcello), qui participent à ce nouvel album.
Bref, l’université des Gnawas est bien cette réunion métissée de grands maîtres qui excellent chacun dans leur partie, et dans l’art du dialogue libre et construit. Une association on ne peut plus naturelle, raconte Sahmaoui : « Nous sommes de cultures différentes et en même temps parentes : le Sénégal et le reste de l’Afrique se mélangent à la culture des Gnawas d’autant plus facilement que nous sommes issus d’une même culture, nous partageons les mêmes codes, les mêmes rythmes. On n’a pas de difficultés à les faire groover en les embellissant, en les transformant ».
Hommage aux Gnawas
Il faut dire que Tagnawit, la culture des Gnawas, est une école d’ouverture, une matrice à laquelle toutes les musiques peuvent se rallier, pour peu qu’on essaie de la comprendre (ce qui demande, il est vrai, pas mal de boulot aux musiciens occidentaux). Le Festival Gnawa et Musiques du monde, depuis plus de vingt ans, l’a démontré en invitant jazzmen et rockers à Essaouira pour se frotter au guembri (basse acoustique), aux crotales (castagnettes métalliques) et aux chœurs incandescents des gnawas adeptes de la transe comme remède à tous les maux. D’où le nom du groupe, choisi « pour rendre hommage aux maîtres gnawas, à tous les gnawas, et à leur culture qui est en train de s’emparer progressivement du monde des musiciens ».
C’est aussi une école de la joie, celle de vivre dans l’instant et de savoir s’émerveiller devant l’espoir que les plus modestes créatures portent en elles. C’est la leçon du « Coquelicot« , ballade qui laisse percer, accompagnée par kora et guitare, toute la douceur de la voix d’Aziz Sahmaoui. « C’est un coquelicot au milieu des champs qui danse et qui enlace le vent. On le remarque avec sa tige verte et ses belles couleurs rouges. C’est aussi un symbole : dans les terres arides et dures où sont tombés des obus en temps de guerre, les coquelicots surgissent de ce désarroi et de ce chaos. Ils sont là et nous rappellent la vie. Dans coquelicot, je chante aussi l’aube qui arrive en beauté, comme une gazelle qui nous fait oublier la dureté et les amertumes de la vie. Elle porte le même espoir que cette petite tige verte avec ses belles couleurs rouges qui danse, qui enlace le vent et nous fait rêver : qui n’aime pas les coquelicots ? »
Le regard du chanteur se perd derrière les vitres du café, planant au-dessus des passants, et les rues, les trottoirs, le bitume, le ciel blanc et froid sont devenus des champs. C’est vrai : qui n’aime pas les coquelicots ?
Poétic Transe, Aziz Sahmaoui & University of Gnawa, sortie le 25 janvier.
En concert le 24 janvier au New Morning à Paris.
Regardez ici la vidéo qui raconte Poétic Transe.